mercredi 29 juin 2011

Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, chapitre I - Premier regard sur la poésie des temps présents (IV)

Novalis et sa conception de la poésie future

Friedrich privilégie les réflexions de Novalis plutôt que son oeuvre poétique, les trouvant "bien en avance sur celle-ci".

La réflexion de Novalis porte sur la poésie lyrique, identifiée à la poésie en soi.

Caractéristiques essentielles de la poésie :
- impossibilité de la précision
- distance infinie qui la sépare du reste de la littérature

Tension au sein de la définition de la poésie :
- "description des aspects sensibles et affectifs de l'être"
mais surtout et de façon plus novatrice
- le sujet poétique se définit comme "une sorte de neutralité affective", "le tout d'une intériorité qui ne saurait se réduire à aucune sensation précise".

Le poète dans la création poétique : conduit par "une froide réflexion".
"Le poète est un acier, pur et dur comme une pierre."

Poésie : mariage d'éléments hétérogènes dans des passages fulgurants. "Arme de défense contre la vie ordinaire".
Rupture du poète d'avec le monde des habitudes, le poète étant défini comme "devin" et "mage".

Mais à l'ancienne association de la poésie avec la magie, s'ajoutent les idées d'"algèbre" et de "construction" :
La poésie est "l'union de la puissance intellectuelle et de l'imagination."

Puissance d'incantation : le pouvoir du poète est de contraindre le lecteur "à voir une chose et à la ressentir comme je le veux."

Rôle central de l'imagination, définie comme le "plus grand bien de l'esprit", indépendante de "toutes les excitations du monde extérieur".
Langue poétique : langue autonome qui n'a pas pour but de communiquer quoi que ce soit, en cela comparable avec les "formules mathétiques" qui forment un monde indépendant.

Obscurité - privilège de la musicalité sur la signification du mot.
Le poète renonce aux caractéristiques des genres mineurs, "exactitude, précision, pureté, exhaustivité, ordre", au profit de qualités supérieures : "harmonie, euphonie".

Distinction langage et contenu au profit du premier :
"des poèmes qui ne veulent être que sonores et harmonieux, mais dépourvus de signification et de cohérence ; quelques strophes tout au plus semblent compréhensibles, simples fragments de choses diverses et éparses."

"L'obscurité et l'incohérence deviennent les conditions préalables à la suggestion poétique" :
"Je dirais presque l'obscurité doit percer à travers chaque poème."

Dépaysement : conduire à une patrie plus haute. "Opération" de la poésie : déduire l'inconnu du connu (cf. analyse algébrique). Rupture avec le monde de l'habitude, monde de la clarté.

Possibilité de compléter avec les remarques de Friedrich Schegel :
- distinction nécessaire du beau, du vrai et de l'éthique.
- nécessité d'une poétique du chaos
- l'excentrique et le monstrueux comme conditions préalables à l'originalité poétique.

mardi 28 juin 2011

Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, chapitre I - Premier regard sur la poésie des temps présents (III)

Préludes théoriques : Rousseau et Diderot


2e moitié du XVIIIe : apparition de signes prémonitoires de l'avénément de la poésie moderne.


Rousseau : intéressant ici en raison de la tension qui traverse son être entre une certaine acuité intellectuelle et certains mouvements affectifs, entre une pensée méthodique et logique et la soumission aux "utopies" du sentiment.

Chez Rousseau, volonté de rester seul face à lui-même et à la nature. Se placer au point zéro de l'histoire, dévalorisée par sa vision de la société (circonstances historiques : falsification).
Isolement et singularité de Rousseau :
"Le "moi" absolu qui se manifeste chez lui avec l'éloquence de la grandeur incomprise ouvre une fissure entre la personne et la société."
"Voir dans sa propre anomalie le garant de sa vocation."
Mise en place du "schéma d'une auto-analyse que l'on retrouvera facilement chez les poètes du siècle suivant".



