samedi 14 avril 2012

Les fables théoriques de Stanley Fish, article de Marc Escola, in Revue des livres

Un compte rendu intéressant de la traduction française de plusieurs essais de Stanley Fish, qui développent la notion de communauté interprétative pour essayer de rendre compte du phénomène de la lecture et de l'interprétation des textes.


Dans la revue des livres, décembre 2007


http://www.revuedeslivres.fr/les-fables-theoriques-de-stanley-fish-marc-escola/


deux jolies fables assez célèbres, du moins, présentes chez Compagnon dans le chapitre sur la lecture dans le Démon de la théorie :
- Y a-t-il un texte dans cette classe ? sur l'instabilité du sens et sur le fait que les interprétations que construit chaque lecteur particulier sont en réalité conditionnées par l'appartenance à une communauté interprétative.


- La production par des étudiants d'une interprétation littéraire de notes d'un cours précédent laissées au tableau comme d'un poème anglais du XVIIe : "c'est le fait de prêter un certain type d'attention qui conduit à l'émergence de qualités poétiques".


C'est notamment sur cette deuxième fable qu'il faudrait revenir, sur son aspect provoquant et somme toute assez discutable dans ses conclusions :
la classe est tout de même une communauté d'interprétation bien particulière, régie par un rapport d'autorité bien particulier : les étudiants ne "lisent" pas le texte, ils font un exercice qu'on leur a demandé de faire et auquel ils adhèrent (?) d'une façon bien particulière qui est assez différente de ce qui se passe dans la lecture.
Fish pointe évidemment un problème intéressant, très intéressant mais la radicalité de la situation choisie (le cadre de l'institution scolaire qu'est le cours d'université) mériterait d'être mieux mis en avant.
De même, cette fable repose ici sur une tromperie, rendue possible par la relation d'autorité qui existe entre le prof et ses étudiants. Il ne s'agit de s'indigner moralement de cette tromperie qui n'est pas bien grave et ressemble plus à une bonne blague, mais plutôt de voir qu'elle pointe encore une choix sur la spécificité de la situation, le poids de la relation d'autorité qu'elle suppose.


Par ailleurs, j'ai un peu l'impression qu'on se met ici dans la situation de l'oeuf, de la poule et de la fameuse question de l'antériorité. Position de Fish : provocation qui consiste essentiellement à renverser la position conventionnelle défendue par une approche positiviste des textes. L'intérêt de sa position : sortir d'une relation purement causale entre texte et interprétation pour reconfigurer cette relation.


Le troisième essai : passage du modèle de la critique conçue sur le modèle scientifique (prouver) à un modèle pensé comme persuasion.

