Un compte rendu publié sur fabula d'un ouvrage consacré à la réception et l'adaptation du théâtre espagnol en France au XVIIe siècle, une question qui m'intéresse particulièrement à cause d'abord de l'intérêt du théâtre espagnol au XVIIe que je découvre peu à peu, surtout avec Lope de Vega (j'irai voir un peu plus tard Calderon, me contentant pour l'instant du plaisir immense qu'offre la lecture de Lope de Vega).
Catherine Marchal-Weyl, Le Tailleur et le fripier.
Transformations des personnages de la comedia sur la scène française
(1630-1660), Librairie Droz, série « Travaux du Grand Siècle », no XXIX,
Genève, 2007.
Publié avec le soutien du Groupes d’Etudes des Milieux
Littéraires et Artistiques de l’Université de Nancy 2, l’ouvrage Le Tailleur et
le fripier de Catherine Marchal-Weyl se constitue en une attentive étude
comparatiste du statut du personnage dans les dramaturgies française et
espagnole pendant le Grand Siècle, expliquant les métamorphoses et les
différences entre les deux à la lumière des réalités socio-historiques et
géographiques de l’époque.
Dans l’« Introduction » du volume, la présentation de la
démarche part du contexte général du XVIIème siècle, des relations politiques
et artistiques entre les deux pays voisins, réduisant graduellement la
perspective, en l’axant sur l’univers théâtral, pour la détailler encore plus,
tout en précisant que l’ensemble de la recherche est centré sur la notion de
personnage et l’évolution de celui-ci pendant l’époque prise en discussion.
Le premier chapitre, « De l’Intérêt des Français pour le
théâtre espagnol », contient plusieurs sections, dont la première s’intitule «
Une situation paradoxale », dans laquelle l’auteur révèle les plus importants
aspects des évolutions parallèles de la vie politique, sociale, historique,
mais aussi artistique, des deux pays, mettant l’accent sur les contrastes qui
les caractérisent. Le paradoxe consiste en ce que malgré certaines affinités
des deux peuples – dont l’ « aura culturelle de l’Espagne » et l’apprentissage
de l’espagnol en France comme preuve des bonnes relations, sur la scène
française, les comédiens d’au-delà des Pyrénées se confrontent à l’échec. Ce
dernier est expliqué par la présence des Italiens qui précède celle des
Espagnols. Cependant, si le mélange des genres est dérangeant pour le public du
XVIIème siècle, si les mystères religieux ne trouvent point d’écho parmi les
préférences des spectateurs de l’époque, si les bienséances sont souvent
ignorées, ce qui déclanche parfois des critiques si sommaires qu’elles soient,
la pratique des adaptations est une réalité de ces temps-là et l’auteur de
l’ouvrage l’explique en tant que magie d’exotisme plutôt qu’expression d’une
proximitéi. La deuxième section, « D’un
apogée à une naissance : deux formes théâtrales », explique l’attrait des
écrivains français pour la comedia par le décalage temporel entre les deux
littératures. Lope de Vega dans son Arte nuevo de hacer comedias qui date de
1609 atteste le fait que le genre était déjà parvenu à son apogée à ce
moment-là, tandis que la comédie en France est encore loin de se figer dans les
moules précises du genre. Comme résultat des traductions et adaptations des
comedia pendant la première moitié du XVIIème siècle, où les personnages
représentait chacun un rôle bien défini, les personnages et leurs actions dans
les comédies françaises sont devenus, à leur tour, très importants. D’autre
part, les divergences d’opinion entre les adeptes des deux genres se font
sentir : Lope de Vega, qui a mené la comedia à son apogée, est loin de la
perfection aux yeux des théoriciens français, aristotéliciens, de l’époque,
dont Chapelin, La Mesnardière ou le Père Rapinii. « De l’imitation » est la
dernière section de ce chapitre, mettant l’accent sur les « suppressions,
ajouts, substitutions et permutations » qui font qu’une traduction, imitation
ou adaptation soit acceptable au goût du public français. Le respect de la
règle des trois unités se retrouve parmi ces essais des adaptateurs à
correspondre aux expectations de leurs concitoyens. Les œuvres de Scarron,
Rotrou ou de Boisrobert en font l’exempleiii.
