lundi 28 novembre 2011

Houdar de La Motte, Discours sur Homère

Je reproduis ci-dessous quelques extraits du Discours sur Homère de Houdar de La Motte, tirés des extraits publiés dans l'excellente anthologie de textes portant sur La Querelle des Anciens et des Modernes (Folio, 2001).

Le texte était publié en préface de la "traduction" publiée par Houdar de La Motte de L'Iliade et il prend place dans la querelle d'Homère qui opposa Houdar à Madame Dacier, brillante hellénistique et traductrice d'Homère (1713-1714). Dans les présentations qu'on trouve de cette querelle, Houdar a le mauvais rôle, à la fois fat et médiocre - par exemple, son Iliade abrégée en vers est définie de "plate et prétentieuse adaptation" par M.-M. Fontaine, dans le Dictionnaire des Littératures de langue française. La lecture de ces extraits ne nous fera peut-être pas changer d'avis.
Enfin, j'ajoute que je n'ai pas lu le livre de P.Bayard, Comment améliorer les oeuvres ratées ? Mais semble-t-il Houdar de La Motte se donnait un projet identique.


Houdar de La Motte – Discours sur Homère

Discours sur Homère, publié en préface de L’Iliade, poème (Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1714)

De la traduction

Entend-on seulement que pour peu qu’on change l’original on le défigure ? C’est ce que Madame Dacier paraît penser à l’égard d’Homère et si le principe qu’elle pose est vrai, elle a raison d’en tirer cette conséquence : « Ce qu’Homère a pensé et dit (ce sont ses termes), quoique rendu plus simplement et moins poétiquement qu’il ne l’a dit, vaut certainement mieux que tout ce qu’on est forcé de lui prêter en le traduisant en vers. » Voilà la traduction d’Homère formellement interdite aux poètes. Mais j’appelle de ce principe, et j’en pose un tout opposé. Homère est quelquefois si défectueux en ce qu’il a pensé et dit que le traducteur prosaïque et le plus déterminé à être fidèle est souvent contraint de le corriger en beaucoup d’endroits.
Houdar évoque ensuite les trois règles qu’il s’est imposées : la précision, la clarté et l’agrément. Sur ce dernier point, il déclare :
Quant à l’agrément, la différence du siècle d’Homère et du nôtre m’a obligé à beaucoup de ménagement, pour ne point trop altérer mon original et ne point choquer aussi des lecteurs imbus de mœurs toutes différentes et disposés à trouver mauvais tout ce qui ne leur ressemble pas. J’ai voulu que ma traduction fût agréable et, dès là, il a fallu substituer des idées qui plaisent aujourd’hui à d’autres idées qui plaisaient du temps d’Homère : il a fallu, par exemple, anoblir par rapport à nous les injures d’Achille et d’Agamemnon, éloigner des querelles de Jupiter et de Junon toute idée de coup et de violence, adoucir la préférence solennelle qu’Agamemnon fait de son esclave à son épouse, et exprimer enfin diverses circonstances de manière qu’en disant au fond la même chose qu’Homère, on la présentât cependant sous une idée conforme au goût du siècle.

Des changements considérables

Dans cette partie, Houdar commence par noter que la faiblesse des poèmes épiques français du XVIIe (La Pucelle de Chapelain, Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, Saint Louis du Père Le Moyne) tient à leur longueur excessive, calquée sur l’antique, source d’ennui.

C’est par ces raisons que j’ai réduit les vingt-quatre livres de l’Iliade en douze, qui sont même de beaucoup plus courts que ceux d’Homère. On croirait d’abord que ce ne peut être qu’aux dépens de choses importantes que j’ai fait cette réduction. Mais si l’on considère que les répétitions, à bien compter, emportent plus de la sixième partie de l’Iliade, que le détail anatomique des blessures et les longues harangues des combattants en emportent encore bien davantage, on jugera bien qu’il m’a été facile d’abréger sans qu’il en coûtât rien à l’action principale.
(...) en un mot, je n’ai été plus court qu’afin de dire plus nettement ce qu’on prétends qu’Homère a voulu dire.
La seconde condition que j’ai jugée nécessaire au poème, c’est d’être intéressant. Je l’ai trouvée suffisamment dans la fable de l’Iliade. (...) Je n’aurais rien eu à corriger là-dessus dans l’Iliade, si ce qu’il y a de touchant n’était affaibli par des préparations détaillées qui, en ôtant des événements toute la surprise, en diminuent d’autant l’impression ; ou s’il n’était interrompu par de longs épisodes qui roulent sur les personnages indifférents, tandis qu’on perd de vue ceux qu’on voulait suivre. J’ai cru devoir remédier à ces deux défauts en supprimant les préparations inutiles et en retranchant les épisodes sans intérêt.
(...)
Voici un exemple des libertés que j’ai prises dans la vue de soutenir et d’augmenter l’intérêt. Patrocle, dans Homère, ayant pris les armes d’Achille, fait un carnage horrible de Troyens ; on le prend quelque temps pour le héros dont il porte les armes ; mais enfin on se détrompe. Il combat et tue Sarpédon pour qui Jupiter fait de grands prodiges. Le combat roule ensuite sur les subalternes ; après quoi Apollon lui désarme Patrocle ; Euphorbe le blesse par derrière, et Hector, qui était demeuré dans l’inaction, profite de l’état où il voit Patrocle ; il le tue et l’insulte mal à propos, ce que son ennemi mourant lui reproche avec raison.
Pour moi, je fais durer l’erreur des Troyens qui prennent Patrocle pour Achille. C’est dans cette idée que Sarpédon l’attaque et il en devient plus intéressant, par le péril où il croit s’exposer, comme Patrocle en est plus grand par l’erreur que cause toujours son courage. A peine Sarpédon est-il mort qu’Hector entreprend aussitôt de le venger ; ainsi l’on passe sans interruption d’un intérêt à un autre encore plus considérable. Hector et Patrocle, toujours pris pour Achille, se disputent le corps de Sarpédon, ce qui fait une image terrible et touchante tout à la fois. C’est dans cette occasion que Jupiter fait gronder la foudre et pleuvoir le sang : prodiges qui découragent les deux armées, tandis qu’ils redoublent encore la valeur des deux héros. Hector triomphe de Patrocle et il l’insulte plus à propos que dans Homère, puisqu’il le prend pour Achille et qu’il l’a vaincu sans secours. Patrocle mourant détrompe Hector, surprise intéressante ; et enfin la tristesse où tombe Hector détrompé, ferme, ce me semble, cet incident d’une manière grande et pathétique.

