samedi 30 avril 2011

Histoire du français en Afrique, Louis-Jean Calvet - compte rendu

Je commence par un compte rendu global que je viens de rédiger du livre de Jean-Louis Calvet sur le français en Afrique. Ouvrage intéressant par les pistes qu'il ouvre, souvent frustrant parce qu'il promet plus souvent qu'il ne réalise des promesses - en particulier dans l'étude trop rapide à mon goût de l'acclimatation et de l'appropriation du français en Afrique.

Sans doute serait-il nécessaire d'aller compléter chez d'autres auteurs :

Aller voir les travaux de Wald, Manessy, Renaud, Dumont

par exemple, Paul Wald,

L'appropriation du français en Afrique noire : une dynamique discursive

sur l'oeuvre de Gabriel Manessy, introduction de Robert Nicolaï :


ancien déjà mais intéressant, la troisième partie du livre dirigé par Pierre Dumont, La francophonie par les textes





A l’heure où le dernier Rapport sur la francophonie de l’OIF (2010) souligne la place centrale et croissante qu’occupe l’Afrique dans le monde francophone, il était important de pouvoir revenir sur l’histoire du français à travers ce continent et dresser pour le présent un état des lieux – les précédents travaux envisageant de façon globale la question du français en Afrique subsaharienne remontent déjà à une quinzaine d’années[1]. Par le rôle qu’il a joué dans le développement de la sociolinguistique en France et par sa connaissance directe du domaine africain – ses premiers travaux portaient sur le bambara et on ne peut oublier le rôle pionnier de son ouvrage Linguistique et colonialisme (1974) – il est naturel que ce soit à Louis-Jean Calvet que nous devions ce travail de synthèse, publié sous l’auspice de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Visant un large public, cette Histoire du français en Afrique – qui a pour objet l’Afrique subsaharienne et n’aborde pas la question du français en Afrique du Nord – parcourt en quelque deux cents pages une période longue de deux siècles en s’appuyant sur un vaste ensemble d’études spécialisées et en multipliant les angles d’approche – à la fois histoire événementielle qui laisse la place à des figures marquantes, comme Jean Dard, instituteur français présent à Dakar au début du 19e siècle et initiateur de l’enseignement du français en Afrique ; examen de textes administratifs ou institutionnels ; analyse linguistique ; approche sociologique ou encore écolinguistique...

Un fait s’impose à la lecture de cet ouvrage ; c’est combien le destin d’une langue est déterminé par des facteurs extralinguistiques de nature historique, politique et sociale : loin d’être indépendante du plan politique, la langue est au contraire à la fois un enjeu et un outil essentiel dans les luttes de pouvoir qui modèlent notre monde. La place de langue française sur le continent africain, aujourd’hui encore, ne peut ainsi être pensée sans un examen précis de son rôle complexe et fondamentalement contradictoire dans l’entreprise coloniale – outil d’assimilation de la population locale, moyen de former une main-d’œuvre indigène indispensable à l’administration coloniale. De la même façon, Louis-Jean Calvet montre combien aujourd’hui, la transformation des sociétés africaines, en l’occurence l’urbanisation accélérée initiée avec l’époque des indépendances, est déterminante pour les langues parlées en Afrique, que ce soit les langues locales ou le français : la ville, lieu d’échange confrontant des individus venant d’horizons linguistiques divers, promouvant l’émergence ou l’affirmation de langues véhiculaires que d’ailleurs elle transforme en profondeur et œuvrant à une homogénéisation linguistique – avec le cas du Gabon où à Libreville, en l’absence d’autre langue véhiculaire locale, le français joue pleinement ce rôle.

Un des soucis majeurs de Louis-Jean Calvet dans son livre tient à sa volonté d’intégrer son histoire du français en Afrique à l’histoire de ses rapports avec les langues africaines. C’est sur cette question par exemple que la différence entre les politiques coloniales d’enseignement française et belge s’affirme avec le plus d’évidence : là où la Belgique, déléguant pour l’essentiel l’entreprise éducative à l’initiative missionnaire, recourt le plus souvent, au Congo belge (aujourd’hui, République démocratique du Congo), à l’enseignement dans la langue maternelle ou la langue véhiculaire de la population locale, l’administration française coloniale qui met en place au début du 20e siècle le réseau des écoles privilégie à la fois l’enseignement en français pour des raisons idéologiques – poids du modèle centralisateur jacobin, aussi à l’œuvre en métropole – et pratiques – volonté de former dans la population locale un corps intermédiaire apte à faciliter la politique coloniale. De la même façon, la question du français aujourd’hui en Afrique francophone où il a souvent le statut de langue officielle est fondamentalement liée à celle de ses rapports avec les langues africaines ; ici encore les politiques linguistiques des différents Etats africains que l’auteur examine dans le dernier chapitre se trouvent confronter au problème du choix de la langue d’enseignement – les solutions élaborées tiennent bien sûr en bonne partie aux situations locales, le monolinguisme du Rwanda avec le kynarwanda ou du Burundi avec le kirundi s’opposant à l’extrême variété linguistique du Cameroun, mais aussi à une volonté politique plus ou moins affirmée de promouvoir les langues locales, le Mali étant ici un exemple de volontarisme dans la mise en place d’un enseignement effectué au niveau du primaire en langue africaine avec une introduction progressive du français.