Dans le deuxième chapitre, « Tentative de définition de
la comedia », après avoir présenté les traits définitoires du genre –
l’architecture musicale, la structure plutôt temporelle que visuelle de la
représentation, laquelle comprend une action se déroulant le long de « trois
jornades », à péripéties organisées en séquences rythmiques permettant la
comparaison de la comedia à une fugue – l’auteur du volume ouvre une large
parenthèse censée éclaircir cette comparaison. Tout d’abord, celle-ci est
justifiée surtout par la présence dans les deux formes artistiques d’un motif
récurrent, parfois annoncé dans la comedia dès le titre. La chercheuse constate
aussi que si dans le cas des dramaturges espagnols les titres ont souvent une forme
proverbiale, leurs adaptateurs et imitateurs français se désintéressent
complètement à cet aspect, leurs titres étant surtout axés sur le protagoniste
de leurs pièces. D’autre part, l’auteur insiste aussi sur le fait qu’à part les
titres programmatiques, les spectateurs « auriséculaires » disposaient aussi
d’un nombre de scènes figées, reprises d’une pièce à l’autre, d’un rapport
spécifique entre les personnages, de sorte que le spectacle espagnol de
l’époque était constitué d’un mélange très proportionné de convention et
d’inventivitéiv. Le haut degré d’inventivité caractérisant les intrigues
correspond au foisonnement de sous-genres de la comedia, ce dernier aspect ne
se retrouvant pourtant pas adopté avec la mode des adaptations des comedias
dans la littérature française. Parmi les créations adaptées par Scarron, Rotrou
ou de Boisrobert, ne se retrouvent que trois sous-genres, à savoir : la comedia
palatina, la comedia di capa y espada, la comedia de figurón. La raison de la
préférence des comédies et tragi-comédies, au détriment des tragédies, consiste
en ce que ce dernier genre était beaucoup plus enraciné dans les conditions
socio-historiques de l’Espagne du Siècle d’Or. Après une présentation des
corpus illustrant ces trois sous-genres et leur impact dans le pays voisin, le
chapitre clôt tout en insistant sur l’importance de l’art combinatoire qui
caractérise la dramaturgie espagnole de l’époque et qui est reconnue comme
telle par Boisrobertv.
Le troisième chapitre, « Le statut sociodramatique des
personnages », inclut deux sections, dont la première s’intitule « Délimitation
d’un univers aristocratique » et s’intéresse à la position sociale des
personnages des comedias, mettant l’accent sur le fait que l’image de la vie
réelle, telle que reflétée par ces œuvres, n’était que « tronquée ». Pourtant,
pour les adaptateurs des comedias en France, la « population » de ces textes
était encore trop nombreuse. C’est la raison pour laquelle, Rotrou, par exemple,
n’hésite pas à éliminer les personnages et les scènes qui n’étaient pas trop
évocateurs pour le public français de l’époque. De telles « réductions de
l’éventail social » sont également opérées dans les œuvres de Scarron ou
Boisrobert. Le théâtre français a préféré, à la différence de celui espagnol,
de séparer clairement les personnages et leurs statuts sociaux, illustrant
ainsi les critères d’un monde aristocratique beaucoup moins permissif qu’en
Espagnevi. La seconde section, « Modélisation des rapports hiérarchiques »,
présente l’évolution des relations sociales de nature codifiée caractérisant
les deux côtés des Pyrénées. De ce point de vue, un premier aspect ayant
intéressé les adaptateurs des comedias est constitué par la relation entre le prince
et son vassal ou courtisan - les auteurs français affirmant surtout «
l’intangibilité royale » -, suivie par
la relation entre pairs – surtout à partir de 1640, dans les comedias de capa y
espada, entre nobles de même rang, et
finalement par la représentation sur scène des relations entre le maître et son
gracioso ou valet, le dernier étant l’alter ego, le double et le revers du
premiervii. La conclusion de ce chapitre met l’accent sur les bienséances
considérablement plus strictes en France qu’en Espagne, surtout lorsqu’il
s’agit du statut de la royauté et de sa souche divine.