Les Rêveries du promeneur solitaire : "expriment dans un domaine prérationnel une certitude existentielle" ; "crépuscule onirique, qui échappe au temps réel pour entrer dans le temps intérieur," qui ne distingue plus entre passé et présent, entre réalité et imagination.
On retrouvera dans la poésie du XIXe ce refus du temps objectif, "symbole haï d'une civilisation technicienne". (cf. Baudelaire, L'Horloge"; A.Machado)
Tentative de suppression de la différence entre l'imaginaire et le réel. Seule l'imagination donne le bonheur.
La Nouvelle Héloïse : "Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité ; et tel est le néant des choses humaines qu'hors de l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas."
Par ailleurs, l'imagination créatrice se situe par sa capacité à créer ce qui n'existe au dessus de ce qui existe.


Elever l'imagination "au rang d'une puissance qui connaît son caractère fallacieux, mais qui le revendique en même temps." Seule l'imagination peut satisfaire le besoin de l'intériorité de pouvoir se déployer.


En même temps, "disparaît l'obligation d'appliquer aux produits de l'imaginaire les critères de la réalité concrète et de la logique".


Diderot


Chez lui aussi, l'imagination est dotée "d'une place autonome qui lui permet de ne se mesurer qu'à elle-même."
Mais raisonnement différent de Rousseau.
Développement du concept d'imagination en rapport avec celui de génie
- Neveu de Rameau : dissociation du génie de la moralité
Diderot supprime le "rapport d'équivalence traditionnel entre la connaissance, le Beau et le Bon.
- Article Génie dans l'Encyclopédie, Au-delà d'un conception ancienne qui voit dans le génie "une force visionnaire mais naturelle et qui, à ce titre, a le droit d'ignorer les règles", Diderot affirme que "le génie a le droit de se mettre en marge de toutes les normes" et "de commettre des fautes".
"Ce sont précisément ces fautes étonnantes, déconcertantes, qui enflamment l'esprit. (...) Emporté par son vol souverain, (le génie) édifie des demeures qu'aucun être raisonnable n'habitera jamais. Ses créations sont des compositions parfaitement libres qu'il aime comme il aime un poème. Son pouvoir est beaucoup plus celui d'une création que d'une découverte, d'où la conclusion : "Le vrai et le faux ne sont plus les caractères distinctifs du génie."
Imagination : "puissance qui gouverne le génie", douée d'une "faculté d'être le mouvement autonome de forces intellectuelles dont la qualité se mesure à la grandeur des images produites, à la puissance d'action des concepts, à la puissance d'action des concepts, à un dynamisme absolu qui n'est plus lié à un contenu et qui laisse derrière lui toute distinction entre le bien et le mal, entre la vérité et l'erreur.
Prémisse de la dictature de l'imaginaire qui règnera au siècle suivant.

- Dans les Salons, Diderot "expose des idées tout à fait neuves sur les lois de la couleur et de la lumière, indépendamment du sujet traité par le peintre."
Mise en rapport très moderne - en rupture avec le ut pictora poesis - des analyses sur la peinture et sur la poésie : "Diderot comprend que le "ton" a pour le vers la même valeur que la couleur pour le tableau", ce qu'il appelle "magie du ryhtme" touchant l'oeil et l'oreille "plus profondément que (...) l'exactitude objective" ("la clarté est nuisible")
"Poète, sois obscur !"
"La poésie n'est déjà plus pour Diderot par principe l'expression d'un contenu objectif. Elle est un mouvement de l'émotion créé par une libre invention métaphorique qui peut "se jeter dans tous les extrêmes" et par un ensemble de "tons" tout aussi opposés les uns aux autres."
Annonce de la "supériorité décisive de la magie de la langue sur le contenu qu'elle exprime, de la pure dynamique de l'image sur sa propre signification."
Annonce de Baudelaire et de la poésie moderne "que l'on pourra dire abstraite".


Théorie de la compréhension de l'oeuvre. "Le contact établi entre l'oeuvre et le lecteur ne relève pas de l'entendement mais de la suggestion magique."
Elargissement du concept de beau : le désordre et le chaos deviennent "esthétiquement représentables" et l'étonnement devient "un effet esthétique licite".









Irme Kertész, Le refus, extrait - l'esthétique des "humanistes professionnels"

Irme Kerktész, Le Refus, p.40-41 (Babel, 2006)


Le narrateur est devant un lecteur de la maison d'édition à laquelle il a envoyé son manuscrit ; ce dernier craint que le roman ne soit "amer".