Ce rapport du français aux langues africaines apparaît encore dans le chapitre consacré à l’ « acclimatation et appropriation du français en Afrique » (chap.5) qui explore rapidement les différentes métamorphoses que connaît le français sur le continent africain. Par-delà les variations lexicales ou les contaminations syntaxiques, c’est à une pénétration réciproque des langues que l’on assiste avec l’émergence de formes entièrement nouvelles comme le nouchi, parlé à l’origine dans les années 1980 par les jeunes déscolarisés à Abidjan.

Si certains chapitres laissent parfois le lecteur sur sa faim – on pense en particulier au chapitre 5 que nous venons d’évoquer –, par la diversité des approches qu’il met en jeu et celle de questions qu’il pose, l’ouvrage de Calvet ne peut être lu que comme une invitation au lecteur curieux à se tourner vers des études plus spécialisées afin de mieux explorer ce pan encore mal connu de la francophonie.

N’oublions pas enfin qu’en conclusion l’auteur, refusant de se cantonner au rôle de simple historien observateur des faits et revenant sur la signification du sous-titre de son livre « une langue en copropriété ? », insiste sur les devoirs qui sont ceux des « francophones du Nord » : ils ont à « se sentir tout aussi concernés par la défense du français que par celle des langues africaines. » Cette urgence d’une défense des langues africaines est d’ailleurs appuyée sur les constats du chapitre 7 qui examine le « poids » des langues africaines à l’aune des critères mis en place par l’auteur dans son baromètre des langues du monde. Cet appel final nous rappelle de façon concrète que la francophonie ne saurait avoir d’avenir et de dignité que dans le cadre d’une réelle politique de défense de la diversité linguistique.



[1] Makouta-Mboukou Jean-Pierre (1973), Le Français en Afrique noire, Paris :Bordas ; Dumont Pierre (1990), Le Français, langue africaine, Paris : L’Harmattan ; Manessy Gabriel (1994), Le Français en Afrique noire. Mythe, stratégies, pratiques, Paris : L’Harmattan.

dimanche 24 avril 2011

Faut-il retirer les paravents de Genet de l'affiche d'un théâtre subventionné ? Discours de Malraux à l'Assemblée nationale

Créés en Allemagne en 1961, joués ensuite à Londres, à Stockolhm et Vienne, Les Paravents sont montés en France en avril 1966, au théâtre de l'Odéon-Théâtre de France, théâtre subventionné, dirigé par Jean-Louis Barrault - 20 représentations en avril-mai, puis 20 en septembre-octobre.
On trouvera dans les archives de l'INA l'entretien avec Jean-Louis Barrault qui s'explique sur le choix de la pièce de Genet.
Même si la pièce ne suscite pas d'emblée le scandale, elle provoque cependant au bout d'une quinzaine de jours les réactions indignées d'une partie de la presse et d'anciens combattants et des militants d'extrême-droite manifestent contre sa représentation.

On trouvera une bonne présentation des circonstances de la représentation sur le site algériades.

Voici la réponse d'André Malraux, le 27 octobre 1966 à l'Assemblée Nationale, alors qu'il avait été interpellé sur la question de la représentation d'une pièce considérée dont certains députés (Christian Bonnet, par exemple) jugent la présence déplacée dans un théâtre subventionné - le texte est disponible ainsi que l'intégralité des débats sur le site de l'Assemblée Nationale.

La liberté, Mesdames, Messieurs, n'a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n'a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois. Il s'agit d'un théâtre subventionné, dites-vous. Là-dessus je n'ai rien à dire. Mais, la lecture qui a été faite à la tribune est celle d'un fragment. Ce fragment n'est pas joué sur la scène, mais dans les coulisses. Il donne, dit-on, le sentiment qu'on est en face d'une pièce antifrançaise. Si nous étions vraiment en face d'une pièce antifrançaise, un problème assez sérieux se poserait. Or, quiconque a lu cette pièce sait très bien qu'elle n'est pas antifrançaise. Elle est antihumaine. Elle est anti-tout. Genet n'est pas plus antifrançais que Goya anti-espagnol. Vous avez l'équivalent de la scène dont vous parlez dans les Caprices. Par conséquent, le véritable problème qui se pose ici -il a d'ailleurs été posé- c'est celui, comme vous l'avez appelé de la « pourriture ». Mais là encore, Mesdames, Messieurs, allons lentement ! car avec des citations on peut tout faire :

« Alors ô ma beauté, dites à la vermine qui vous mangera de baisers.... », c'est de la pourriture ! Une charogne ce n'est pas un titre qui plaisait beaucoup au procureur général, sans parler de Madame Bovary.

