mardi 15 novembre 2011

Diderot, Imagination (2) : introduction de l'article de Mitia Roux-Beaune

Autour du problème de la façon dont est conçue l'imagination au XVIIIe, je cite le début de l'article de Roux-Beaune, dans le numéro 12 de la Revue canadienne d'esthétique (été 2006) :

  Si l'on compare les différentes manières d'expliquer les mécanismes de l'imagination et de l'invention dans les Lumières françaises, on constate qu'elles forment un terrain des plus fertiles pour saisir certains aspects de l'amalgame particulier d'empirisme et de rationalisme qui les caractérise.  De fait, l'imagination est un foyer où affluent tant de discours – philosophie de la connaissance, philosophie morale (par la théorie des passions), rhétorique, poétique, théorie de la peinture, physiologie, et j'en passe – que ces lettrés qu'étaient les philosophes des Lumières emploient souvent le terme diversement selon les contextes scripturaux où ils se situent, présupposant, à chaque fois, les acquis de l'un ou de l'autre de ces registres comme horizon de compréhension.  Et cela ne va pas sans affecter jusqu'aux développements théoriques qu'ils lui accordent.  En ce sens, le terme même tombe sous le coup d'une polysémie, en grande partie responsable des transformations historiques qu'il subit, au moins autant qu'elle en est un des effets.


  À ce titre, Diderot est sans conteste un cas de figure.  Comme l'a remarqué Margaret Gilman, le sens qu'il prête au terme « imagination » évolue sensiblement au fil de son œuvre, probablement parce qu'il est amené à en reformuler constamment la théorie pour répondre aux différents problèmes qu'il rencontre sur son parcours philosophique.  On sait par exemple que la définition qu'il en donne en 1749 dans la Lettre sur les aveugles s'approche de celle d'Addison, qui en fait une faculté manipulant les seules idées acquises par la vision.  Or, même si, jusque dans ses derniers écrits, Diderot a maintenu un lien serré entre imagination et image, il en est venu à intégrer de manière plus prégnante dans sa définition une relation aux cinq sens et, par conséquent, à en faire une faculté de reconstituer des objets sous une forme sensible.


  Par-delà cette polysémie, les penseurs des Lumières françaises reviennent constamment à certaines lignes de force au sujet de l'imagination.  Ainsi, tous s'entendent généralement pour en faire une faculté mnémonique retraçant les propriétés sensibles des objets.  On se souviendra, à cet égard, de la définition exemplaire qu'en donne Condillac dans son Traité des sensations (1754) : « L'imagination est la mémoire même, parvenue à toute la vivacité dont elle est susceptible. »  De plus, on attribue couramment à l'imagination le pouvoir de combiner des propriétés sensibles pour constituer des objets qui n'ont jamais été perçus comme tels dans l'expérience.  C'est dans ce pouvoir que se trouve la condition de possibilité de ce qui fera l'objet de cette étude, à savoir une certaine productivité de l'esprit.  Or, il se trouve que c'est sur ce point qu'on observe le plus grand nombre de divergences dans les explications, justifications et condamnations du travail de l'imagination.  Enfin, sur le plan de la théorie du langage, les philosophes donnent souvent à l'imagination le rôle de construction ou de présentation de l'objet signifié par les éléments discursifs (mot, phrase, discours, etc.), présupposant, dans l'ordre d'un nominalisme qui ne confère de réalité qu'aux individus, que le support du sens des mots, même des plus abstraits, demeure toujours une image mentale singulière.


  Ceci dit, si c'est le caractère productif de l'imagination qui cause le plus de mésentente aux philosophes des Lumières, c'est qu'ils ne s'accordent pas tous sur ses modalités opératoires, ni, conséquemment, sur son statut gnoséologique.  De manière excessivement schématique, on peut dégager trois grandes tendances qui traverseront le dix-huitième siècle.  


