mardi 15 novembre 2011

Diderot, Imagination

Un projet de post autour de la question de Diderot et de l'imagination. Problème rencontré en cours avec le texte "Génie" de l'Encyclopédie, attribué à Saint-Lambert mais où on reconnaît d'ordinaire l'influence de Diderot. Dans le début de l'article, l'imagination apparaît comme la faculté qui a un rôle pivot permettant de passer à une conception de l'esprit passive où les idées naissent des sensations à une conception plus dynamique :
Lorsque l'ame a été affectée par l'objet même, elle l'est encore par le souvenir; mais dans l'homme de génie, l'imagination va plus loin; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu'il ne les a reçûes, parce qu'à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment.
Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas, il voit; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence & l'obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde; il est glacé par le sifflement des vents; il est brûlé par le soleil; il est effrayé des tempêtes. L'ame se plaît souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l'augmenter ; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l'amusent.
Pour continuer sur ce point, trois articles trouvés sur internet et pas encore lus :

Imagination et invention chez Diderot, de Mitia Roux-Beaune (2006)

Puissance de l'imagination chez Alexander Gerard, de Daniel Dumouchel (2006)

L'esprit créateur de Diderot, de Robert Niklaus (1968)

De l'article de ce dernier, j'extrais ce passage qui en son début revient sur la question de l'imagination et son rôle dans la création artistique selon Diderot :