Ce que vous appelez de la pourriture n'est pas un accident. C'est ce au nom de quoi on a toujours arrêté ceux qu'on arrêtait. Je ne prétends nullement -je n'ai d'ailleurs pas à le prétendre- que M. Genet soit Baudelaire. S'il était Baudelaire, on ne le saurait pas. La preuve c'est qu'on ne savait pas que Baudelaire était un génie. Ce qui est certain, c'est que l'argument invoqué : « cela blesse ma sensibilité, on doit donc l'interdire », est un argument déraisonnable. L'argument raisonnable est le suivant : « Cette pièce blesse votre sensibilité. N'allez par acheter votre place au contrôle. On joue d'autres choses ailleurs. Il n'y a pas obligation. Nous ne sommes pas à la radio ou à la télévision. » Si nous commençons à admettre le critère dont vous avez parlé, nous devons écarter la moitié de la peinture gothique française, car le grand retable de Grünewald a été peint pour les pestiférés. Nous devons aussi écarter la totalité de l'œuvre de Goya ce qui sans doute n'est pas rien. Et je reviens à Baudelaire que j'évoquais à l'instant...

Le théâtre existe pour que les gens y retrouvent leur propre grandeur. Mais le Théâtre de France n'est pas un théâtre où l'on ne joue que Les Paravents. C'est un théâtre où l'on joue les Paravents, mais entre le Pain dur de Claudel et les classiques, en attendant Shakespeare. Il ne s'agit plus du tout de savoir si on donne de l'argent pour jouer Les Paravents. Il s'agit de savoir si l'on doit ne jouer dans un théâtre de cette nature que des œuvres qui sont dans une certaine direction. Quand on parlait de théâtre subventionné, il y a un siècle, on parlait d'un théâtre d'exception. Or aujourd'hui la subvention s'adresse à presque tous les théâtres. Je ne parle pas de théâtres privés parisiens. Je parle des centres dramatiques. Si nous admettons une censure particulière pour le théâtre privé parisien, que nous ne subventionnons pas, nous l'aurons pour le théâtre privé de province ; si nous admettons une censure pour les théâtres subventionnés parisiens, nous l'admettons pour tous les centres dramatiques, c'est-à-dire pour tout ce qui est le théâtre vivant en France.

C'est pourquoi on ne peut s'engager dans une telle voie qu'avec une extrême prudence et je ne supprimerai pas pour rien la liberté des théâtres subventionnés. J'insiste sur les mots « pour rien », car si nous interdisons Les Paravents, ils seront rejoués demain, non pas trois fois mais cinq cents fois. Nous aurons à la rigueur prononcé un excellent discours et prouvé que nous étions capables de prendre une mesure d'interdiction, mais en fait nous n'aurons rien interdit du tout. L'essentiel n'est pas de savoir ce que nous pourrons faire de trois francs de subvention mais de savoir ce qu'on interdira ou non, de savoir quelle gloire sera donnée par l'interdiction à une pièce dont on veut minimiser la portée par une opération de Gribouille. Je ne crois pas que ce soit urgent. En fait nous n'autorisons pas Les Paravents pour ce que vous leur reprochez et qui peut être légitime ; nous les autorisons malgré ce que vous leur reprochez, comme nous admirons Baudelaire pour la fin d'Une charogne et non pas pour la description du mort.

Outre l'appel à la mesure et à la prudence quand il est question de censure, Malraux fait porter l'essentiel de son argumentation sur la question de la place de la "pourriture" en littérature. Pour une part, on est dans l'argument d'autorité puisque Genet est rapproché d'oeuvres déjà légitimées par la tradition : Goya, Baubelaire, Grunewald ; en même temps, l'argumentation porte sur la question du rapport de la littérature au réel, et plus particulièrement au mal. C'est ici que les réflexions de Bataille sur la littérature et le mal peuvent être éclairantes.