Le quatrième chapitre s’intitule « Personnages et
camouflages » et constitue une analyse attentive, par le prisme de ses
personnages représentatifs, de la récurrence de la « question de l’identité
masquée, ignorée, usurpée ». Le déguisement, procédé spécifique à l’âge
baroque, connaît une place importante dans l’esthétique des comedias, et a été
souvent repris par les adaptateurs françaisviii. Le déguisement constitue aussi
ce moyen qui fait la liaison entre « l’être et le paraître », qui par « ce
recours à l’illusions », « permet précisément d’identifier le caractère
illusoire de l’apparence »ix. Le
déguisement intervient surtout en liaison avec la représentation de l’univers
des sentiments. Il s’agit d’un parcours initiatique, qui vise à enseigner la
confiance dans l’autre, par des héros convaincus dès le début de leur amour,
sans connaître la personne aimée, et qui sont finalement récompensés par la
révélation de l’identité de l’être aimé. Dans ce theatrum mundi, la noblesse ne
pouvait plus être démontré par la seule action héroïque, elle était encore
soutenue par la capacité de déchiffrer au-delà des apparencesx. Un aspect très
intéressant est représenté par la comparaison entre le changement d’identité
adopté par certains personnages et leur crédibilité très peu doutée à
l’intérieur des comedias, et la situation similaire dans les adaptations
françaises. Puisque dans ces derniers ce sont la bienséance et la vraisemblance
qui prédominent comme principes dramaturgiques, il faut que le déguisement,
s’il est utilisé, soit « dénoncé comme illusoire et inopérant », le personnage
restant « prisonnier de son identité première »xi. Sur la scène française, la
relation de la vraisemblance et de la bienséance est beaucoup plus forte
qu’elle n’est dans le théâtre au-delà des Pyrénées, où la logique interne est
beaucoup plus souple et susceptible à accepter des différences de classes. Par
contre en France, on considère qu’une telle inégalité de statut social est de
loin moins acceptable que la transformation inopinée du destin d’une bergère
par exemple qui tout d’un coup apprend qu’elle est noble et fortunéexii. Au
début du XVIIème siècle, l’indifférenciation du statut sociodramatique des personnages
de comedias joue un rôle important, ce qui caractérise dans une moindre mesure
les adaptations françaises, à l’exception des œuvres de Scarron. Ce dernier
d’une part semble violer volontairement les règles de la bienséance interne
caractérisant les œuvres qu’il imite, et d’autre part installe une sorte de «
distanciation ironique qui ruine le principe de vraisemblance », il instaure
toujours « une écriture seconde » qui faisant référence à une autre forme
littéraire, rompt constamment l’illusion. « Scarron ne tourne pas en dérision
la seule comédie à l’espagnole : sa satire s’étende aux genres sérieux, qu’il
démythifie »xiii.
Le cinquième et dernier chapitre est intitulé «
Personnages et structure dramatique », étant axé sur la transformation des personnages
selon le genre dramatique à l’intérieur duquel ils évoluent. A savoir, si dans
la comedia, la frontière entre comique et tragique n’est pas précise,
s’agissant toujours d’une question de perspective, la situation en France est
bien différente et lors des adaptations, les personnages doivent s’intégrer
dans les règles de la tragi-comédie – dont les sources se retrouvent dans les
comedias palatinas - et surtout de la comédie – tirée de la comedia de capa y
espada. Peu à peu, les adaptations françaises démontrent une préférence pour
ces dernières, et pour une structure linéaire à un seul personnage principal.
Ceci indique le fait que vers les années 1640 la comedia était parvenue à se
naturaliser sur la scène française dans une forme spécifique, assez proche des
comédies de Molièrexiv. Dans les adaptations françaises, le personnage
principal en tant que tel acquiert une place plus importante que son rôle dans
un réseau interactif et dynamique, tel que c’était le cas dans les pièces
espagnoles. Sur la scène française, l’accent mis sur le protagoniste constitue
un moyen de réduire les intrigues secondaires. Cet aspect est illustré par les
titres mêmes des comédies françaises,
dont plus de la moitié renvoie au personnage principal. L’auteur dresse une
analyse détaillée, soutenue par des tableaux statistiques, du statut du
personnage à l’intérieur des adaptations françaises et des comedias, en
insistant sur le déséquilibre caractérisant les premières, et causé par
l’importance du protagoniste, mais aussi sur le poids des prises de parole. Si
dans les comedias ce sont surtout les personnages nobles qui parlent, en
France, dans les tragi-comédies la haute proportion des prises de parole des
nobles est maintenue, à la différence des comédies, où les personnages de basse
condition ont de plus en plus le droit de s’exprimer librementxv. Alors que
dans le dernier vers, le gracioso
signale très nettement au public espagnol de l’époque que tout ce qui a été
présenté sur la scène n’était que du théâtre, les adaptateurs français au
contraire s’acharnaient à cacher l’illusion. Leur tendance à former toujours
des couples parmi les personnages de leurs pièces avait donc besoin d’être bien
motivée à l’intérieur de l’intriguexvi. Les personnages des comedias ne sont
pas de types, ils ne sont ni innocents ni coupables, et par-dessus tout, ils
ont le pouvoir de rebondir, de dépasser tout obstacle. Les personnages
français, d’autre part, sont plus soupçonneux, plus penchés vers la jalousie,
plus tentés par la psychologie. Par ce besoin de motivation très nette, le
personnage des comédies françaises « semble outrepasser les exigences de la
définition aristotélicienne »xvii. Bien qu’on soit encore loin des types,
imposés sur la scène française par Molière, avec ces adaptations des comedias
on est en présence de caractères bien définis qui n’existaient pas dans les
textes d’origine, où le personnage se basait surtout sur sa relation avec les
autres, avec l’intrigue, avec l’ensemble de la pièce. La notion de caractère a
été empruntée, évidemment, au texte de la Poétique d’Aristote, dont
l’interprétation connaissait un grand essor à l’époque. Le souci pour la
manière d’expression des personnages s’explique, lui aussi, par l’influence de
la théorie aristotélicienne. Dans ce contexte on peut aisément expliquer, par
exemple, la diminution du nombre des apartés sur la scène française, tenant
compte de l’ampleur de la notion de vraisemblance et de son impact. Les
différences entre les deux systèmes dramaturgiques sont illustrées, au moins sur
le plan théorique, par les opinions divergentes de La Mesnardière et de Lope de
Vegaxviii.