samedi 26 novembre 2011

La Nef des fous, Sebastian Brant, le bibliomane

Grand succès de librairie à la fin du XVe, la Nef des fous de Sebastian Brant, humaniste strasbourgeois.
Le texte est publié d'abord en allemand, puis en latin, en français et dans d'autres langues.
C'est le bibliomane qui ouvre la danse :

Des fous j'ouvre la danse
Car tout autour de moi
J'accumule les livres
Que je ne comprends pas
Et que jamais je ne lis. 

Une illustration extraite d'une édition de 1498 accessible sur Gallica.

La même page dans la version française de l'ouvrage (traduction de P.Rivière, mise en prose par J.Douyn); Lyon, 1499.





L'édition allemande de 1495, publiée par Johann Schönsperger, conservée à la Bibliothèque Sainte-Geneviève.


dimanche 20 novembre 2011

Simone Martini, Le rétable du bienheureux Agostino, Pinacothèque de Sienne Novello,

Conservé à la Pinacothèque de Sienne, le retable du bienheureux Agostino Novello, mort en 1309, date de 1324.

Le saint et une série de quatre miracles :




  • l'enfant attaqué par le loup

  • l'enfant tombé du balcon

  • le chevalier tombé dans le ravin

  • l'enfant tombé du berceau

Boubacar Traoré

Un petit post consacré à une figure majeure de la chanson malienne, Boubacar Traoré.
Né en 1942, surnommé Kar-Kar pour son drill au football, chanteur phare de l'époque de l'indépendance, tombé dans l'oubli, redécouvert, disparu en Occident, découvert par les médias occidentaux...
Jacques Sarasin lui a consacré un film documentaire en 2002, Je chanterai pour toi, dont le titre est celui d'une chanson de Boubacar Traoré.

La bande annonce du film


Une page lui est consacrée sur Mondomix, sur laquelle on peut écouter plusieurs extraits de ses albums.

Un article sur RFI

Un portrait de Boubacar Traoré










Ali Farka Touré & Boubacar Traoré - Diarabi



samedi 19 novembre 2011

Simone Martini, un paquet de reproductions et un article

Je renvoie vers une page avec pas mal de reproductions dont j'extraie la page de garde de l'exemplaire du Virgile de Pétrarque, de la Bibliothèque ambrosienne de Milan (vers 1336, ou entre 1338 et 1344), enluminure considérée comme une allégorie de la révélation du sens des oeuvres virgiliennes par le commentaire de Servius représentée levant un rideau derrière lequel se trouve Virgile composant son oeuvre ; le chevalier représente l'Enéide, le paysan les Géorgiques et le pasteur les Bucoliques (cf. Medieval Italy : an encyclopedia, tome 2 - Christopher Kleinhenz, John W Barker)


Sur Simone Martini, un article assez complet en ligne sur le site bseditions.fr qui permet de suivre l'ensemble de l'oeuvre avec de nombreuses reproductions - une mise en page où le texte et les reproductions sont malheureusement perdues dans un flux publicitaire...

Simone Martini, Le retour du Christ du temple, Walker art gallery, Liverpool

Le Christ au temple


Egg tempera on panel , 49.6 x 35.1cm
Accession Number WAG2787
As a child, Christ abandoned his parents during a visit to the Temple in Jerusalem and stayed behind to teach among the scholars there. His mother's words on finding him again are written in Latin on the book she holds: 'Son, why have you dealt with us like this?'
The picture is signed and dated in Latin along the bottom edge of the frame: 'Simone of Siena painted me in the year of Our Lord 1342'.
Simone was among the greatest artists of 14th century Italy. This work, however, was painted in Avignon in France, where the papal court was in exile from Rome. This lavish picture was presumably commissioned for private devotion by a high ranking patron, possibly the pope himself.
The jewel-like colours, the use of richly patterned gold and the graceful lines of the figures are characteristic of the Gothic art of France as well as Italy. It is typical of Simone that these decorative qualities do not detract from the solemn emotional drama of the scene which is conveyed through gesture, pose and facial expression.