"La signification du Mal", Georges Bataille, La Littérature et le mal, Emily Brontë

Fin de l'article de G.Bataille consacré à Emily Brontë, qui ouvre La Littérature et le mal (1957)

La signification du Mal

Le Mal, dans cette coïncidence des contraires, n'est plus le principe opposé d'une manière irrémédiable à l'ordre naturel, qu'il est dans les limites de la raison. La mort, étant la condition de la vie, le Mal, qui se lie dans son essence à la mort, est aussi, d'une manière ambiguë, un fondement de l'être. L'être n'est pas voué au Mal, mais il doit, s'il le peut, ne pas se laisser enfermer dans les limites de la raison. Il doit d'abord accepter ces limites, il lui faut reconnaître la nécessité du calcul de l'intérêt. Mais aux limites, à la nécessité qu'il reconnaît, il doit savoir qu'en lui une part irréductible, une part souveraine échappe.
Le Mal, dans la mesure où il traduit l'attirance vers la mort, où il est un défi, comme il l'est dans toutes les formes de l'érotisme, n'est d'ailleurs jamais l'objet que d'une condamnation ambiguë. C'est le Mal assumé glorieusement, comme l'est, de son côté, celui que la guerre assume, dans des conditions qui se révèlent de nos jours irrémédiables. Mais la guerre a l'impérialisme comme conséquence... Il serait d'ailleurs vain de dissimuler que, dans le Mal, toujouts un glissement vers le pire apparaît, qui justifie l'angoisse et le dégoût. Il n'en est pas moins vrai que le Mal, envisagé sous le jour d'une attirance désintéressée vers la mort, diffère du mal dont le sens est l'intérêt égoïste. Une action criminelle "crapuleuse" s'oppose à la "passionnelle". La loi les rejette l'une et l'autre, mais la littérature la plus humaine est le haut lieu de la passion. Pour autant, la passion n'échappe pas à la malédiction : seule une "part maudite" est réservée à ce qui, dans une vie humaine, a le sens le plus chargé. La malédiction est le chemin de la bénédiction la moins illusoire.
Un être fier accepte loyalement les conséquences les plus mauvaises de son défi. Parfois même, il lui faut aller au-devant. La "part maudite" est celle du jeu, de l'aléa, du danger. C'est celle encore de la souveraineté, mais la souveraineté s'expie. Le monde de Wuthering Heights est le monde d'une souveraineté hirsute et hostile. C'est aussi le monde de l'expiation. L'expiation donnée, le sourire auquel essentiellement la vie demeure égale y transparait.

jeudi 21 avril 2011

Gisèle Sapiro, La Responsabilité des écrivains

Pas encore lu. Je viens de découvrir l'existence de ce livre - et de son auteur.
Je vais aussi aller jeter un coup d'oeil sur ses ouvrages plus anciens, en particulier ceux qu'elle a dirigés autour des questions de l'espace intellectuel européen et de la traduction.


Quelques liens glânés sur internet :


Une interview à propos de son dernier livre sur le site de l'Humanité


- dans cette interview, elle expose les grandes idées qui structurent son ouvrage. Elle reprend l'idée de Foucault selon qui la fonction "auteur" est née dans un contexte pénal. Dans le droit français, tension entre une approche objective qui fait de l'éditeur le premier responsable et une approche subjective qui explique que c'est l'auteur qui soit le plus lourdement puni.
- Périodisation : 4 périodes
  • Restauration : la morale publique est déterminée par la morale religieuse. Procès politiques contre Courier ou Béranger (enjeu : droit de critiquer les institutions)
  • Monarchie de Juillet et IInd Empire : importance croissante de la morale bourgeoise (famille et propriété)
  • IIIe République : laïcisation de la morale et privatisation du religieux. C'est l'intérêt national qui domine.
- Dissociation de la triade du beau, du bon et du vrai : évacuation du bon,

  • le réalisme résorbe le beau dans le vrai.
  • les partisans de l'art pour l'art, le vrai dans le beau.

Un compte rendu de ses ouvrages consacrés à la traduction, l'espace intellectuel et la globalisation, par Jean-Louis Fabiani.

Et en passant le compte rendu publié sur Fabula de l'ouvrage consacré à Bourdieu et la littérature auquel Gisèle Sapiro a contribué.



Une interview de Gisèle Sapiro sur l'excellent site Vox Poetica


et sur le même site un extrait de son ouvrage, consacré à Autorité et responsabilité de l’écrivain : les conditions d’émergence de la figure de l’intellectuel prophétiquesous la Troisième République

L'Affaire Aragon 1932

Voici le tract publié par les surréalistes en janvier 1932 après l'inculpation d'Aragon d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre, suite à la publication de "Front rouge".

On peut trouver l'intégralité des tracts surréalistes sur le site Mélusine de Paris III.

Ce qui m'intéresse dans ce tract, c'est la difficile position que tentent de tenir les surréalistes face à l'inculpation dont est victime Aragon. Il s'agit d'une part de récuser la possibilité de juger la parole poétique à la même aune que le langage ordinaire en affirmant la spécificité du langage poésie qui se refuse à la lecture littérale - rappel des "déterminations historiques" qui définissent la nature de la parole poétique aujourd'hui comme "répresentations extrêmes", "déchaînement de mouvements intérieurs violents". De même, le poème d'Aragon ne doit pas être lu comme un appel à la violence, à la révolte - mais comme une description objectif du réel, ou plus exactement comme la préfiguration de ce que sera inéluctablement le cours du réel. Ce premier mouvement de l'argumentation tend à déresponsabiliser le poète, dont la parole est finalement déterminée par la situation objective de la poésie dans le siècle et par le réel lui-même. Le poète n'est pas plus responsable de ce qu'il énonce que la Pythie quand elle se fait l'intermédiaire de la parole divine.