C'est alors seulement que j'ai vu que j'étais en face d'un humaniste professionnel : or les humanistes professionnels voudraient croire qu'Auschwitz est arrivé uniquement à ceux auxquels il est arrivé précisément à cet endroit-là, en ce temps-là, mais que ceux auxquels il n'est pas arrivé précisément à cet endroit-là et en ce moment-là, c'est-à-dire la plupart des autres, les gens - l'Homme! - eh bien, il ne leur est rien arrivé du tout. C'est-à-dire que l'éditeur aurait voulu lire dans mon roman que, malgré et justement malgré le fait que cela m'était arrivé à cet endroit-là en ce temps-là, Auschwitz ne m'avait pas sali. Sauf qu'il m'avait sali. Il est vrai, d'une autre façon que ceux qui m'y avaient emmené, mais je suis moi aussi devenu sale : voilà qui est essentiel, à mon avis. Je dois cependant admettre, comment pourrais-je faire autrement, qu'il est à craindre que celui qui prend mon roman dans les mains avec de bonnes intentions et se met à le lire innocemment risque d'être quelque peu mêlé à cette saleté.
Je comprends donc très bien qu'un humaniste soit irrité par mon roman. Je suis moi aussi irrité par les humanistes professionnels, parce qu'à travers leurs attentes, ils aspirent à mon anénantissement : ils veulent invalider mon expérience. Sauf qu'il est arrivé quelque chose à cette expérience qui, à ma grande stupeur, a tourné à mon désavantage : dans l'intervalle, elle s'est transformée au fond de moi, allez savoir comment, en une conviction esthétique inébranlable. La différence entre mon point de vue et celui de cet homme découlait clairement de la différence de nos convictions personnelles : mais tout était gâché parce que, du moins symboliquement, mon roman se trouvait entre nous.

dimanche 26 juin 2011

Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, chapitre I - Premier regard sur la poésie des temps présents (II)

Catégories négatives

La rupture entre la poésie moderne et la poésie antérieure se manifeste dans la manière dont la première se définit essentiellement par le recours à des catégories négatives.

- La poésie antérieure : "espace sonore de la société", dont la fonction est de donner "une image idéalisée des thèmes et situations de la vie courante" et d'opérer "une opération cathartique et bénéfique".

- Processus de rupture entre la société et la poésie qui devient "une lamentation sur les méfaits de la science enlevant au monde son mystère et sur la disparition du sens poétique dans le public."
- Processus de rupture aussi face aux autres genres : "elle s'affirma comme la manifestation la plus haute et la plus pure de la création littéraire."
Dès lors, elle "s'arrogea la liberté de dire tout ce que lui inspiraient une imagination impérieuse, une intériorité élargie aux mesures de l'inconscient et enfin un jeu avec une transcendance qui ne se réfère plus à rien."

Les catégories définitionnelles de la poésie antérieure à la poésie moderne :
Goethe : pour lui, la poésie fait naître bien-être, joie, plénitude harmonieuse.
- le malheur se métamorphose en bénédiction ;
- fonction de la poésie : nous permet de regarder la condition humaine comme "quelque chose dont on puisse se féciliter"; elle nous donne "la félicité intérieure"
- qualité formelle : aspect signifiant du mot, langue "maîtrisée", procédant avec "une silencieuse prudence et précision".
De même chez Schiller,
"la poésie est l'idéalisation de son objet sans laquelle elle ne mériterait plus de porter le nom de poésie."
Le poème fuit les "singularités" pour atteindre une "universalité idéale".

La nouvelle poésie recourt à des catégories essentiellement négatives, appliquées de façon croissante aux aspects formels plus qu'aux contenus.
Novalis :
La poésie repose sur une "production intentionnellement fondée sur le hasard". Elle présente la chose selon "un enchaînement libre et fortuit".
"Plus un poème, situé dans l'espace et dans le temps, sera personnel, plus près on se trouvera de l'idée de poésie elle-même."
Lautréamont : rôle prémonitoire dans la définition des caractéristiques permettant de cerner la poésie moderne.
La poésie moderne se définit par "l'angoisse, le désarroi, la déchéance, la distorsion de tous les éléments, la prédominance du singulier, de l'exceptionnel, l'obscurité, les ravages de l'imagination, le sombre et le sinistre, les déchirements entre les contrastes les plus extrêmes, l'attrait du néant."
Si on se réfère aux ouvrages critiques consacrés à la poésie moderne au niveau européen,
on trouve les catégories suivantes :
dépaysement, dissolution des éléments quotidiens, disparition de l'idée d'ordre, incohérence, aspect fragmentaire, caractère interchangeable des éléments, style énumératif, poésie dépoétisée, fulgurances destructrices, etc...