Simone Martini, Le Portement de croix, Musée du Louvre, Le polyptyque Orsini

Simone MARTINI
Connu à Sienne en 1315 - Avignon, 1344


Le Portement de croix 
Vers 1335
H. : 0,30 m. ; L. : 0,20 m.

Volet d'un petit quadriptyque double face peint pour un membre de la famille Orsini, dont les armoiries figurent au dos du panneau du Louvre. Les autres volets de ce retable portatif sont partagés entre les musées de Berlin (La Mise au tombeau, scié dans son épaisseur) et d'Anvers (La Crucifixion et La Descente de croix, aujourd'hui séparés de L'Ange et de La Vierge de l'Annonciation, qui ornaient à l'origine leur revers).
Pour la datation, les critiques hésitent entre les années 1333, époque où Simone Martini est à Avignon et 1342, date à laquelle le cardinal Orsini décède à Avignon. 

Acquis en 1834





On peut regarder des reproductions intéressantes sur lesquelles on peut zoomer de la crucifixion, de la descente de croix et des deux panneaux de l'annonciation conservés au musée d'Anvers ici :







  • L'annonciation



Simone Martini, Vierge de l'annonciation, Musée de l'Hermitage

Vierge de l'annonciation, Musée de l'Hermitage



Madonna from "The Annunciation" 
Martini, Simone. 
Tempera on panel. 30.5x21.5 cm
Italy. Between 1340 and 1344
Source of Entry:   Collection of Count G. S. Stroganov, Rome.1911

This painting was once the right-hand wing of a folding diptych showing the Annunciation. The left wing, with its image of the Archangel Gabriel, is now in the National Gallery in Washington.
Simone Martini was one of the leading late-Gothic masters. His works are marked by refined colour and linear rhythms, a wealth of ornament and graceful figures. Seated on a cushion, Simone's Madonna is the very embodiment of elegant femininity. Her head bowed, she listens calmly to the words of the heavenly messenger, telling her that she is to give birth to the Saviour of the human race. Here the artist sought to embody not the physical but the spiritual in the appearance of Mary. Her figure seems to have no corporeal volume and rather looks like a silhouette against the warm reddish gold ground.


L'ange de l'Annonciation du National Gallery de Washington
vers 1333



This small panel was originally half of a two-part panel made for private devotion. Rich with textured gold and marked by Gabriel's graceful silhouette, it is typical of Simone’s refined style.
Note the angel's ornate robe. In the decades following Marco Polo's return from China, thousands of caravans traveled the silk route carrying luxurious textiles west. As woven patterns of brocade and damask replaced embroidered and appliqued decoration, Italian cities grew wealthy from textile production and trade. Simone Martini devised new ways to re-create the look of these fabrics, and since much of the original paint of this panel has been lost, it is possible to see his technique. The entire panel, except for the hands and face, was gilded over an underlayer of red. Next Simone painted the angel’s robe in delicate pinks, shadowed with darker tones to define folds and the body. After tracing the outlines of the brocade, he scraped away the paint in the pattern area to reveal the gilding below, and finally textured the gold with tiny punches. This technique may have been inspired by Islamic “sgraffito” (scratched) ceramics, which were imported into Italy.

Simone Martini et Lippo Memmi, La mise au tombeau, Berlin


   

Mise au tombeau

Simone Martini et Lippo Memmi
vers1340
Tempera sur bois
Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz

Simone Martini et Lippo Memmi, L'Annonciation des Offices

Grâce au Art Project de Google (faut-il aimer Google ou en avoir peur ? Je n'en sais trop rien. Robert Darnton nous inviterait plutôt à la prudence en ce qui concerne le projet de numérisation des bibliothèques , l'idée de faire dépendre un tel projet d'une seule entreprise privée lui semblant sujet à réflexion. Quoi qu'il en soit, le "Art project" offre un résultat vraiment impressionnant), on peut explorer l'Annonciation des Offices, fruit de la collaboration de Simone Martini et Lippo Memmi.


Après cette reproduction qui vaut ce qui vaut...
allez donc faire un tour du côté de la page d'art project - à laquelle on reprochera cependant de négliger les deux parties droite et gauche de l'oeuvre.
Quand j'aurai le temps, j'irai faire un tour dans le bouquin de Daniel Arasse sur l'Annonciation italienne.
Citons en attendant la légende qui accompagne la reproduction de l'oeuvre dans son ouvrage de jeunesse L'homme en perspective (1978).
L'importance de l'oeuvre tient à la netteté de son choix esthétique, radicalement différent du giottisme. L'effet, l'efficacité de l'image sont dus au rythme linéaire fondé sur la courbe du manteau de Marie qui répond à celle de l'ange : le retrait et l'avancée sont exprimés par le contour plus que par un geste "psychologique" : il en résulte un balancement équilibré où se joue la vie de l'oeuvre. Parfois ressentie comme un signe de proche décadence par suite de son élégance trop "maniérée", l'Annonciation est en fait une oeuvre nouvelle par la subtilité de ses notations spatiales : la main de l'ange, le rameau d'olivier, la branche de lis et le vase présenté obliquement créent la profondeur par superposition, tandis que la précision méticuleuse du détail (marqueterie du trône, livre ouvert, marbre du pavement) garantit la présence de la représentation.
Daniel Arasse, L'homme en perspective,  Hazan, 2008, p.270-271