Par ailleurs, il faut pour les signataires du tract éviter la conséquence qui pourrait paraître logique de ce qui précède - l'irresponsabilité du poète - et réaffirmer l'engagement du poète dans le réel, du "surréalisme au service de la révolution." Une telle conception de l'art enfermé dans sa "tour d'ivoire" est attribuée au pouvoir bourgeois et conçue comme un moyen de tenir la littérature à l'écart du réel social et politique.

D'où le sentiment de contradiction interne à la lecture de ce texte : il s'agit à la fois de défendre Aragon en soustrayant la parole poétique au pouvoir judiciaire et en même temps de ne pas paraître transiger à une conception engagée de la littérature - échapper au reproche d'être enfermé dans la littérature pure.

L'Affaire Aragon

On ne s'avisait pas jusqu'à ces derniers jours que la phrase poétique, soumise qu'elle est à ses déterminations concrètes particulières, obéissant comme elle fait par définition aux lois d'un langage exalté, courant ses risques propres dans le domaine de l'interprétation où ne parvient aucunement à l'épuiser la considération de son sens littéral, - on ne s'avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immmédiat et au besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée d'expression. Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent conscients du ridicule auquel se fût exposée une législation qui, dans son impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans destructeurs qui passent dans leur oeuvre, ces élans assimilés pour la circonstance à divers crimes de droit commun. La poésie lyrique qui, au vingtième siècle, en France, ne saurait, de par ses déterminations historiques, vivre que de représentations extrêmes et se produire que comme déchaînement de mouvements intérieurs violents, va-t-elle tout à coup se trouver en butte aux persécutions réservées encore à ce qui constitue les formes d'expression exacte de la pensée ? Considérant le peu d'intelligence des textes poétiques que l'on peut s'attendre à trouver chez ceux qui prétendraient en juger non plus selon la qualité artistique ou humaine mais selon la lettre, de manière à pouvoir leur opposer tel ou tel article du code, il y a lieu de se demander si pour la première fois le poète lui-même ne va pas cesser de s'appartenir, ne va pas être enjoint de payer d'une véritable désertion morale le droit de ne pas passer sa vie en prison.

Le 16 janvier 1932, le juge d'instruction Benon inculpe notre ami Aragon d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Le motif donné à cette inculpation est la publication de son poème « Front Rouge » (1) dans Littérature de la Révolution mondiale, revue saisie par la police en novembre dernier. Il est à peine nécessaire de souligner que ce poème, écrit à la gloire de l'U.R.S.S. et célébrant, outre ses conquêtes actuelles, les conquêtes futures du Prolétariat, se défend rigoureusement de militer en faveur de l'attentat individuel et se borne à anticiper sur une partie des événements qui marqueront en France, le jour venu, la prise du pouvoir. Rien de moins extraordinaire, de moins partial, que l'analogie entre deux mouvements révolutionnaires appelés à se succéder dans l'histoire aux dépens des mêmes catégories d'individus. Aragon n'a pu faire là qu'acte de représentation visuelle, que tenter d'exprimer un moment de conscience unanime. Il s'est fait l'interprète objectif de l'épisode terminal d'une lutte qu'il lui appartient à peine de passionner. Voilà pourtant tout ce sur quoi le gouvernement républicain se fonde pour faire peser sur lui la menace de plusieurs années de prison. Une inculpation si neuve, si scandaleuse, - jamais à notre connaissance un poète français n'a encouru pour ses écrits une si lourde peine - n'a été mentionnée que par un seul journal bourgeois : Le Populaire. Celui-ci, d'ailleurs, prévient aimablement le parquet de la Seine qu'il a eu tort de « prendre au sérieux ces roulades poétiques », car « M. Louis Aragon se couronnera des épines du martyr » et « essaiera d'exploiter sa petite mésaventure ».

C'est ainsi qu'épaulée une fois de plus par les « socialistes », la bourgeoisie entend, par le moyen de ses policiers, de ses juges et bientôt de ses geôliers, démontrer aux poètes qu'ils doivent éprouver un dégoût invincible pour les luttes sociales, se livrer à l'expérimentation pure dans leur « tour d'ivoire » et se réclamer uniquement de « l'art pour l'art ». Le surréalisme n'a jamais cessé de s'élever contre ces points de vue et son attitude a été, à cet égard, si nette qu'au cours de ces derniers dix-huit mois, cette même bourgeoisie a fait interdire le film surréaliste « L'Age d'or », condamner tel d'entre nous à trois mois de prison, qu'elle a refusé un passeport à tel autre, révoqué tel autre encore de son poste de professeur.