lundi 9 avril 2012

Condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie


Bossuet – Maximes et Réflexions sur la comédie – 1694

XXXV
Conclusion de tout ce discours

Cela posé, il est inutile d’examiner les sentiments des autres docteurs. Après tout, j’avouerai sans peine, qu’après s’être longtemps élevé contre les spectacles, et en particulier contre le théâtre, il vint un temps dans l’Eglise qu’on espéra de le pouvoir réduire à quelque chose d’honnête ou de supportable, et par là d’apporter quelque remède à la manie du peuple envers ces dangereux amusements. Mais on connut bientôt que le plaisant et le facétieux touche de trop près au licencieux, pour en être entièrement séparé. Ce n’est pas qu’en métaphysique, cette séparation soit absolument impossible, ou, comme parle l’Ecole, qu’elle implique contradiction. Disons plus, on voit en effet des représentations innocentes ; qui sera assez rigoureux pour condamner dans les collèges celles d’une jeunesse réglée, à qui ses maîtres proposent de tels exercices pour leur aider à former ou leur style ou leur action, et en tout cas leur donner, surtout à la fin de leur année, quelque honnête relâchement ? Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante compagnie qui s’est dévouée avec tant de zèle et de succès à l’instruction de la jeunesse : Que les tragédies et les comédies, qui ne doivent être faites qu’en latin, et dont l’usage doit être très rare, aient un sujet saint et pieux ; que les intermèdes des actes soient tous latins, et n’aient rien qui s’éloigne de la bienséance, et qu’on n’y introduise aucun personnage de femme, ni jamais l’habit de ce sexe. En passant, on trouve cent traits de cette sagesse dans les règlements de ce vénérable institut ; et on voit, en particulier, sur le sujet des pièces de théâtre, qu’avec toutes les précautions qu’on y apporte pour éloigner tous les abus de semblables représentations, le meilleur est, après tout, qu’elles soient très rares. Que si, sous les yeux et la discipline de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la licence d’une troupe de comédiens, qui n’ont point de règle que celles de leur profit et du plaisir des spectateurs ? Les personnages de femmes, qu’on exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, et entre autres pour éviter les déguisements que nous avons vu condamnés, même par les philosophes, la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés de l’esprit des comédies d’aujourd’hui, qu’elles tomberaient d’elles-mêmes, si on les renfermait dans de telles règles. Qui ne voit donc que la comédie ne se pourrait soutenir, si elle ne mêlait le bien et le mal, plus portée encore au dernier, qui est plus du goût de la multitude ? C’est aussi pour cette raison, que, parmi tant de graves invectives des saints Pères contre le théâtre, on ne trouve pas que jamais ils soient entrés dans l’expédient de le réformer. Ils savaient trop que qui veut plaire, le veut à quelque prix que ce soit ; de deux sortes de pièces de théâtre, dont les unes sont graves, mais passionnées, et les autres simplement plaisantes ou même bouffonnes, il n’y en a point qu’on ait trouvé dignes des chrétiens, et on a cru qu’il serait plus court de les rejeter tout à fait, que de se travailler vainement à les réduire, contre leur nature, aux règles sévères de la vertu. Le génie des pièces comiques est de chercher la bouffonnerie : César même ne trouvait pas que Térence fût assez plaisant ; on veut plus d’emportement dans le risible, et le goût qu’on avait pour Aristophane et pour Plaute, montre assez à quelle licence dégénère naturellement la plaisanterie. Térence, qui, à l’exemple de Ménandre, s’est modéré sur le ridicule, n’en est pas plus chaste pour cela ; et on aura toujours une peine extrême à séparer le plaisant d’avec l’illicite et le licencieux. C’est pourquoi on trouve ordinairement dans les canons ces quatre mots unis ensemble : ludicra, jocularia, turpia, obscœna : les discours plaisants, les discours bouffons, les discours malhonnêtes, les discours sales ; non que ces choses soient toujours mêlées, mais à cause qu’elles se suivent si naturellement, et qu’elles ont tant d’affinité, que c’est une vaine entreprise de les vouloir séparer. C’est pourquoi il ne faut pas espérer de rien faire de régulier de la comédie, parce que celles qui entreprennent de traiter les grandes passions, veulent remuer les plus dangereuses, à cause qu’elles sont aussi les plus agréables, et que celles dont le dessein est de faire rire, qui pourraient être, ce semble, les moins vicieuses, outre l’indécence de ce caractère dans un chrétien, attirent trop facilement le licencieux, que les gens du monde, quelque modérés qu’ils paraissent, aiment mieux ordinairement qu’on leur enveloppe, que de le supprimer entièrement.
On voit, en effet, par expérience, à quoi s’est enfin terminée toute la réforme de la comédie qu’on a voulu introduire de nos jours. Le licencieux grossier et manifeste est demeuré dans les farces, dont les pièces comiques tiennent beaucoup ; on ne peut goûter sans amour les pièces sérieuses, et tout le fruit des précautions d’un grand ministre qui a daigné employer ses soins à purger le théâtre, c’est qu’on y présente aux âmes infirmes des appâts plus cachés et plus dangereux.
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’Eglise ait improuvé en général tout ce genre de plaisirs : car, encore qu’elle restreigne ordinairement les punitions canoniques qu’elle emploie pour les réprimer, à certaines personnes, comme aux clercs, à certains lieux, comme aux églises, à certains jours, comme aux fêtes ; à cause que communément, ainsi que nous l’avons remarqué, par sa bonté et par sa prudence, elle épargne la multitude dans les censures publiques, néanmoins, parmi ces défenses, elle jette toujours des traits piquants contre ces sortes de spectacles, pour en détourner tous les fidèles. Saint Charles, qu’on allègue comme un de ceux dont la charitable condescendance entre pour un peu de temps dans le dessein de corriger la comédie, en perdit bientôt l’espérance ; et dans les soins qu’il prit de mettre à couvert des corruptions du théâtre, au moins le carême et les saints jours, il ne cesse d’en inspirer un dégoût universel, en appelant la comédie un reste de gentilité : non qu’il y eût à la lettre dans les spectacles de son temps des restes du paganisme ; mais parce