Simone Martini, Le Saint Pierre du musée Thyssen-Bonremisza

Je renvoie à la belle page sur le site du Musée Thyssen-Bornemisza de Madrid où on peut zoomer sur la reproduction du tableau de Simone Martini représentant Saint Pierre



La page de présentation de l'oeuvre

La page avec le zoom



vendredi 18 novembre 2011

Simone Martini, le polyptique du MET

Pour le plaisir seulement, pour jouir de ce qu'internet nous offre, un petit passage rapide du côté de Simone Martini, Siennois,  né vers 1284,  mort en Avignon en 1344, peut-être élève de Duccio, chanté par Pétrarque :
Mais sûrement mon Simon alla au Paradis,
D'où cette gente dame s'en fut :
Là il la vit et fit son portrait,
Pour faire foi ici-bas de son beau visage
 Grâce à l'incomparable Artcyclopedia, quelques illustrations remarquables offertes par certains musées :



associée à un saint Ansanus et un saint André, considérés comme faisant partie d'un polyptique commandé par le Palazzo Pubblico de Sienne. 







  •  L'ensemble du polyptique


Troubadour Peirol d'Auvergne - Quant Amors - Bruno Bonhoure

Une chanson de Peirol d'Auvergne (1160-1225), par l'ensemble Camera delle Lacrime, avec Bruno Bonhoure.
La chorégraphie contemporaine qui accompagne le morceau vaut ce qu'elle vaut - à mon sens, elle cède à la facilité qui caractérise le plus souvent la danse contemporaine. Par contre, le morceau lui-même est très beau.
Une présentation du spectacle de Camera delle Lacrime sur le site de la ville de Murat.


jeudi 17 novembre 2011

Až opadá listí z dubu, une animation de Vlasta Pospísilová avec la voix de Jan Werich

Un bijou absolu de l'animation tchèque, Jusqu'à ce que les chênes perdent leurs feuilles (Až opadá listí z dubu) (1991) de Vlasta Pospísilová avec la voix de Jan Werich

Sur Vlasta Pospisilova, une page trilingue sur le site du festival de Berlin.

 

 

 Biographie

Née le 18-2-1935 à Prague. Elle y étudie à l’école des arts décoratifs et se spécialise dans les décors de scène. Après deux années comme graphiste, elle travaille pour la première fois à la réalisation d’un film d’animation de marionnettes. Elle en a depuis réalisé une quantité, dont certains en collaboration avec Jiří Trnka, ce qui lui a déjà valu de nombreuses récompenses.


Filmographie


1979 O MARYŠCE A VLČÍM HRÁDKU
1983 PANÍ BÍDA
1987 LAKOMÁ BARKA
1991 AŽ OPADÁ LÍSTÍ Z DUBU
1995 BROUČCI  TV-Serie
1999 BROUČKOVA RODINA TV-Serie
2002 FRANTIŠEK NEBOJSA
         FILMFÁRUM JANA WERICHA Co-Regie: Aurel Klimt
2006 TŘI SESTRY A JEDEN PRSTEN

Un autre film d'elle visible sur you tube, toujours avec la voix de Jan Werich

Lakomá Barka 

 A propos de Jan Werich, une page sur le site de radio prague en français

 


« Je déteste les enterrements, sauf le mien, parce que je ne serai pas obligé de m’y rendre. » Voilà ce qu’écrivait Jan Werich dans une de ses lettres à Jiří Voskovec. Une remarque typique de l’humour qui faisait la personnalité de Jan Werich.

C’est sur les bancs du lycée qu’il rencontre Jiří Voskovec, celui qui va devenir son ami et son futur accolyte sur les planches. C’est à l’Institut Ernest Denis, aujourd’hui l’Institut français de Prague, qu’ils jouent pour la première fois en 1925 leur premier sketch, « Dialogue impropre pour une tombe ». Le public, hilare, est conquis. 