  1. On trouvera d'abord, prolongeant les doctrines du classicisme, un point de vue quelque peu conservateur, dont Voltaire se fera l'écho : dans son article « Imagination » pour l'Encyclopédie, rappelant le Descartes des Passions de l'âme, il n'accorde de légitimité aux productions de l'imagination que si elle est accompagnée de volonté et d'entendement – ce que Voltaire nomme imagination active, pour l'opposer à l'imagination passive qui n'est qu'un simple rappel de sensations provoqué par des mécanismes physiologiques.  En d'autres termes, l'imagination doit être conduite par ces deux facultés qui attestent de la liberté humaine, elle doit être soumise, si l'on veut, à l'autonomie de la raison pour être considérée comme faculté d'invention, sans quoi elle se trouve reléguée au rang de source de nos songes, de nos passions ou de nos erreurs.  
  2.  À un autre bout du spectre, on trouvera un La Mettrie, dont le radicalisme, proche, dans plusieurs de ses formulations, du matérialisme hobbesien, se manifeste dans la réduction de toutes les opérations de l'esprit à des modifications de l'imagination.  La Mettrie en effet n'hésite pas à affirmer : « Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s'imagine, et que toutes les parties de l'âme peuvent être réduites à la seule imagination, qui les forme toutes. » 
  3. Entre ces deux attitudes, on pourrait alors situer un Condillac, dont la position, beaucoup plus complexe et nuancée, tend à faire de l'imagination un levier au rôle fondamental dans le développement des facultés cognitives.  L'Essai sur l'origine des connaissances humaines a montré que le progrès des facultés de l'âme était tributaire de l'usage des signes ; or, cet usage dépend des modalités spécifiquement humaines du fonctionnement de l'imagination, dont la plus grande puissance, comparée à l'imagination animale, a permis le surgissement de la faculté de réflexion, sur laquelle repose la connaissance théorique.  À tout prendre, c'est aussi dans cette ligne intermédiaire  qu'il faudrait placer Diderot, dont le sensualisme, comme on l'a souvent noté, est fortement inspiré par les développements de l'Essai de Condillac.  Toutefois, Diderot n'aura de cesse, jusqu'au moins en 1767 – où l'on trouve les formulations les plus décisives sur cette question –, de prendre ses distances par rapport à ses contemporains sur un certain nombre de points cruciaux dans l'analyse de ce que j'ai appelé la productivité de l'esprit.


  Étonnamment, en effet, les divergences qu'on observe entre les philosophes des Lumières laissent, pour ainsi dire, intact ce fait que l'imagination, aussi haut puisse-t-elle s'élever sur le plan épistémique, ne saurait avoir plus qu'une fonction heuristique, en facilitant l'exercice du jugement par le maintien de plusieurs perceptions présentes à l'esprit ou en imageant le discours pour en faciliter la saisie.  L'un des facteurs ayant contribué à perpétuer ce cadre gnoséologique doit être mis au compte, me semble-t-il, de la persistance d'un motif typique du rationalisme à l'intérieur du sensualisme, à savoir le maintien des idées sensibles dans l'ordre du confus, et la caractérisation de la connaissance distincte, résultat de l'abstraction, comme degré le plus élevé de la clarté.  Ce motif suppose que toutes les marques permettant la reconnaissance des objets connus distinctement peuvent effectivement en être détachées pour être considérées et énoncées séparément et successivement.  Le corollaire devenant que ces marques, abstraites des objets, constituent les éléments primitifs servant de matériau à la formation de tout objet complexe, et ce, tant par l'esprit que par la nature elle-même.  Là est la condition de possibilité de cette caractéristique universelle proposée par Leibniz, et que Condillac a reprise à son compte dans le projet d'une langue des calculs.
  Il apparaît que le travail effectué par Diderot sur des problèmes esthétiques est un vecteur qui a rendu possible l'élaboration d'une conception de l'imagination rompant avec ces modèles hérités du rationalisme classique.  Ce qui suit voudrait rendre compte de certains aspects de cette élaboration : celle-ci s'appuie en premier lieu sur un renouvellement de la manière de définir l'analyse annoncé par une critique que Diderot adresse à Locke.  De là, on parvient à une façon particulière à Diderot de définir la dynamique engagée dans la formation des concepts où, en un premier sens, se découvre la productivité de l'esprit.  Par un effet de retour, cette productivité exige une reformulation de la théorie de l'invention, catégorie essentielle de l'esthétique de Diderot, puisqu'elle renvoie au problème du génie.  Or, de tout ce mouvement, aucun texte ne rend mieux compte que le Salon de 1767, sur lequel, en conclusion, j'attire brièvement l'attention pour en dégager certains points qu'éclairent, du moins je l'espère, les développements qui suivent.

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