que les passions qui ont formé les dieux des Gentils y règnent encore, et se font encore adorer par les chrétiens. Quelquefois, à l’exemple des anciens canons, dont il a pris tout l’esprit, il se contente de les appeler des spectacles inutiles : ludicra et inania spectacula, ne jugeant pas que les chrétiens, dont les affaires sont si graves, et doivent être jugées dans un tribunal si redoutable, puissent trouver de la place dans leur vie pour de si longs amusements, quand d’ailleurs ils ne seraient pas si remplis de tentations, soit grossières, soit délicates, et par là plus périlleuses, ni se passionner si violemment pour des choses vaines. Au reste, il range toujours ces malheureux divertissements parmi les attraits et les pépinières du vice ; illecebras et seminaria vitiorum ; et s’il ne frappe pas ceux qui s’y attachent des censures de l’Eglise, il les abandonne au zèle et à la censure des prédicateurs, à qui il ordonne de ne rien omettre pour inspirer de l’horreur de ces jeux pernicieux, en ne « cessant de les détester comme les sources des calamités publiques et des vengeances divines. Il admoneste les princes et les magistrats de chasser les comédiens, les baladins, les joueurs de farce, et autres pestes publiques, comme gens perdus et corrupteurs des bonnes mœurs, et de punir ceux qui les logent dans les hôtelleries. » Je ne finirais jamais si je voulais rapporter tous les titres dont il les note. Voilà les saintes maximes de la religion chrétienne sur la comédie. Ceux qui avaient espéré de lui trouver des approbations, ont pu voir que la clameur qui s’est élevée contre la Dissertation, et par la censure qu’elle a attirée à ceux qui ont avoué qu’ils en avaient suivi quelques sentiments, combien l’Eglise est éloignée de les supporter ; et c’est encore une preuve contre cette scandaleuse Dissertation, qu’encore qu’on l’attribue à un théologien, on ne lui ait pu donner des théologiens, mais de seuls poètes comiques pour approbateurs, ni la faire paraître autrement qu’à la tête, et à la faveur des comédies.
Mais c’en est assez sur ce sujet, quoiqu’il y ait encore à montrer une voie plus excellente. Pour déraciner tout à fait le goût de la comédie, il faudrait inspirer celui de la lecture de l’Evangile, et celui de la prière. Attachons-nous comme saint Paul à considérer Jésus l’auteur et le consommateur de notre foi : ce Jésus, qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses à cause de la ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu’à nos frayeurs, mais n’a pris ni nos joies ni nos ris, et n’a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue, fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paraissait accompagné d’une indécence indigne d’un Dieu fait homme. Je ne m’étonne pas, car nos douleurs et nos tristesses sont très véritables, puisqu’elles sont de justes peines de notre péché ; mais nous n’avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous réjouir : ce qui a fait dire au Sage : J’ai estimé le ris une erreur, et j’ai dit à la joie : Pourquoi me trompes-tu ? ou comme porte l’original : J’ai dit au ris : Tu es un fol, et à la joie : Pourquoi fais-tu ainsi ? pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et pourquoi me viens-tu persuader que j’ai sujet de me réjouir, quand je suis accablé de maux de tous côtés ? Ainsi le Verbe fait chair, la Vérité éternelle manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines, qui sont réelles ; mais n’en a pas voulu prendre le ris et la joie, qui ont trop d’affinité avec la déception et avec l’erreur.
Jésus-Christ n’est pas pour cela demeuré sans agrément : Tout le monde était en admiration des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ; et non seulement ses apôtres lui disaient : Maître, à qui irons-nous ? vous avez des paroles de vie éternelle ; mais encore ceux qui étaient venus pour se saisir de sa personne, répondaient aux Pharisiens, qui leur en avaient donné l’ordre : Jamais homme n’a parlé comme cet homme. Il parle néanmoins encore avec une tout autre douceur, lorsqu’il se fait entendre dans le cœur, et qu’il y fait sentir ce feu céleste dont David était transporté en prononçant ces paroles : Le feu s’allumera dans ma méditation. C’est là que naît dans les âmes pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l’effusion d’une joie divine, un plaisir sublime que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui flatte les sens, un inaltérable repos dans la paix de la conscience et dans la douce espérance de posséder Dieu : nul récit, nulle musique, nul chant ne tient devant ce plaisir ; s’il faut, pour nous émouvoir, des spectacles, du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses martyrs, que ses conquêtes par toute la terre et le règne de sa vérité dans les cœurs, que les flèches dont il perce et que les chastes soupirs de son Eglise et des âmes qu’il a gagnées, et qui courent après ses parfums ? Il ne faudrait donc que goûter ces douceurs célestes, et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, et faire dire à toute âme vraiment chrétienne : Les pécheurs, ceux qui aiment le monde, me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur esprit, ou, comme lisent les Septante : Ils me racontent, ils me proposent des plaisirs ; mais il n’y a rien là qui ressemble à votre loi ; elle seule remplit les cœurs d’une joie qui, fondée sur la vérité, dure toujours.
Pour ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât à fond la comédie, pour, à l’exemple des sages païens, y ménager à la faveur du plaisir des exemples et des instructions sérieuses pour les rois et pour les peuples, je ne puis blâmer leur intention : mais qu’ils songent qu’après tout, le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Les païens, dont la vertu était imparfaite, grossière, mondaine, superficielle, pouvaient l’insinuer par le théâtre ; mais il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens. Dieu renvoie les rois à sa loi, pour y apprendre leurs devoirs : Qu’ils la lisent tous les jours de leur vie, qu’ils la méditent, nuit et jour comme un David : Qu’ils s’endorment entre ses bras, et qu’ils s’entretiennent avec elle en s’éveillant, comme un Salomon. Pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère, et il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme y fait à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu.

condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie


Bossuet – Maximes et Réflexions sur la Comédie – 1694

IV. S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.

Vous dites que ces représentations des passions agréables, et les paroles de passions dont on se sert dans la comédie, ne les excitent qu’indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez ; et que ce n’est pas leur nature de les exciter (p.46, 47) ; mais, au contraire, il n’y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec lui on estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? Le premier principe sur lequel agissent les poètes tragiques et comiques, c’est qu’il faut intéresser le spectateur, et si l’auteur ou l’acteur d’une tragédie ne le sait pas émouvoir, et le transporter de la passion qu’il veut exprimer, où tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans le ridicule, selon les règles des maîtres de l’art ? Aut dormitabo, aut ridebo, et le reste. Ainsi, tout le dessein d’un poète, toute la fin de son travail, c’est qu’on soit, comme son héros, épris des belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot, qu’on leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire dont l’amour est plus dangereux que celui de la beauté même. C’est donc combattre les règles et les principes des maîtres, que de dire, avec la Dissertation, que le théâtre n’excite que par hasard et par accident les passions qu’il entreprend de traiter.
On dit, et c’est encore une objection de notre auteur (p.47), que l’Histoire, qui est si grave et si sérieuse, se sert de paroles qui excitent les passions, et qu’aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur dans les actions bonnes et mauvaises qu’elle représente. Quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l’art de représenter les mauvaises actions pour en inspirer de l’horreur, et celui de peindre les passions agréables d’une manière qui en fasse goûter le plaisir ? Que s’il y a des histoires qui, dégénérant de la dignité d’un si beau nom, entrent, à l’exemple de la comédie, dans le dessein d’émouvoir les passions flatteuses ; qui ne voit qu’il les faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie humaine !
Si le but de la comédie n’est pas de flatter ces passions qu’on veut appeler délicates, mais le fond est si grossier, d’où vient que l’âge où elles sont le plus violentes, est aussi celui où l’on est touché le plus vivement par leur expression ? Mais pourquoi en est-on si touché, si ce n’est, dit Saint Augustin, qu’on y voit, qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? et cela, dit le même saint, qu’est-ce autre chose qu’une déplorable maladie de notre cœur ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse ; si ce n’est qu’on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu’on en réveille l’ardeur qui n’est jamais tout à fait éteinte.
Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment, et que, pour cette raison, on en condamne l’usage, parce qu’on ne les goûte jamais autant qu’une main habile l’a voulu, sans entrer dans l’esprit de l’ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l’état qu’il a voulu peindre ; combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents, ou tendres et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d’aussi véritables dans ceux qui regardent ; enfin de vrais mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, et n’excite que par accident les passions ?
Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse la jeunesse à aimer, comme si elle n’était pas assez insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes ; dites que toutes ces choses et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n’excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les exciter, et que, si elles manquent leur coup, les règles de l’art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.
Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu’il peut celles qu’il a ressenties et que, s’il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur, au lieu que, pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses ?
Mais tout cela, dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux ; mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes, enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n’anime toute l’action.
Dites que tout cet appareil n’entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise, ou que la convoitise n’est pas mauvaise, et qu’il n’y a rien qui répugne à l’honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le feu n’échauffe qu’indirectement, et que, pendant qu’on choisit les plus tendres expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n’est que par accident que l’ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes ; dites que la pudeur d’une jeune fille n’est offensée que par accident par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l’avoue à son vainqueur même, comme elle l’appelle. Ce qu’on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu’on montre comme modeste, comme pudique, comme vertueuse, en un mot dans une héroïne ; et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d’être révélé au public, et d’emporter, comme une nouvelle merveille, l’applaudissement de tout le théâtre.