Dans les pages des « Conclusions », très amples
d’ailleurs, l’auteur du volume rappelle l’apport de chacun des écrivains
français de référence pour la pratique des adaptations des comedias : Rotrou –
initiateur des adaptations des auteurs auriséculaires en France, mais influencé
aussi par la commedia dell’arte ou le théâtre antique ; Boisrobert – «
imitateur avisé », proche de Richelieu, adaptateur « peu audacieux » ; et
finalement Scarron – qui à la différence des autres adaptateurs, a osé faire
son propre choix, adoptant la voie du grotesque dans sa transposition du
burlesque du théâtre espagnolxix. L’auteur présente aussi d’une perspective
comparatiste la compréhension de la Poétique d’Aristote, des deux côtés des
Pyrénées. Précisant que Chapelain était convaincu que le texte du Stagirite
n’était pas du tout respecté par les auteurs espagnols, Catherine Marchal-Weyl
rejette une telle approche et démontre que Lope de Vega dans son Arte nuevo de
hacer comedias en este tiempos, prouve qu’il avait lu aussi bien le grammairien
Donat commentateur de Térence, que les commentaires de l’œuvre aristotélicienne
dressés par l’Italien Francesco Robortello. Pour faire d’une manière plus nette
la différence entre les deux système dramatiques, Catherine Marchal-Weyl
emprunte les expressions de Georges Forestier et précise que le théâtre
espagnol se caractérise par l’« illusion comique », alors que celui français a
comme trait distinctif l’« illusion mimétique », cette dernière fonctionnant
selon le principe de la subjugation du regard. D’autre part, « le théâtre
espagnol oubliait à cacher ses ficelles », illustrant une fois de plus le fait
que toute l’intrigue de la pièce n’est que la transposition d’une illusion, car
« c’est l’évidence de l’illusion qui rend la catharsis possible ». Egalement,
on peut distinguer les deux dramaturgies, en parlant d’une « esthétique du
divers », dans les cas des auteurs espagnols, et d’une « esthétique de l’un »
pour l’art français. En guise de conclusion, il faut retenir que les
adaptateurs français ont intégré la comedia, par les modifications qui lui ont
apportées, dans un système esthétique tout à fait différent et bien défini, et
aussi que les influences des comédies espagnoles sont beaucoup plus difficiles
à saisir, mais non pas absentes, dans le théâtre français de l’époque
ultérieure, c’est-à-dire, de Molière, Montfleury ou Hauterochexx.
Le volume inclut aussi quatre annexes, à savoir deux
tableaux de correspondance – entre pièces espagnoles et pièces françaises et,
respectivement, entre pièces françaises et pièces espagnoles, mais aussi les
résumés des pièces espagnoles et des pièces françaises dont il est question
dans les pages de ce très rigoureux travail.
par Coralia Costas
Publie sur Acta le 30 juin 2007
Notes :
i Catherine Marchal-Weyl,
Le Tailleur et le fripier. Transformations des personnages de la comedia
sur la scène française (1630-1660), Droz, 2007, pp. 21-30
ii
Ibidem, pp. 31, 38
iii
Ib., pp. 43 sq.
iv
Ib., pp, 49 sq.
v
Ib., pp. 61-62, 75
vi
Ib., pp. 73 sq.
vii
Ib., pp. 91, 92, 110, 115, 132
viii
Ib., pp. 151-160
ix
Ib., p. 168
x
Ib., p. 173, 178
xi
Ib., pp. 186-187
xii
Ib., p. 199
xiii
Ib., pp. 216, 217
xiv
Ib., pp. 222-223, 230-231
xv
Ib., pp. 232 sq.
xvi
Ib., pp. 243, 244
xvii
Ib., pp. 249, 251, 256-258
xviii
Ib., pp. 267, 278-281
xix
Ib., pp. 283 sq.
xx Ib., pp. 307, 311, 312, 314, 315, 321, 326
"La voie des adaptations: auteurs et personnages
français du XVIIème siècle sous l'influence de leurs modèles espagnols",
Acta Fabula, Mai-Juin 2007 (Volume 8, numéro 3), URL :
http://www.fabula.org/revue/document3420.php