Diderot est revenu souvent sur l'imagination, qui est pour lui, et bien avant les romantiques, la qualité dominante du poète. Il la définit à plusieurs reprises. « L'imagination, dit-il dans son Discours sur la poésie dramatique (1758), est la faculté de se rappeler des images », soulignant par là non seulement le rôle capital des images, mais celui de la mémoire. Ailleurs, il écrit : « Imagination, mémoire, même qualité sous deux noms différents. Imagination s'il est de l'être sentant, image ou fantôme ; mémoire si, le fantôme s'évanouissant, il ne reste qu'un mot » (11). C'est la mémoire qui permet l'imitation et on peut la distinguer ainsi de l'imagination : « La mémoire est un copiste fidèle. L'imagination est un coloriste » (12). C'est cette faculté d'imagination avec sa qualité picturale qui « permet de se peindre les objets absents comme s'ils étaient présents, d'emprunter aux objets sensibles des images qui servent de comparaison, d'attacher à un mot abstrait un corps » (13). Margaret Gilman a montré comment imagination, mémoire, enthousiasme et technique, sensibilitéet jugement doivent présider selon Diderot à la création de l'oeuvre artistique, et elle a indiqué en quoi cette conception est originale, dépassant même celle des écrivains du XIXe siècle. Mais Diderot se garde de nous faire croire à une activité proprement créatrice : « L'imagination, dit-il, ne crée rien, elle imite, elle compare, combine, exagère, agrandit, rapetisse. Elle s'occupe sans cesse de ressemblances » (14). La création artistique est donc essentiellement illusion, l'illusion de l'art qui, se fondant sur des analogies existant par la nature des choses, nous fait prendre un mensonge pour la réalité, l'apparence pour la vie, de façon à mieux interpréter la réalité et la vie. La valeur esthétique sera dans la qualité de la vision et de l'interprétation. Nous partageons avec l'artiste ou le poète ces facultés, mais ce qui nous manque, « c'est une âme qui se tourmente, un esprit violent, une imagination forte et brillante, une lyre qui ait plus de cordes... » (15). Nous rejoignons enfin le problème de l'expression. En effet, comme Diderot le dit, « quand on a de la verve, des concepts rares, une manière d'apercevoir et de sentir originale et forte, le grand tourment est de trouver l'expression singulière, individuelle, unique, qui caractérise, qui distingue, qui attache et qui frappe » (16). Créer, c'est imiter si l'on veut, mais où alors trouver le modèle dont on a besoin ? « Dans l'âme, dans l'esprit, dans l'imagination plus ou moins vive, dans le coeur plus ou moins chaud de l'auteur » (17), nous dit-il. Il ne faut donc pas confondre un modèle intérieur avec un modèle extérieur. C'est là poser toute la question de l'expression. M. T. Cartwright, dans une thèse de doctorat de l'université d'Aix qui doit paraître dans un prochain numéro des Diderot Studies, traite en détail ce sujet à partir d'une étude de la critique d'art. Pour Diderot, l'éclosion de l'inspiration artistique est vraiment une explosion. L'apologie des passions prend ici tout son sens. « Voyez cet arbre, s'écrie Diderot au début de ses Pensées philosophiques, c'est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l'étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu'à ce que l'hiver vienne le dépouiller de sa chevelure. » L'image choisie exprime la pensée et le tempérament de l'auteur tout à la fois. Chaque artiste a ainsi sa gamme d'images propres qu'il doit trouver, son beau personnel dont la figuration ne dérive plus des règles de l'imitation, d'une présentation d'un beau idéal, à moins que celui-ci ne soit le modèle intérieur de l'artiste. Diderot a donné d'ores et déjà l'impulsion expressive qui permettra à création et à expression de se rapprocher sinon toutefois de s'identifier. Le libre jeu de l'expression doit traduire sans voile l'activité libre de l'esprit. Diderot lui-même alors projette hors de lui ce qu'il trouve en lui. Il est capable de dédoublement, mais reste incapable de cet acte de distanciation sur lequel naguère Georges Poulet a attiré notre attention. Tout pour lui doit être présent. Créer, c'est prendre sur le vif, capter l'instan tandée l'esprit et de la vie, c'est être avant la lettre un expressionniste, comme M. Cartwright le dit fort bien. Cependant,créer le quasi-vivant par le geste, la pantomime, le langage, la musique, les innombrables transpositions, suppose manifestement un travail d'art. Si l'artiste, le poète doit trouver le raccourci expressif qui seul rend l'originalité de sa pensée avec l'intensité, le timbre juste, s'il doit traduire l'allure primesautière, la verve, l'inattendu qui caractérisenttel personnage de roman, et rendre ses ripostes à brûle-pourpoin au cours de digressions qui sont des parodies de la vie, ce ne peut être que grâce à un art mensonger des plus savants. C'est par son travail de critique d'art que Diderot a pu approfondir le rôle pictural et emblématique de l'oeuvre d'art, les hiéroglyphes de l'écriture d'abord examinées dans sa Lettre sur les sourds et muets. Il s'aperçoit qu'à force de regarder l'on recrée et que les transpositions d'oeuvres plastiques en oeuvres littéraires permettent d'approfondir un processus qui s'accomplit toujours en nous. A la fin de sa carrière, à l'époque des Salons, on observe un raffinement de ses moyens d'expression. Signalons en passant qu'après des efforts curieux dans divers sens, marqués par l'emploi de genres tels que lettres, essais, rêves, pensées, paradoxes, il remporte un très beau succès littéraire : celui de trouver la meilleure affabulation de son idée en inventant une forme nouvelle et qui lui est restée propre : conte moral, rapsodie, sotie ou nouveau roman. Et pour ce qui est de ses personnages, soeur Suzanne, le neveu de Rameau, Jacques le fataliste, la force de leurs idées bien plus que leur caractère leur donne vie et personnalité. Leur être profond, unique, leur véritable identité, qui s'affirme souvent par opposition au Moi-Diderot, leur donnent l'apparence de monstres hors du commun et pourtant dans la nature, espèces d'hippogriffes, de faunes, de centaures, de sphinx, de dragons ailés que l'on accepte parce que les proportions y sont, une harmonie supérieure qui reflète celle de la nature, une vérité poétique. Cette vérité poétique se trouve en soi. Diderot, l'homme du dialogue, est un nouveau Socrate qui connaît bien son démon familier avec lequel il s'entretient sans cesse, qui lui permet de développer sa pensée en tenant compte des faits aussi bien que d'opinions en apparence contradictoires, et d'avancer pas à pas sur le chemin de la connaissance. Le jeu de l'imagination créatrice devient un jeu très sérieux qui n'exclut nullement le trompe-Foeil ni l'illusion, et qui, par ses analogies profondes avec le monde, fait écho aux manifestations disparates de la nature, fût-ce la nature humaine. Il s'agit de trouver l'expression juste pour une certaine réalité prise à un certain moment. L'expression heureuse qui permet de rendre après des tâtonnements l'instantané de l'esprit et de la vie, n'est donc pas en fin de compte coïncidence, et la puissance suggestive, la magie évocatrice du poète n'a de résonance dans notre esprit que dans la mesure où le poème éveille en nous une sixième corde harmonique (18). « L'art de créer des êtres qui ne sont pas, à l'imitation de ceux qui sont, est de la vraie poésie, » dit encore Diderot (19).

 
(11) A.-T., XV, 110.
(12) A. -T., IX, 369.
(13) A. -T., IX, 364.
(14) Salon de 1767.
 (15) A.-T., V, 250.
(16) A.-T., XI, 187.
(17) Cf. A.-T., XII, 128-9.
(18) Pour ce faire, il faut trouver des images, des hiéroglyphes qui
donnent une qualité inspirationnelle à l'expression.
« Toute poésie est emblématique », dit Diderot (A.-T., I, 374). Elle vise
à traduire « le tableau mouvant » qu'est notre âme (A.-T., I, 369). Cf. H.
Dieckmann, Cinq leçons sur Diderot, Droz, 1959, 115.
(19) A.-T., II, 183.

Niklaus Robert. L'esprit créateur de Diderot. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1968, N°20. pp.
39-54.
doi : 10.3406/caief.1968.897
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1968_num_20_1_897

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