 Jan Werich, figure bonhommique, ronde et son double inversé, Jiří Voskovec, longiligne et plus introverti, séduisent le public. Cette différence d’apparence, les deux compères en joueront, sur scène, comme le souligne Danièle Montmarte, auteure d’un ouvrage de référence sur le Théâtre Libéré qui vient de paraître en tchèque :


« Werich pensait plus ‘physiquement’. Il extériorisait les choses. Voskovec, lui, intériorisait beaucoup plus. Ils avaient des caractères et des physiques très différents mais ils se complétaient. Dans l’un de ses entretiens, Werich m’a dit : ‘c’est comme si nous jouions sur la même corde d’un violon’. Je trouve que c’est très poétique et que ça signifie beaucoup. »
Cette création en binôme va s’épanouir au sein du Théâtre libéré (Osvobozené divadlo), un théâtre d’avant-garde où ils présentent des revues type cabaret, avant de passer à des spectacles engagés avec la montée des périls dans les années 1930. Danièle Montmarte :

 « Ils ont osé, en 1933, incarner Hitler dans un âne crevé. Et ils avaient un véritable âne sur place que Werich faisait venir sur scène avec une carotte ! Werich, le plus costaud, montait sur cet âne ! Cela a suscité une réaction internationale, notamment une réaction de Hitler lui-même qui a demandé à ce que la pièce soit retirée du répertoire. Là, Eduard Beneš, ministre des Affaires étrangères à l’époque, est allé voir la pièce en personne. Il a dit : ‘non, nous ne pouvons pas la retirer du répertoire, je ne vois rien qui puisse faire de l’ombre à M. Hitler’. »
 
Hitler s’en souviendra et fera fermer le théâtre juste après les Accords de Munich. La guerre enverra les deux comédiens au-delà de l’Atlantique. Puis en 1948, le Coup de Prague les sépare : Jan Werich reste à Prague, Voskovec prend le large et fait carrière aux Etats-Unis. Dans la Tchécoslovaquie communiste, les temps sont au début difficiles pour Werich :

« Il aura une période assez creuse... avant de reformer un autre duo avec Miroslav Horníček. Ce sera le duo W+H. »

L’avant-garde qu’avait représentée le Théâtre libéré allait de paire avec une certaine sympathie pour les idées de gauche. Werich se situera plus tard dans la mouvance réformiste des années 1960, avant d’être plus ou moins clairement empêché de jouer pendant la normalisation des années 1970. Cette période est surtout celle de sa maladie, et c’est dans sa villa de Kampa qu’il s’éteint le 31 octobre 1980. Tout au long de leur vie, malgré la distance Voskovec et Werich continueront de correspondre activement. Danièle Montmarte :

« Quand vous parliez à l’un, l’autre vous parlait de l’autre, vous disait, il a fait ceci, il a fait cela de telle façon. Il y a eu une réelle communication au-delà de l’océan. Comme l’a dit à l’époque Voskovec sur le disque de souvenirs, Relativne vzato : ‘nous sommes chacun des ambassadeurs sur notre île, toi, Werich à Kampa, Prague, moi à Manhattan, New York’. »

En 1990, la dépouille de Voskovec, décédé en 1981, sera enterrée à côté de celle de Werich, signant les retrouvailles de ces deux compagnons de route.

mardi 15 novembre 2011

Diderot, Imagination (2) : introduction de l'article de Mitia Roux-Beaune

Autour du problème de la façon dont est conçue l'imagination au XVIIIe, je cite le début de l'article de Roux-Beaune, dans le numéro 12 de la Revue canadienne d'esthétique (été 2006) :

  Si l'on compare les différentes manières d'expliquer les mécanismes de l'imagination et de l'invention dans les Lumières françaises, on constate qu'elles forment un terrain des plus fertiles pour saisir certains aspects de l'amalgame particulier d'empirisme et de rationalisme qui les caractérise.  De fait, l'imagination est un foyer où affluent tant de discours – philosophie de la connaissance, philosophie morale (par la théorie des passions), rhétorique, poétique, théorie de la peinture, physiologie, et j'en passe – que ces lettrés qu'étaient les philosophes des Lumières emploient souvent le terme diversement selon les contextes scripturaux où ils se situent, présupposant, à chaque fois, les acquis de l'un ou de l'autre de ces registres comme horizon de compréhension.  Et cela ne va pas sans affecter jusqu'aux développements théoriques qu'ils lui accordent.  En ce sens, le terme même tombe sous le coup d'une polysémie, en grande partie responsable des transformations historiques qu'il subit, au moins autant qu'elle en est un des effets.


  À ce titre, Diderot est sans conteste un cas de figure.  Comme l'a remarqué Margaret Gilman, le sens qu'il prête au terme « imagination » évolue sensiblement au fil de son œuvre, probablement parce qu'il est amené à en reformuler constamment la théorie pour répondre aux différents problèmes qu'il rencontre sur son parcours philosophique.  On sait par exemple que la définition qu'il en donne en 1749 dans la Lettre sur les aveugles s'approche de celle d'Addison, qui en fait une faculté manipulant les seules idées acquises par la vision.  Or, même si, jusque dans ses derniers écrits, Diderot a maintenu un lien serré entre imagination et image, il en est venu à intégrer de manière plus prégnante dans sa définition une relation aux cinq sens et, par conséquent, à en faire une faculté de reconstituer des objets sous une forme sensible.