Question : "Pourquoi l'acte poétique moderne se décrit avec une plus grande précision à l'aide de ces catégories négatives plutôt que positives ?"
Problème de la définition historique de cette poésie.
Deux hypothèses en présence
  • les poètes modernes "sont si bien en avance sur nous qu'aucun concept positif ne peut les saisir"
  • impossibilité définitive d'assimilation.

mardi 21 juin 2011

Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, chapitre I - Premier regard sur la poésie des temps présents

Prise de notes de l'ouvrage de Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne (1956)


Friedrich part d'un double constat : difficulté de la poésie européenne du XXe mais aussi "surprenante richesse".


Caractère commun de la poésie du XXe siècle : l'obscurité, source de fascination et de déconcertation pour le lecteur.
 "La poésie peut être transmise avant même d'être comprise." (T.S.Eliot)

Fascination exercée par la magie verbale, le mystère / désorientation de l'entendement = dissonance, tension provoquée dans l'esprit du lecteur, inquiétude.
Remarque de Stravinsky, tirée de sa Poétique musicale, affirmant la valeur intrinsèque de la dissonance : "Rien ne nous oblige à chercher notre satisfaction dans l'apaisement. Depuis plus d'un siècle, les exemples s'accumulent d'un style où la dissonance s'affirme en pleine liberté La dissonance est devenue un élément en soi."


Revendication de l'obscurité :
Baudelaire : "gloire à ne pas être compris".

Gottfrieb Benn : l'acte d'écrire consiste à "élever les choses décisives jusqu'à la langue de l'incompréhensible, se consacrer à des choses qui ont mérité que l'on ne veuille en convaincre personne."
Montale : "Personne n'écrirait plus de poésie si le problème était de se rendre compréhensible."


"Le poème prétend plutôt se présenter comme une structure se suffisant à elle-même, multiple dans le rayonnement de ses significations, composée d'un réseau de tensions et de forces absolues qui exercent une action indirecte sur les couches de l'être qui n'ont pas encore accès au monde rationnel et qui enfin mettent en mouvement l'auréole sémantique qui enveloppe les concepts."


Autres procédés instaurant cette tension due aux dissonances : 
- aspects archaïques, mystique, occulte / extrême intellectualité, 
- simplicité de l'expression / complexité du contenu
...
La poésie moderne face aux réalités : les conduire jusqu'au domaine de l'inhabituel, les rendre étrangères et les déformer.
Réalité détachée de l'ordre du temps, de l'espace, des éléments concrets ou de ceux de l'âme.


Refus de la conception romantique de la poésie lyrique comme "demeure de l'âme" que le lecteur vient partager avec les autres âmes sensibles.


Déshumanisation du poète lui-même, réduit à une "intelligence appliquée à l'acte poétique", à "un opérateur travaillant sur la langue".
Poète devenu une "voix multiple et absolue de la pure subjectivité".
Gottfried Benn : "L'âme ? Je n'en ai pas."


Aspect agressivement dramatique de la poésie moderne : 
- rapports établis entre les thèmes et les sujets se heurtant, entre thèmes et écriture, 
- agressivité dans la relation au lecteur


Nature de la langue poétique :
- par nature, différente de la langue normale, vouée à la communication. 
Mais la différence qui était une différence de degré jusqu'à la 1ère moitié du XIXe, devient de nature.
"La langue poétique prend le caractère d'une tentative expérimentale d'où surgissent des combinaisons qui n'ont pas été déterminées par le sens du poème, mais qui, au contraire, le font naître."
Langage qui "ne communique plus un objet."


"A-normalité" de la poésie contemporaine : contrairement aux ruptures d'écriture précédentes, la poésie contemporaine reste "inassimilable" (Mallarmé, Rimbaud).