Surréalistes, nous nous déclarons solidaires de la totalité du poème « Front Rouge » puisque aussi bien, aux termes mêmes de l'inculpation, c'est la totalité de ce poème qui est à retenir. Nous saisissons cette occasion de dénoncer - et nous voudrions pour cela emprunter les mots magnifiques de « Front Rouge » - la pourriture capitaliste et spécialement celle du capitalisme français impérialiste et colonisateur et d'appeler de toutes nos forces à la préparation de la Révolution prolétarienne sous la conduite du Parti Communiste (S.F.I.C.), d'une Révolution à l'image de l'admirable Révolution russe qui construit dès maintenant le socialisme sur un sixième du globe. (*)

Maxime Alexandre, André Breton, René Char, René Crevel, Paul Eluard, Georges Malkine, Pierre de Massot, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Yves Tanguy, André Thirion, Pierre Unik.

____________________

(*) Quelle que soit à cet égard notre position, que nous maintenons inébranlable et qu'il est de notre devoir le plus élémentaire de préciser en la circonstance, nous pensons que, parmi ceux même qui ne sauraient la reconnaître pour leur, il en est qui, sur la seule valeur intellectuelle et morale représentée à leurs yeux par Aragon, sinon par nous, aimeraient joindre leur protestation à la nôtre. Nous leur serions reconnaissants de vouloir bien nous retourner la feuille ci-jointe, revêtue de leur signature et de celle de leurs amis.

L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans la revue Littérature de la Révolution mondiale, inculpation qui l'expose à une peine de cinq ans de prison, constitue en France un fait sans précédent.

Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des poursuites.

[Janvier 1932]

Extraits du réquisitoire d'Ernest Pinard, procès de Madame Bovary (3) : conclusion


Voici la fin du réquisitoire de Pinard. Développement de l'argument précédent : la conclusion de l'oeuvre ne saurait être considérée comme morale car, tout représentant d'une autorité quelconque (l'honneur conjugal, l'opinion publique, la religion) étant disqualifié, aucun personnage ne peut être opposé à Mme Bovary ; l'oeuvre s'achève par le triomphe de l'héroïne.
Le dernier point de ce développement passe à un autre point puisqu'il envisage le point de vue de l'auteur dont Pinard souligne à juste titre l'absence dans l'oeuvre.

Cette absence de jugement du personnage principal à l'intérieur de l'oeuvre conduit Pinard à la conclusion de son réquisitoire : Emma Bovary triomphant au sein de l'oeuvre - puisqu'aucun système de valeur ne peut lui être opposé -, l'oeuvre - et le personnage - doivent être jugés par des principes extérieurs : la morale chrétienne considérée comme le fondement de la société - derrière le christianisme ce sont les valeurs sociales qui sont affirmées ; l'adultère et le suicide étant condamnés comme atteintes à la cohésion sociale.

L'ensemble s'achève par une condamnation de la littérature réaliste, définie comme une littérature s'étant libérée de toute règle - morale.

Serait-ce au nom de l'honneur conjugal que le livre serait condamné ? Mais l'honneur conjugal est représenté par un mari béat, qui, après la mort de sa femme, rencontrant Rodolphe, cherche sur le visage de l'amant les traits de la femme qu'il aime (livr. du 15 décembre, p. 289). Je vous le demande, est ce au nom de l'honneur conjugal que vous pouvez stigmatiser cette femme, quand il n'y a pas dans le livre un seul mot où le mari ne s'incline devant l'adultère.

Serait-ce au nom de l'opinion publique ? Mais l'opinion publique est personnifiée dans un être grotesque, dans le pharmacien Homais, entouré de personnages ridicules que cette femme domine.

Le condamnerez-vous au nom du sentiment religieux ? Mais ce sentiment, vous l'avez personnifié dans le curé Bournisien, prêtre à peu près aussi grotesque que le pharmacien, ne croyant qu'aux souffrances physiques, jamais aux souffrances morales, à peu près matérialiste.

Le condamnerez-vous au nom de la conscience de l'auteur ? Je ne sais pas ce que pense la conscience de l'auteur ; mais, dans son chapitre X, le seul philosophique de l'oeuvre (livr. du 15 décembre), je lis la phrase suivante : « Il y a toujours après la mort de quelqu'un comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. »

Ce n'est pas un cri d'incrédulité, mais c'est du moins un cri de scepticisme. Sans doute il est difficile de le comprendre et d'y croire ; mais, enfin, pourquoi cette stupéfaction qui se manifeste à la mort ? Pourquoi ? Parce que cette survenue est quelque chose qui est un mystère, parce qu'il est difficile de le comprendre et de le juger, mais il faut s'y résigner. Et moi je dis que si la mort est la survenue du néant, que si le mari béat sent croître son amour en apprenant les adultères de sa femme, que si l'opinion est représentée par des êtres grotesques, que si le sentiment religieux est représenté par un prêtre ridicule, une seule personne a raison, règne, domine : c'est Emma Bovary. Messaline a raison contre Juvénal.