  Par-delà cette polysémie, les penseurs des Lumières françaises reviennent constamment à certaines lignes de force au sujet de l'imagination.  Ainsi, tous s'entendent généralement pour en faire une faculté mnémonique retraçant les propriétés sensibles des objets.  On se souviendra, à cet égard, de la définition exemplaire qu'en donne Condillac dans son Traité des sensations (1754) : « L'imagination est la mémoire même, parvenue à toute la vivacité dont elle est susceptible. »  De plus, on attribue couramment à l'imagination le pouvoir de combiner des propriétés sensibles pour constituer des objets qui n'ont jamais été perçus comme tels dans l'expérience.  C'est dans ce pouvoir que se trouve la condition de possibilité de ce qui fera l'objet de cette étude, à savoir une certaine productivité de l'esprit.  Or, il se trouve que c'est sur ce point qu'on observe le plus grand nombre de divergences dans les explications, justifications et condamnations du travail de l'imagination.  Enfin, sur le plan de la théorie du langage, les philosophes donnent souvent à l'imagination le rôle de construction ou de présentation de l'objet signifié par les éléments discursifs (mot, phrase, discours, etc.), présupposant, dans l'ordre d'un nominalisme qui ne confère de réalité qu'aux individus, que le support du sens des mots, même des plus abstraits, demeure toujours une image mentale singulière.


  Ceci dit, si c'est le caractère productif de l'imagination qui cause le plus de mésentente aux philosophes des Lumières, c'est qu'ils ne s'accordent pas tous sur ses modalités opératoires, ni, conséquemment, sur son statut gnoséologique.  De manière excessivement schématique, on peut dégager trois grandes tendances qui traverseront le dix-huitième siècle.  


  1. On trouvera d'abord, prolongeant les doctrines du classicisme, un point de vue quelque peu conservateur, dont Voltaire se fera l'écho : dans son article « Imagination » pour l'Encyclopédie, rappelant le Descartes des Passions de l'âme, il n'accorde de légitimité aux productions de l'imagination que si elle est accompagnée de volonté et d'entendement – ce que Voltaire nomme imagination active, pour l'opposer à l'imagination passive qui n'est qu'un simple rappel de sensations provoqué par des mécanismes physiologiques.  En d'autres termes, l'imagination doit être conduite par ces deux facultés qui attestent de la liberté humaine, elle doit être soumise, si l'on veut, à l'autonomie de la raison pour être considérée comme faculté d'invention, sans quoi elle se trouve reléguée au rang de source de nos songes, de nos passions ou de nos erreurs.  
  2.  À un autre bout du spectre, on trouvera un La Mettrie, dont le radicalisme, proche, dans plusieurs de ses formulations, du matérialisme hobbesien, se manifeste dans la réduction de toutes les opérations de l'esprit à des modifications de l'imagination.  La Mettrie en effet n'hésite pas à affirmer : « Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s'imagine, et que toutes les parties de l'âme peuvent être réduites à la seule imagination, qui les forme toutes. » 
  3. Entre ces deux attitudes, on pourrait alors situer un Condillac, dont la position, beaucoup plus complexe et nuancée, tend à faire de l'imagination un levier au rôle fondamental dans le développement des facultés cognitives.  L'Essai sur l'origine des connaissances humaines a montré que le progrès des facultés de l'âme était tributaire de l'usage des signes ; or, cet usage dépend des modalités spécifiquement humaines du fonctionnement de l'imagination, dont la plus grande puissance, comparée à l'imagination animale, a permis le surgissement de la faculté de réflexion, sur laquelle repose la connaissance théorique.  À tout prendre, c'est aussi dans cette ligne intermédiaire  qu'il faudrait placer Diderot, dont le sensualisme, comme on l'a souvent noté, est fortement inspiré par les développements de l'Essai de Condillac.  Toutefois, Diderot n'aura de cesse, jusqu'au moins en 1767 – où l'on trouve les formulations les plus décisives sur cette question –, de prendre ses distances par rapport à ses contemporains sur un certain nombre de points cruciaux dans l'analyse de ce que j'ai appelé la productivité de l'esprit.


  Étonnamment, en effet, les divergences qu'on observe entre les philosophes des Lumières laissent, pour ainsi dire, intact ce fait que l'imagination, aussi haut puisse-t-elle s'élever sur le plan épistémique, ne saurait avoir plus qu'une fonction heuristique, en facilitant l'exercice du jugement par le maintien de plusieurs perceptions présentes à l'esprit ou en imageant le discours pour en faciliter la saisie.  L'un des facteurs ayant contribué à perpétuer ce cadre gnoséologique doit être mis au compte, me semble-t-il, de la persistance d'un motif typique du rationalisme à l'intérieur du sensualisme, à savoir le maintien des idées sensibles dans l'ordre du confus, et la caractérisation de la connaissance distincte, résultat de l'abstraction, comme degré le plus élevé de la clarté.  Ce motif suppose que toutes les marques permettant la reconnaissance des objets connus distinctement peuvent effectivement en être détachées pour être considérées et énoncées séparément et successivement.  Le corollaire devenant que ces marques, abstraites des objets, constituent les éléments primitifs servant de matériau à la formation de tout objet complexe, et ce, tant par l'esprit que par la nature elle-même.  Là est la condition de possibilité de cette caractéristique universelle proposée par Leibniz, et que Condillac a reprise à son compte dans le projet d'une langue des calculs.
  Il apparaît que le travail effectué par Diderot sur des problèmes esthétiques est un vecteur qui a rendu possible l'élaboration d'une conception de l'imagination rompant avec ces modèles hérités du rationalisme classique.  Ce qui suit voudrait rendre compte de certains aspects de cette élaboration : celle-ci s'appuie en premier lieu sur un renouvellement de la manière de définir l'analyse annoncé par une critique que Diderot adresse à Locke.  De là, on parvient à une façon particulière à Diderot de définir la dynamique engagée dans la formation des concepts où, en un premier sens, se découvre la productivité de l'esprit.  Par un effet de retour, cette productivité exige une reformulation de la théorie de l'invention, catégorie essentielle de l'esthétique de Diderot, puisqu'elle renvoie au problème du génie.  Or, de tout ce mouvement, aucun texte ne rend mieux compte que le Salon de 1767, sur lequel, en conclusion, j'attire brièvement l'attention pour en dégager certains points qu'éclairent, du moins je l'espère, les développements qui suivent.