Méthodologie : docilité à la logique du poème.
"La connaissance de cette poésie admet cette compréhension difficile ou impossible comme l'une des premières caractéristiques de cette volonté stylistique."
"La connaissance de cette poésie doit finir pourtant par suivre la multiplicité des significations des textes en se conformant elle-même au processus que ces textes veulent déclencher chez le lecteur : ce processus est celui des tentatives d'interprétations qui contraignent le lecteur à poursuivre jusqu'à l'infini l'acte créateur et qui le mènent jusqu'aux champs de l'Ouvert."




 

lundi 20 juin 2011

En vrac - Jakobson sur la poésie

D'après le petit livre de Daniel Delas, Roman Jakobson (1993).


"La visée du message en tant que tel, l'accent mis sur le message pour son propre compte, est ce qui caractérise la fonction poétique du langage. (...) La fonction poétique n'est la seule fonction de l'art du langage, elle en est seulement la fonction dominante, déterminante, cependant que dans les autres activités verbales, elle ne joue qu'un rôle subsidiaire, accessoire. Cette fonction, qui met en évidence le côté palpable des signes, approfondit par là même la dichotomie fondamentale des signes et des objets.
Elements de linguistique générale, p.218

Comme le note Delas, "toute la structure de renvoi référentiel se trouve obscurcie, affaiblie, au profit d'un processus de renvoi circulaire."

Impossibilité de savoir si les mots ont leur fonction référentielle "ou ne se justifient que du co-texte" :
ambiguïté constitutive de la poésie. Le poème est ouvert et fermé (Daniel Bougnoux).

Notion de plaisir : analyse dans la conférence Linguistique et poétique (1958) de la formule politique I like Ike.
Les deux colons de la formule I like / Ike riment entre eux, et le second des deux mots à la rime est complètement inclus dans le premier (rime en écho), /layk/ - /ayk/, image paronomastique d'un sentiment qui enveloppe totalement son objet. Les deux colons forment une allitération vocalique, et le premier des deux mots en allitération est inclus dans le second : /ay/ - /ayk/, image paronomastique du sujet aimant enveloppé par l'objet aimé.
ELG, p.219

"Centripète et suffisant, constellation solaire, le poème voudrait être une parole absolue et tout dire." (D.Bougnoux), ce qui explique sa "récupération" par la rhétorique, la parole efficace.

Equivalence

Selon quel critère linguistique reconnaît-on empiriquement la fonction poétique ? En particulier, quel est l'élément dont la présence est indispensable dans toute oeuvre poétique ? Pour répondre à cette question, il nous faut rappeler les deux modes fondamentaux d'arrangement utilisés dans le comportement verbal : la sélection et la combinaison. Soit "enfant" le thème d'un message : le locuteur fait un choix parmi une série de noms existants plus ou moins semblables, tels que enfant, gosse, mioche, gamin, tous plus ou moins équivalents d'un certain point de vue ; ensuite, pour commenter ce thème, il fait choix d'un des verbes sémantiquement apparentés - dort, sommeille, repose, somnole. Les deux mots choisis se combinent dans la chaîne parlée. La sélection est produite sur la base de l'équivalence, de la similarité et de la dissimilarité, de la synonymie et de l'antonymie, tandis que la combinaison, la construction de la séquence, repose sur la contiguïté. La fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison. L'équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence. En poésie, chaque syllabe est mise en rapport d'équivalence avec toutes les autres syllabes de la même séquence ; tout accent de mot est censé être égal à tout autre accent de mot ; et de même, inaccentué égale inaccentué ; long (prosodiquement) égale long, bref égale bref ; frontière de mot égale frontière de mot, absence de frontière égale absence de frontière ; pause syntaxique égale pause syntaxique, absence de pause égale absence de pause. Les syllabes sont converties en unité de mesure.
ELG, p.220

Mise en rapport avec à la fois Mallarmé ("disparition élocutoire du poète", "initiative laissée aux mots") et l'automatisme surréaliste.

Examen des objections par Delas :
deuxième type d'objection : refus d'une "sacralisation du texte" sacrifiant l'intention du sujet-origine et la réception du texte par des sujets historiques concrets.


On continuera ensuite sur l'opposition métonymie / métaphore, sous-tendant celle prose / poésie.

dimanche 19 juin 2011

Jean-Paul Sartre, l'engagement des poètes dans Qu'est-ce que la littérature ?