Voilà la conclusion philosophique du livre, tirée non par l'auteur, mais par un homme qui réfléchit et approfondit les choses, par un homme qui a cherché dans le livre un personnage qui pût dominer cette femme. Il n'y en a pas. Le seul personnage qui y domine, c'est madame Bovary. Il faut donc chercher ailleurs que dans le livre, il faut chercher dans cette morale chrétienne qui est le fond des civilisations modernes. Pour cette morale, tout s'explique et s'éclaircit.

En son nom l'adultère est stigmatisé, condamné, non pas parce que c'est une imprudence qui expose à des désillusions et à des regrets, mais parce que c'est un crime pour la famille. Vous stigmatisez et vous condamnez le suicide, non pas parce que c'est une folie, le fou n'est pas responsable ; non pas parce que c'est une lâcheté, il demande quelquefois un certain courage physique, mais parce qu'il est le mépris du devoir dans la vie qui s'achève, et le cri de l'incrédulité dans la vie qui commence.

Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non pas parce qu'elle peint les passions : la haine, la vengeance, l'amour ; le monde ne vit que là-dessus, et l'art doit les peindre ; mais quand elle les peint sans frein, sans mesure. L'art sans règle n'est plus l'art ; c'est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à l'art l'unique règle de la décence publique, ce n'est pas l'asservir, mais l'honorer. On ne grandit qu'avec une règle. Voilà, messieurs, les principes que nous professons, voilà une doctrine que nous défendons avec conscience.

Extraits du réquisitoire d'Ernest Pinard, procès de Madame Bovary (2)

La question de la moralité du roman

Ma tâche remplie, il faut attendre les objections ou les prévenir. On nous dira comme objection générale : mais, après tout, le roman est moral au fond, puisque l'adultère est puni ?

A cette objection, deux réponses : je suppose l'oeuvre morale, par hypothèse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier les détails lascifs qui peuvent s'y trouver. Et puis je dis : l'oeuvre au fond n'est pas morale.

Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d'une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l'hôpital. Il serait permis d'étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d'un bien petit nombre, s'il y avait un remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s'occupent d'économie politique ou sociale ? Non ! Les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l'imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu'au coeur, lorsque le coeur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu'un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et dans sa vertu, l'homme porte les instincts d'en bas et les idées d'en haut, et, chez tous, la vertu n'est que la conséquence d'un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d'influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j'en ai une seconde.

Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n'est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoisonnée ; elle a beaucoup souffert, c'est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son jour, mais elle meurt, non parce qu'elle est adultère, mais parce qu'elle l'a voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage au-delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si, dans tout le livre, il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai raison, le livre est immoral !

On a donc une double argumentation :
- d'une part, une conclusion morale ne garantit en rien la moralité de l'ensemble de l'oeuvre. Argument qu'on rencontre déjà dans la critique janséniste du théâtre : la peinture de la passion, même si ses conséquences funestes sont mises en évidence par la fin de la pièce, agit en soi indépendamment des conséquences (cf. Thirouin). Il n'est anodin de peindre les passions.
L'argument repose sur l'opposition entre deux modalités d'action de l'oeuvre sur le lecteur : la raison / l'imagination ; s'appuyant sur une conception de la nature humaine considérée comme essentiellement faible, Pinard privilégie l'action de la seconde - argument qu'il entend renforcer en faisant du public féminin le destinataire privilégié du roman de Flaubert (curieux effet de miroir puisque l'oeuvre de Flaubert met en scène les effets de la lecture des oeuvres romanesques sur son héroïne).

- d'autre part, pour Pinard, on ne peut même pas considérer la fin de l'oeuvre morale. Ici, on retrouve le pouvoir d'observation de Pinard lorsqu'il analyse la position de Mme Bovary à la fin de l'oeuvre face aux autres personnages. La mort de l'héroïne n'est pas un châtiment subi, mais une fin choisie, la plaçant dans une position souveraine.

mercredi 20 avril 2011

Extraits du réquisitoire d'Ernest Pinard, procès de Madame Bovary

Quelques extraits du réquisitoire d'Ernest Pinard, qui, s'il n'a pas eu le beau rôle dans les procès Flaubert et Baudelaire, a l'avantage d'être tout de même un excellent lecteur : on a tout intérêt à relire les pages de son réquisitoire. J'en propose ici quelques extraits que j'ai trouvés instructifs, tout autant comme témoignage d'une certaine vision de ce que doit être et faire la littérature que comme regard aigu porté sur une oeuvre.