V.
Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au mariage

Je crois qu’il est assez démontré que la représentation des passions agréables porte naturellement au péché, quand ce ne serait qu’en flattant et en nourrissant de dessein prémédité la concupiscence, qui en est le principe. On répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour ; la scène, toujours honnête dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de grossier et d’illicite, et ce n’est, après tout, qu’une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra bannir des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu’on peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourur peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il n’épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise. Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De quelque manière que vous vouliez qu’on le tourne et qu’on le dore, dans le fond, ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait ; et l’adresse de le cacher ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paraît plus épurée. Croyez-vous, en vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme secrète d’un cœur trop disposé à aimer, en quelque manière que ce puisse être, soit corrigée ou ralentie par l’idée du mariage que vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la nécessité d’expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne penser pas. Mais, puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre objet ; la sensualité est seule excitée, et, s’il ne fallait que le saint nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal, Isaac et Rébecca n’auraient pas caché leurs jeux innoncents et les témoignages mutuels de leurs pudiques tendresses. C’est pour vous dire, que le licite, loin d’empêcher son contraire, le provoque ; en un mot, ce qui vient par réflexion n’éteint pas ce que l’instinct produit ; et vous pouvez dire à coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus honnêtes, qu’il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il n’importe ; c’est toujours là que l’on tend : par la pente du cœur humain à la corruption, on commence par se livrer aux impressions de l’amour sensuel ; le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu, et l’union conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie.
Je dirais plus ; quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût, l’illicite devient un attrait. Si l’eunuque de Térence avait commencé par une demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le spectateur serait-il transporté comme l’auteur de la comédie ? On prendrait moins de sa part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n’était imprévue, inespérée, défendue et emportée par la force. Si l’on ne propose pas dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer d’autres, qui ne sont pas moins dangereuses, et ce sont celles qu’on fait sur le cœur qu’on tâche à s’arracher mutuellement, sans songer si l’on a droit d’en disposer, ni si on n’en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour donner au spectateur le plaisir qu’il recherche. Le licite et le régulier le ferait languir, s’il était pur : en un mot, toute comédie, selon l’idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.

VI
Ce que c’est que les mariages du théâtre

Mais il y a encore une autre raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet pas d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est, comme l’a remarqué, en traitant la question de la comédie, un habile homme de nos jours ; c’est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence, qui, selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin, dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche à la rendre agréable, veut rendre agréable la concupiscence et la révolte des sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet ascendant auquel on assujettit dans les comédies les âmes qu’on appelle grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les représente, c’est ce qu’on veut faire sentir, et ce qu’on veut rendre aimable ; c’est-à-dire qu’on veut rendre aimable une servitude qui est l’effet du péché, qui porte au péché, et on flatte une passion qu’on ne peut mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au milieu des remèdes. N’en disons pas davantage, les suites de cette doctrine font frayeur ; disons seulement que ces mariages qui se rompent, ou qui se concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de la jeune Sara : Nous sommes, disent-ils, enfants des saints et il ne nous est pas permis de nous unir commes les Gentils. Qu’un mariage de cette sorte, où les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres ! Mais aussi que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu’ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’en est le mal ; ce qu’on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable : l’empire d’une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie qu’on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de l’autre, et asservit l’un et au l’autre au règne des sens.

Condamner le théâtre : extrait du Traité de la comédie de Pierre Nicole


Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667) – I

Préface

Une des grandes marques de la corruption de ce siècle est le soin que l’on a pris de justifier la Comédie, et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la dévotion. Les autres siècles étaient plus simples dans le bien ou dans le mal : ceux qui y faisaient profession de piété témoignaient, par leurs actions et par leurs paroles, l’horreur qu’ils avaient de ces spectacles profanes. Ceux qui étaient possédés de la passion du théâtre reconnaissaient au moins qu’ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion chrétienne. Mais le caractère de ce siècle est de prétendre allier ensemble la piété et l’esprit du monde. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu’il soit honoré et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble toujours un peu les plaisirs que l’on y prend, par l’horreur qui l’accompagne. On tâche donc de faire en sorte que la conscience s’accommode avec la passion, et ne la vienne point inquiéter par ses importuns remords. C’est à quoi on a beaucoup travaillé sur le sujet de la Comédie. Car comme il n’y a guère de divertissement plus agréable aux gens du monde que celui-là, il leur était fort important de s’en assurer une jouissance douce, tranquille et consciencieuse, qui est ce qu’ils désirent le plus. Le moyen qu’emploient pour cela ceux qui sont les plus subtils est de se former une certaine idée métaphysique de Comédie, et de purger cette idée de toute sorte de péché. La Comédie, disent-ils, est une représentation d’actions et de paroles comme présentes ; quel mal y a-t-il en cela ? Et après avoir ainsi justifié leur idée générale de Comédie, ils croient avoir prouvé qu’il n’y a donc point de péché aux Comédies ordinaires, et ils y assistent ensuite sans scrupule. Mais le moyen de se défendre de cette illusion est de considérer au contraire la Comédie, non dans une spéculation chimérique, mais dans la pratique commune et ordinaire dont nous sommes témoins. Il faut regarder quelle est le vie d’un comédien et d’une comédienne ; quelle est la matière et le but de nos Comédies ; et quels effets elles produisent d’ordinaire dans les esprits de ceux qui les représentent, ou qui les voient représenter ; quelles impressions elles leur laissent ; et examiner ensuite si tout cela a quelque rapport avec la vie, les sentiments et les devoirs d’un véritable chrétien. Et c’est ce qu’on a dessein de faire dans cet écrit.


Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667) – II

XII.
[Le plaisir que l’on prend à voir représenter les passions vicieuses est une marque qu’on ne les hait pas]

Le plaisir de la Comédie est un mauvais plaisir, parce qu’il ne vient ordinairement que d’un fond de corruption, qui est excité en nous par ce qu’on y voit. Et pour en être convaincu il ne faut que considérer que lorsque nous avons une extrême horreur pour une action, on ne prend point de plaisir à la voir représenter : et c’est ce qui oblige les Poètes de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui leur peut causer cette horreur désagréable. Quand on ne sent donc pas la même aversion pour les folles amours et les autres dérèglements que l’on représente dans les Comédies, et qu’on prend plaisir à les envisager, c’est une marque qu’on ne les hait pas, et qu’il s’excite en nous je ne sais quelle inclination pour ces vices, qui naît de la corruption de notre cœur. Si nous avions l’idée du vice selon sa naturelle difformité, nous ne pourrions pas en souffrir l’image. C’est pourquoi un des plus grands poètes de ce temps remarque qu’une de ses plus belles pièces n’a pas été agréable sur le théâtre, parce qu’elle frappait l’esprit des spectateurs d’une idée horrible d’une prostitution à laquelle une sainte Martyre avait été condamnée. Mais ce qu’il tire de là pour justifier la Comédie, qui est que le théâtre est maintenant si chaste que l’on n’y saurait souffrir les objets déshonnêtes, est ce qui la condamne manifestement. Car on peut apprendre de cet exemple que l’on approuve en quelque sorte tout ce qu’on souffre et ce que l’on voit avec plaisir sur le théâtre, puisque l’on ne peut souffrir ce que l’on a en horreur. Et par conséquent y ayant encore tant de corruptions et de passions vicieuses dans les Comédies qui paraissent les plus innocentes, c’est une marque qu’on ne fait pas ces dérèglements, puisqu’on prend plaisir à les voir représenter.

XIII.

C’est encore un très grand abus, et qui trompe beaucoup de monde, que de ne considérer point d’autres mauvais effets dans ces représentations, que celui de donner des pensées contraires à la pureté, et de croire ainsi qu’elles ne nous nuisent point, lorsqu’elles ne nous nuisent point en cette manière ; comme s’il n’y avait point d’autres vices que celui-là, et que nous n’en fussions pas aussi susceptibles. Cependant si l’on considère les Comédies de ceux qui ont le plus affecté cette honnêteté apparente, on trouvera qu’ils n’ont évité de représenter des objets entièrement déshonnêtes, que pour en prendre d’autres aussi criminels, et qui ne sont guère moins contagieux. Toutes les pièces de M. de Corneille, qui est sans doute le plus honnête de tous les Poètes de théâtre, ne sont que de vives représentations de passions d’orgueil, d’ambition, de jalousie, de vengeance, et principalement de cette vertu Romaine, qui n’est autre chose qu’un furieux amour de soi-même. Plus il colore ces vices d’une image de grandeur et de générosité, plus il les rend dangereux et capables d’entrer dans les âmes les mieux nées ; et l’imitation de ces passions ne nous plaît que parce que le fond de notre corruption excite en même temps un mouvement semblable, qui nous transforme en quelque sorte, et nous fait entrer dans la passion qui nous est représentée.



Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667)

XVII.
[Il n’est rien de plus pernicieux que la morale des poètes et des romans]
Les gens du monde, spectateurs ordinaires des Comédies, ont trois principales pentes. Ils sont pleins de concupiscence, pleins d’orgueil, et pleins d’estime de la générosité humaine, qui n’est autre chose qu’un orgueil déguisé. Ainsi les Poètes, qui doivent s’accommoder à ces inclinations pour leur plaire, sont obligés de faire en sorte que leurs pièces roulent toujours sur ces trois poassions, et de les remplir d’amour, de sentiments d’orgueil, et des maximes de l’honneur humain. C’est ce qui fait qu’il n’y a rien de plus pernicieux que la morale poétique et romanesque, parce que ce n’est qu’un amas de fausses opinions qui naissent de ces trois sources, et qui ne sont agréables qu’en ce qu’elles flattent les inclinations corrompues des lecteurs, ou des spectateurs. C’est la source du plaisir que l’on prend à ces vers, que M. de Corneille met en la bouche d’un Seigneur qui avait tué en duel celui qui avait outragé son père :

Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action...
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur.
J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur.
Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père.
Je le ferais encore, si j’avais à le faire.[1]

C’est par la même corruption d’esprit qu’on entend sans peine ces horribles sentiments d’une personne qui veut se battre en duel contre son ami, parce qu’on le croyait auteur d’une chose dont il le jugeait lui-même innocent.

C’est peu pour négliger un devoir si puissant,
Que mon cœur en secret vous déclare innocent.
A l’erreur du public c’est peu qu’il se refuse.
Vous êtes criminel tant que l’on vous accuse.
Et mon honneur blessé sait trop ce qu’il se doit,
Pour ne vous pas punir de ce que l’on en croit...
Telle est de mon honneur l’impitoyable loi ;
Lorsqu’un ami l’arrête, il n’a d’yeux que pour soi,
Et dans ses intérêts toujours inexorable,
Veut le sang le plus cher au défaut du coupbale.[2]

Personne aussi ne s’est jamais blessé de ces paroles barbares d’un père à un fils, à qui il donne charge de le venger.

Va contre un arrogant éprouver ton courage.
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage.
Meurs ou tue.[3]

Et cependant en les considérant selon la raion, il n’y a rien de plus détestable ; mais on croit qu’il est permis aux Poètes de proposer les plus damnables maximes pourvu qu’elles soient conformes au caractère de leurs personnages.


Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667)

XIX.
[On y déguise les passions les plus horribles sous une apparence qui attire l’affection des spectateurs]

Ce qui rend l’image des passions que les Comédies nous proposent plus dangereuse, c’est que les Poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les représenter d’une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu’elles ont de plus horrible, et de les farder tellement par l’adresse de leur esprit, qu’au lieu d’attirer la haine et l’aversion des spectateurs, elles attirent au contraire leur affection. De sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de l’horreur si elle était représentée telle qu’elle est, devient aimable par la manière ingénieuse dont elle est exprimée. C’est ce qu’on peut voir les vers où M. de Corneille représente la rage de la sœur d’Horace ; car voici ce qu’il lui fait dire en parlant de son père.

Oui je lui ferai voir par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de loi de ces cruels tyrans
Qu’un sort injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort,
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.[4]

Et ensuite parlant à son frère, elle fait cette horrible imprécation contre sa patrie :

Rome l’unique objet de mon ressentiment,
Rome à qui vient ton bras d’immoler mon amant,
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore,
Rome enfin que je hais, parce qu’elle t’honore :
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ces fondements encor mal assurés.
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie.
Que cent peuples unis du bout de l’univers,
Passent pour la détruire et les monts et les mers.
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles.
Que le courroux du Ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux.
Puissé-je de mes yeux voir tomber cette foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain en son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir.[5]

Si l’on dépouille l’image de cette passion de tout le fard que le Poète y prête, et qu’on la considère par la raison, on ne saurait rien s’imaginer de plus détestable que la furie de cette fille insensée, à qui une folle passion fait violer les lois de la nature. Cependant cette même disposition d’esprit, si criminelle en soi, n’a rien d’horrible lorsqu’elle est revêtue de ces ornements, et les spectateurs sont plus portés à aimer cette furieuse qu’à la haïr. On s’est servi à dessein de ces exemples, parce qu’ils sont moins dangereux à rapporter. Mais il est vrai que les Poètes pratiquent cet artifice de farder les vices en des sujets beaucoup plus pernicieux que celui-là. Et si l’on considère presque toutes les Comédies et tous les Romans, on n’y trouvera guère autre chose que des passions vicieuses, embellies et colorées d’un certain fard qui les rend agréables aux gens du monde. Que s’il n’est permis d’aimer les vices, peut-on prendre plaisir à se divertir dans des choses, qui nous apprennent à les aimer ?