Dans le première chapitre de Qu'est-ce que la littérature ?, Sartre examinant la question de l'engagement artistique met en évidence la spécificité de la position de l'écrivain face aux artistes recourant à d'autres médiums, spécificité qui fonde à la fois la possibilité et la nécessité de son engagement : "L'écrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire."
Mais cette affirmation, centrale dans la problématique sartrienne, est immédiatement suivie d'une restriction qui exclut le poète de "l'empire des signes" pour le rejeter du côté des artistes recourant à d'autres médiums que le langage. 
La radicalité de l'affirmation sartrienne ouvrant les pages consacrées à l'exclusion de la poésie de la problématique de l'engagement est ensuite développée dans une analyse qui tente de définir la position du poète à la fois face au langage et au réel.


Suit la définition des poètes : "Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage" qui entraîne pour Sartre une double conséquence :

  • les poètes ne "visent (pas) à discener le vrai ni à l'exposer."
  • "Ils ne songent pas non plus à nommer le monde."
Car la recherche du vrai suppose une conception instrumentale du langage et "la nommination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé".
A la thèse qui voit dans la poésie une entreprise de destruction "du verbe par des accouplements monstrueux", Sartre oppose l'affirmation suivante :
"le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes."


Suit une série d'antithèses permettant d'opposer ces deux conceptions du langage :

  • "l'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ;
  • le poète est en-deça"


  • "Pour le premier, ils sont domestiques" (...). "Pour celui-là, ce sont des conventions utiles, des outils qui s'usent peu à peu"
  • "Pour le second, ils restent à l'état sauvage" (...) ; ce sont des choses naturelles."
Retour à la question de la signification qui avait pu sembler évacuer : les mots en poésie continuent de signifier mais la signification "devient naturelle."
"Seulement elle (la signification) devient naturelle, elle aussi ; ce n'est plus le but toujours hors d'atteinte et toujours visé par la transcendance humaine ; c'est une propriété de chaque terme, analogue à l'expression d'un visage, au petit sens triste ou gai des sons et des couleurs. Coulée dans le mot, absorbée par sa sonorité ou par son aspect visuel, épaissie, dégradée, elle est chose, elle aussi, incréée, éternelle ; pour le poète, le langage est une structure du monde extérieur." 
 A l'opposé, le langage pour le "parleur" est perçu comme une extension de son corps, un organe lui servant à la saisie du mon extérieur : "il est entouré d'un corps verbal dont il prend à peine conscience et qui étend son action sur le monde."


Le poète au contraire est "hors du langage, il voit les mots à l'envers." Cette relation spécifique au langage s'articule sur une relation tout aussi particulière au monde :
"Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis que, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées."
Ici Sartre introduit une nouvelle antithèse afin de mieux définir le statut du langage pour le poète : pour lui, le mot n'est pas le "signe d'un aspect du monde" mais "l'image d'un de ces aspects."
"L'image verbale qu'il choisit pour sa ressemblance avec le saule ou le frêne n'est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets. Comme il est déjà dehors, au lieu que les mots lui soient des indicateurs qui le jettent hors de lui, au milieu des choses, il les considèrent comme un piège pour attraper une réalité fuyante ; bref, le langage  tout entier est pour lui le Miroir du monde."
Sartre poursuit en dégageant ce qu'il présente comme une conséquence de ce qui précède. Le rapport spécifique qu'établit le poète avec le monde et le langage modifie la nature du langage même : "d'importants changements s'opèrent dans l'économie interne du mot." qui insiste surtout le fait que le poète prenne en compte la matérialité du signifiant que néglige l'usage ordinaire :  
"Sa sonorité, sa longueur, ses désinences masculines ou féminines, son aspect visuel lui composent un visage de chair qui représente la signification plutôt qu'il ne l'exprime."
 (Ici l'opposition à laquelle recourt Sartre entre représentation et expression rencontre celle qu'on trouve dans la catégorisation tripartite de Pierce des signes entre icône, indice et symbole : 