Sur Pinard, on consultera le livre d'Alexandre Najjar (Le censeur de Baudelaire,2001, Balland), que je n'ai pas lu.

Dans la deuxième partie de son réquisitoire, après avoir résumé l'ensemble de l'oeuvre, Pinard s'interroge sur "la couleur" du roman - couleur qu'il définit comme "lascive". Il appuie son argumentation sur une série de citations commentées où il montre une réelle sensibilité à l'écriture flaubertienne, même si cette sensibilité n'est utilisée que pour mieux condamner l'oeuvre. Il y a, je crois, une justesse dans le diagnostic que Pinard porte sur l'oeuvre.

La confession de la jeune Emma

Avant de soulever ces quatre coins du tableau, permettez-moi de me demander quelle est la couleur, le coup de pinceau de M. Flaubert, car, enfin, son roman est un tableau, et il faut savoir à quelle école il appartient, quelle est la couleur qu'il emploie, et quel est le portrait de son héroïne.

La couleur générale de l'auteur, permettez-moi de vous le dire c'est la couleur lascive, avant, pendant et après ces chutes ! Elle est enfant, elle a dix ou douze ans, elle est au couvent des Ursulines. A cet âge où la jeune fille n'est pas formée, où la femme ne peut pas sentir ces émotions premières qui lui révèlent un monde nouveau, elle se confesse.

« Quand elle allait à confesse (cette première citation de la première livraison est à la page 30 du numéro du 1er octobre), « quand elle allait à confesse, elle inventait de petits péchés afin de rester là plus longtemps, à genoux dans l'ombre, les mains jointes, le visage à la grille sous le chuchotement du prêtre. Les comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l'âme des douceurs inattendues. »

Est-ce qu'il est naturel qu'une petite fille invente de petits péchés, quand on sait que, pour un enfant, ce sont les plus petits qu'on a le plus de peine à dire ? Et puis, à cet âge-là, quand une petite fille n'est pas formée, la montrer inventant de petits péchés dans l'ombre, sous le chuchotement du prêtre, en se rappelant ces comparaisons de fiancé, d'époux, d'amant céleste et de mariage éternel, qui lui faisaient éprouver comme un frisson de volupté, n'est-ce pas faire ce que j'ai appelé une peinture lascive ?

Ici l'oeuvre est condamnée au nom de l'essence de la réalité, de ce qu'est la nature des chose ; il y a pour Pinard une perversion flaubertien au sens où il pervertit la nature nécessairement innoncente de l'enfant "non formée" en lui prêtant des pensées, des désirs, des émotions qui ne peuvent être de son âge. On est dans une conception de l'enfance pré-freudienne.

La mort de Mme Bovary

Maintenant, il y a les prières des agonisants que le prêtre récite tout bas, où à chaque verset se trouvent les mots : « Ame chrétienne, partez pour une région plus haute. » On les murmure au moment où le dernier souffle du mourant s'échappe de ses lèvres. Le prêtre les récite, etc.

« A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines qui tintaient comme un glas lugubre. »

L'auteur a jugé à propos d'alterner ces paroles, de leur faire une sorte de réplique. Il fait intervenir sur le trottoir un aveugle qui entonne une chanson dont les paroles profanes sont une sorte de réponse aux prières des agonisants.

« Tout à coup on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d'un bâton, et une voix s'éleva, une voie rauque qui chantait :

« Souvent la chaleur d'un beau jour Fait rêver fillette à l'amour. Il souffla bien fort ce jour-là, Et le jupon court s'envola. »

C'est à ce moment que madame Bovary meurt. Ainsi voilà le tableau : d'un coté, le prêtre qui récite les prières des agonisants ; de l'autre, le joueur d'orgue, qui excite chez la mourante « un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement... Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus. »

Et puis ensuite, lorsque le corps est froid, la chose qu'il faut respecter par-dessus tout, c'est le cadavre que l'âme a quitté. Quand le mari est là, à genoux, pleurant sa femme, quand il a étendu sur elle le linceul, tout autre se serait arrêté, et c'est le moment où M. Flaubert donna le dernier coup de pinceau.

« Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils. »

Voilà la scène de la mort, Je l'ai abrégée, je l'ai groupée en quelque sorte. C'est à vous de juger et d'apprécier si c'est là le mélange du sacré au profane, ou si ce ne serait pas plutôt le mélange du sacré au voluptueux.

Ici encore, justesse de la notion finale qui pointe le "mélange du sacré au profane" ou "plutôt le mélange du sacré au voluptueux".

Il est évident que ce qu'accomplit l'écriture flaubertienne par le travail de juxtaposition du profane et du sacré a quelque chose d'insupportable pour Pinard et c'est en cela que la lecture de Pinard rend hommage au texte de Flaubert même si c'est pour mieux exiger qu'on l'évacue, qu'on en finisse avec lui.