Diderot, Imagination

Un projet de post autour de la question de Diderot et de l'imagination. Problème rencontré en cours avec le texte "Génie" de l'Encyclopédie, attribué à Saint-Lambert mais où on reconnaît d'ordinaire l'influence de Diderot. Dans le début de l'article, l'imagination apparaît comme la faculté qui a un rôle pivot permettant de passer à une conception de l'esprit passive où les idées naissent des sensations à une conception plus dynamique :
Lorsque l'ame a été affectée par l'objet même, elle l'est encore par le souvenir; mais dans l'homme de génie, l'imagination va plus loin; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu'il ne les a reçûes, parce qu'à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment.
Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas, il voit; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence & l'obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde; il est glacé par le sifflement des vents; il est brûlé par le soleil; il est effrayé des tempêtes. L'ame se plaît souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l'augmenter ; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l'amusent.
Pour continuer sur ce point, trois articles trouvés sur internet et pas encore lus :

Imagination et invention chez Diderot, de Mitia Roux-Beaune (2006)

Puissance de l'imagination chez Alexander Gerard, de Daniel Dumouchel (2006)

L'esprit créateur de Diderot, de Robert Niklaus (1968)

De l'article de ce dernier, j'extrais ce passage qui en son début revient sur la question de l'imagination et son rôle dans la création artistique selon Diderot :