  • le symbole "renvoyant à l'objet qu'il dénote par la force d'une loi qui détermine l'interprétation du symbole par référence à l'objet en question"  ; 
  • l'icône "est un signe qui renvoie à l'objet qu'il dénote simplement en vertu des caractères qu'il possède : "N'importe quoi, qualité, individu existant ou loi, est l'icône de quelque chose, pourvu qu'il ressemble à cette chose et soit utilisé comme signe de cette chose."(J.M. Schaeffer dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, 1995, article signe))
Sartre pose ensuite le corolaire de son affirmation précédente : "Inversement, comme la signification est réalisée, l'aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal."
Sartre voit ainsi dans la poésie une mise en équivalence du plan du réel et du plan du langage, envisagés l'un et au l'autre comme doué des mêmes qualités et de la même nature, qui les entraîne dans une jeu d'échange réciproque circulaire sans priorité  : "Ainsi s'établit entre le mot et la chose signifiée un double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification."


Le poète se trouve ainsi dans une attitude d'accueil face au langage et aux mots qui, considérés comme des réalités en soi non instrumentalitées, sont accueillis dans l'ensemble de leurs acceptions sans choix - on pourrait y voir d'ailleurs comme une sorte de passivité du poète face à la langue qui s'impose à lui comme une réalité non-transformable : "comme le poète n'utilise pas le mot, il ne choisit pas entre des acceptions diverses et chacune d'elles, au lieu de lui paraître une fonction autonome, se donne à lui comme une qualité matérielle qui se fond sous ses yeux avec les autres acceptions."
Affirmation illustrée dans le fameux examen du mot "Florence", "ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois", qui permet de passer à un autre aspect du rapport du poète au langage :


"Car le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde, renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image." (qu'illustre Leiris qui dans Glossaire cherche à donner de certains mots "une définition poétique, c'est-à-dire (...) une synthèse d'implications réciproques entre le corps sonore et l'âme verbale, et, d'autre part, (...) se lance à la recherche du temps perdu en prenant pour guides quelques mots particulièrement chargés, pour lui, d'affectivité.")


La suite des pages de Sartre s'attache de façon plus particulière à la "crise du langage qui éclata au début de ce siècle", définie par Sartre comme "une crise poétique", se manifestant par "des accès de dépersonnalisation de l'écrivain face aux mots":
Il (l'écrivain) ne savait plus s'en servir et, selon la formule célèbre de Bergson, il ne les reconnaissait qu'à demi ; il les abordait avec un sentiment d'étrangeté tout à fait fructueux ; ils n'étaient plus à lui, ils n'étaient plus lui ; mais dans ces miroirs étrangers se reflétaient le ciel, la terre et sa propre vie ; et pour finir ils devenaient les choses elles-mêmes ou plutôt le coeur noir des choses."
La création verbale du poète cesse d'être langage pour devenir objet dans le monde : "on croirait qu'il compose une phrase, mais c'est une apparence : il crée un objet."
Effort de Sartre à travers l'analyse de vers de Mallarmé de saisir "l'unité poétique véritable" : la phrase-objet ainsi que le fonctionnement des "mots-choses" à l'intérieur de cette unité : "comme les couleurs et les sons, ils s'attirent, ils se repoussent, ils se brûlent".
Analyse du fonctionnement du "mais" dans les vers de Mallarmé :
Fuir, là-bas fuir, je sens que des oiseaux sont ivres,
Mais ô mon coeur entends le chant des matelots
"Pour le poète, la phrase a une tonalité, un goût ; il goûte à travers elle et pour elles-mêmes les saveurs irritantes de l'objection, de la réserve, de la disjonction ; il les porte à l'absolu, il en fait des propriétés réelles de la phrase ; celle-ci devient toute entière objection sans être objection à rien de précis."
Sartre fait porter son analyse ensuite sur l'interrogation qu'on trouve dans les deux vers suivants de Rimbaud : "O saisons ! O châteaux ! / Quelle âme est sans défaut ?" : 
"Personne n'est interrogé ; personne n'interroge : le poète est absent. Et l'interrogation ne comporte pas de réponse ou plutôt elle est sa propre réponse. (...) Il a fait une interrogation absolue ; il a conféré au beau mot d'âme une existence interrogative. Voilà l'interrogation devenue chose (...). Ce n'est plus une signification, c'est une substance ; elle est vue du dehors et Rimbaud nous invite à la voir du dehors avec lui, son étrangeté vient de ce que nous nous plaçons, pour la considérer, de l'autre côté de la condition humaine ; du côté de Dieu."
Sartre en arrive à sa conclusion : impossibilité pour la poésie de tout engagement avec l'examen d'une dernière objection possible : la poésie naît d'une émotion face au monde : "Sans doute l'émotion, la passion même - et pourquoi pas la colère, l'indignation sociale, la haine politique - sont à l'origine du poème. Mais elles ne s'y expriment pas".
Incorporée au poème dont elle est l'origine, l'émotion perd sa nature humaine : "L'émotion est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses ; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée. (...) Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités."
"Comment espérer qu'on provoquera l'indignation ou l'enthousiasme politique du lecteur quand précisément on le retire de la condition humaine et qu'on l'invite à considérer, avec les yeux de Dieu, le langage à l'envers ? "