XX.
[La plupart de ceux qui assistent à la Comédie le font sans aucune nécessité de se délasser l’esprit]

Le chrétien ayant renoncé au monde, à ses pompres et à ses plaisirs, ne peut pas rechercher le plaisir pour le plaisir, ni le divertissement pour le divertissement. Il faut afin qu’il en puisse user sans péché, qu’il lui soit nécessaire en quelque manière, et que l’on puisse dire véritablement qu’il s’en sert avec la modération de celui qui en use, et non avec la passion de celui qui l’aime : Utentis modestia, non amantis affectu[6]. Or comme la seule utilité du divertissement est de renouveler les forces de l’esprit et du corps, lorsqu’elles sont abattues par le travail, il est clair qu’il n’est permis de se divertir tout au plus que comme il est permis de manger.
Il est aisé de conclure de là que ce n’est point une vie chrétienne, mais une vie brutale et païenne, de passe la plus grande partie de son temps dans le divertissement, puisque le divertissement n’est pas permis pour soi-même, mais seulement pour rendre l’âme plus capable de travail. Car si personne ne doute que ce ne fût une vie très criminelle que celle d’un homme qui ne ferait que manger, et qui serait à table depuis le matin jusqu’au soir – ce que le Prophète condamne par ces paroles : Vae qui consurgitis mane ad ebrietatem sectandam, et potandum usque ad vesperam[7] – il est facile de voir que ce n’est pas moins abuser de la vie que Dieu nous a donnée pour le servir, que de la passer toute dans ce qu’on appelle divertissement ; puisque le mot même nous avertit qu’on ne le doit rechercher que pour nous divertir, et nous distraire des pensées et des occupations laborieuses, qui causent dans l’âme une espèce de lassitude qui a besoin d’être réparée.
Cela suffit pour condamner la plupart de ceux qui vont à la Comédie. Car il est visible qu’ils n’y vont pas pour se délasser l’esprit des occupations sérieuses, puisque ces personnes, et particulièrement les femmes du monde, ne s’occupent presque jamais sérieusement. Leur vie n’est qu’une vicissitude de divertissements. Elles la passent toutes dans des visites, dans le jeu, dans les bals, dans les promenades, dans les festins, dans les Comédies. Que si elles ne laissent pas de s’ennuyer, comme elles font souvent, c’est parce qu’elles ont trop de divertissement, et trop peu d’occupation sérieuse. Leur ennui est un dégoût de satiété, pareil à celui de ceux qui ont trop mangé, et il doit être guéri par l’abstinence, et non par le changement des plaisirs. Elles se doivent divertir en s’occupant, puisque la fainéantise et l’oisiveté est la principale cause de leurs ennuis.



Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667)

XXII.
[Ce divertissement ne nous donne que du dégoût pour toutes actions sérieuses et ordinaires]
Nons seulement la Comédie et les Romans rendent l’esprit mal disposé pour toutes les actions de Religion et de piété, mais ils le dégoûtent en quelque manière de toutes les actions sérieuses et ordinaires. Comme on n’y représente que des galanteries ou des aventures extraordinaires, et que les discours de ceux qui y parlent sont assez éloignés de ceux dont on use dans les affaires sérieuses, on y prend insensiblement une disposition d’esprit toute romanesque, on se remplit la tête de héros et d’héroïnes ; et les femmes principalement y voyant les adorations qu’on y rend à celles de leur sexe, dont elles voient l’image et la pratique dans les compagnies de divertissement, où de jeunes gens leur débitent ce qu’ils ont appris dans les Romans, les traitent en Nymphes et Déesses, s’impriment tellement dans la fantaisie cette sorte de vie, que les petites affaires de leur ménage leur deviennent insupportables. Et quand elles reviennent dans leurs maisons avec cet esprit évaporé et tout plein de ces folies, elles y trouvent tout désagréable, et surtout leurs maris qui, étant occupés de leurs affaires, ne sont pas toujours en humeur de leur rendre ces complaisances ridicules, qu’on rend aux femmes dans les Comédies, dans les Romans et dans la vie romanesque.



[1] Le Cid, II, 4 (V.871-872, v.875-878)
[2] Thomas Corneille, Les Illustres Ennemis, V, 3.
[3] Le Cid, I, 5 (v.273 sq.)
[4] Horace, IV, 4 (v.1195-1202)
[5] Horace, IV, 5 (v.1301-1318)
[6] Saint Augustin, De Moribus ecclesiae catholicae et de moribus Manichaeorum, Livre I, ch.21, n.39.
[7] Isaïe 5-11, Malheur à vous, qui vous levez dès le matin pour vous plonger dans les excès de la table, et pour boire jusqu’au soir. (traduction de Sacy)