Diderot est revenu souvent sur l'imagination, qui est pour lui, et bien avant les romantiques, la qualité dominante du poète. Il la définit à plusieurs reprises. « L'imagination, dit-il dans son Discours sur la poésie dramatique (1758), est la faculté de se rappeler des images », soulignant par là non seulement le rôle capital des images, mais celui de la mémoire. Ailleurs, il écrit : « Imagination, mémoire, même qualité sous deux noms différents. Imagination s'il est de l'être sentant, image ou fantôme ; mémoire si, le fantôme s'évanouissant, il ne reste qu'un mot » (11). C'est la mémoire qui permet l'imitation et on peut la distinguer ainsi de l'imagination : « La mémoire est un copiste fidèle. L'imagination est un coloriste » (12). C'est cette faculté d'imagination avec sa qualité picturale qui « permet de se peindre les objets absents comme s'ils étaient présents, d'emprunter aux objets sensibles des images qui servent de comparaison, d'attacher à un mot abstrait un corps » (13). Margaret Gilman a montré comment imagination, mémoire, enthousiasme et technique, sensibilitéet jugement doivent présider selon Diderot à la création de l'oeuvre artistique, et elle a indiqué en quoi cette conception est originale, dépassant même celle des écrivains du XIXe siècle. Mais Diderot se garde de nous faire croire à une activité proprement créatrice : « L'imagination, dit-il, ne crée rien, elle imite, elle compare, combine, exagère, agrandit, rapetisse. Elle s'occupe sans cesse de ressemblances » (14). La création artistique est donc essentiellement illusion, l'illusion de l'art qui, se fondant sur des analogies existant par la nature des choses, nous fait prendre un mensonge pour la réalité, l'apparence pour la vie, de façon à mieux interpréter la réalité et la vie. La valeur esthétique sera dans la qualité de la vision et de l'interprétation. Nous partageons avec l'artiste ou le poète ces facultés, mais ce qui nous manque, « c'est une âme qui se tourmente, un esprit violent, une imagination forte et brillante, une lyre qui ait plus de cordes... » (15). Nous rejoignons enfin le problème de l'expression. En effet, comme Diderot le dit, « quand on a de la verve, des concepts rares, une manière d'apercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver l'expression singulière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui attache et qui frappe » (16). Créer, c'est imiter si l'on veut, mais où alors trouver le modèle dont on a besoin ? « Dans l'âme, dans l'esprit, dans l'imagination plus ou moins vive, dans le coeur plus ou moins chaud de l'auteur » (17), nous dit-il. Il ne faut donc pas confondre un modèle intérieur avec un modèle extérieur. C'est là poser toute la question de l'expression. M. T. Cartwright, dans une thèse de doctorat de l'université d'Aix qui doit paraître dans un prochain numéro des Diderot Studies, traite en détail ce sujet à partir d'une étude de la critique d'art. Pour Diderot, l'éclosion de l'inspiration artistique est vraiment une explosion. L'apologie des passions prend ici tout son sens. « Voyez cet arbre, s'écrie Diderot au début de ses Pensées philosophiques, c'est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l'étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu'à ce que l'hiver vienne le dépouiller de sa chevelure. » L'image choisie exprime la pensée et le tempérament de l'auteur tout à la fois. Chaque artiste a ainsi sa gamme d'images propres qu'il doit trouver, son beau personnel dont la figuration ne dérive plus des règles de l'imitation, d'une présentation d'un beau idéal, à moins que celui-ci ne soit le modèle intérieur de l'artiste. Diderot a donné d'ores et déjà l'impulsion expressive qui permettra à création et à expression de se rapprocher sinon toutefois de s'identifier. Le libre jeu de l'expression doit traduire sans voile l'activité libre de l'esprit. Diderot lui-même alors projette hors de lui ce qu'il trouve en lui. Il est capable de dédoublement, mais reste incapable de cet acte de distanciation sur lequel naguère Georges Poulet a attiré notre attention. Tout pour lui doit être présent. Créer, c'est prendre sur le vif, capter l'instan tandée l'esprit et de la vie, c'est être avant la lettre un expressionniste, comme M. Cartwright le dit fort bien. Cependant,créer le quasi-vivant par le geste, la pantomime, le langage, la musique, les innombrables transpositions, suppose manifestement un travail d'art. Si l'artiste, le poète doit trouver le raccourci expressif qui seul rend l'originalité de sa pensée avec l'intensité, le timbre juste, s'il doit traduire l'allure primesautière, la verve, l'inattendu qui caractérisenttel personnage de roman, et rendre ses ripostes à brûle-pourpoin au cours de digressions qui sont des parodies de la vie, ce ne peut être que grâce à un art mensonger des plus savants. C'est par son travail de critique d'art que Diderot a pu approfondir le rôle pictural et emblématique de l'oeuvre d'art, les hiéroglyphes de l'écriture d'abord examinées dans sa Lettre sur les sourds et muets. Il s'aperçoit qu'à force de regarder l'on recrée et que les transpositions d'oeuvres plastiques en oeuvres littéraires permettent d'approfondir un processus qui s'accomplit toujours en nous. A la fin de sa carrière, à l'époque des Salons, on observe un raffinement de ses moyens d'expression. Signalons en passant qu'après des efforts curieux dans divers sens, marqués par l'emploi de genres tels que lettres, essais, rêves, pensées, paradoxes, il remporte un très beau succès littéraire : celui de trouver la meilleure affabulation de son idée en inventant une forme nouvelle et qui lui est restée propre : conte moral, rapsodie, sotie ou nouveau roman. Et pour ce qui est de ses personnages, soeur Suzanne, le neveu de Rameau, Jacques le fataliste, la force de leurs idées bien plus que leur caractère leur donne vie et personnalité. Leur être profond, unique, leur véritable identité, qui s'affirme souvent par opposition au Moi-Diderot, leur donnent l'apparence de monstres hors du commun et pourtant dans la nature, espèces d'hippogriffes, de faunes, de centaures, de sphinx, de dragons ailés que l'on accepte parce que les proportions y sont, une harmonie supérieure qui reflète celle de la nature, une vérité poétique. Cette vérité poétique se trouve en soi. Diderot, l'homme du dialogue, est un nouveau Socrate qui connaît bien son démon familier avec lequel il s'entretient sans cesse, qui lui permet de développer sa pensée en tenant compte des faits aussi bien que d'opinions en apparence contradictoires, et d'avancer pas à pas sur le chemin de la connaissance. Le jeu de l'imagination créatrice devient un jeu très sérieux qui n'exclut nullement le trompe-Foeil ni l'illusion, et qui, par ses analogies profondes avec le monde, fait écho aux manifestations disparates de la nature, fût-ce la nature humaine. Il s'agit de trouver l'expression juste pour une certaine réalité prise à un certain moment. L'expression heureuse qui permet de rendre après des tâtonnements l'instantané de l'esprit et de la vie, n'est donc pas en fin de compte coïncidence, et la puissance suggestive, la magie évocatrice du poète n'a de résonance dans notre esprit que dans la mesure où le poème éveille en nous une sixième corde harmonique (18). « L'art de créer des êtres qui ne sont pas, à l'imitation de ceux qui sont, est de la vraie poésie, » dit encore Diderot (19).

 
(11) A.-T., XV, 110.
(12) A. -T., IX, 369.
(13) A. -T., IX, 364.
(14) Salon de 1767.
 (15) A.-T., V, 250.
(16) A.-T., XI, 187.
(17) Cf. A.-T., XII, 128-9.
(18) Pour ce faire, il faut trouver des images, des hiéroglyphes qui
donnent une qualité inspirationnelle à l'expression.
« Toute poésie est emblématique », dit Diderot (A.-T., I, 374). Elle vise
à traduire « le tableau mouvant » qu'est notre âme (A.-T., I, 369). Cf. H.
Dieckmann, Cinq leçons sur Diderot, Droz, 1959, 115.
(19) A.-T., II, 183.

Niklaus Robert. L'esprit créateur de Diderot. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1968, N°20. pp.
39-54.
doi : 10.3406/caief.1968.897
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1968_num_20_1_897