Quelques lignes de Bernard Pingaud, tirées du site de l'expo Sartre de la BNF, qui ont l'intérêt de situer la question de la poésie à l'intérieur de celle de l'engagement ; par contre, on peut se demander s'il s'agit vraiment pour Sartre de "sauver la poésie" en la désengageant :
Le plus important dans Qu'est-ce que la littérature ? n'est peut-être pas tant la théorie de l'"engagement" que le principe, posé au départ, de la séparation de la prose, "utilitaire par essence", et de la poésie. Il permet à Sartre de sauver, sous le nom de poésie, une forme de création fidèle à ses aspirations anciennes, mais qu'il abandonne à d'autres (Baudelaire, Mallarmé, Genet), disons, en gros, l'art, et de se réserver la littérature assimilée désormais à "une forme d'action secondaire." L'art est le domaine du "sens" où les mots gardent tout leur pouvoir, la littérature celui des "significations" où ils doivent se faire oublier : opacité d'un côté, transparence de l'autre. Dans cette nouvelle perspective, c'est le salut des autres plutôt que le sien propre que l'écrivain doit viser. Non pas, comme on l'a dit trop souvent, en défendant une thèse, mais, en "dévoilant" le monde et en le proposant "comme tâche à la générosité du lecteur". Tel est le sens de l'"engagement" : "L'écrivain engagé sait que la parole est action ; il sait que dévoiler, c'est changer et qu'on ne peut dévoiler le monde qu'en projetant de le changer."Retenons pour l'instant l'habile manouvre qui permet à Sartre de sauver le mandat. La littérature n'est pas condamnée, bien au contraire. Elle a seulement changé d'objet : écrire, oui, mais "écrire pour son époque".
On pourra aussi aller voir le chapitre dans le bouquin de Lalouette, Les silences de Sartre, consacré à Sartre et Ponge, en partie consultable sur books google
Et une intervention de Heinrich Wittman sur Sartre et Mallarmé, écoutable en ligne.

vendredi 17 juin 2011

quelques réflexions sur la poésie, tirée de l'articel "fiction et diction" de Gérard Genette dans

Dans le bel article où il réfléchit sur les frontières du littéraire, Gérard oppose au sein du "régime constitutif" de la littérarité le critère thématique définissant le littéraire par son contenu (les faits de fiction) au critère rhématique - d'abord nommé formel - où le littéraire tient "au caractère du texte lui-même et au type de discours qu'il exemplifie" (diction). Au sein de l'approche rhématique, c'est la forme poétique qui définit constitutivement la littérarité.



Dans un premier temps, Genette s'est attaché à l'approché thématique comme réponse à la question "qu'est-ce que la littérature?" - approche illustrée fondamentalement par Aristote dans sa Poétique.


La transition vers l'approche vers l'approche rhématique se fait avec La Logique des genres littéraires, Käte Hamburger - qui se situe dans la tradition aristotélicienne :
substitution à la triade épique-dramatique-lyrique, le couple fiction (dramatique ou narrative)/poésie lyrique :
Au sein de la Dichtung, seulement deux "genres" fondamentaux : le fictionnel (ou mimétique) et le lyrique, mais définis au niveau de l'énonciation - en rupture avec le régime ordinaire de la langue.

  • dans la fiction, non pas des énoncés de réalité, mais des énoncés fictionnels dont le véritable "je-origine" n'est pas l'auteur ni le narrateur, mais les personnages fictifs.
  • dans la poésie lyrique, nous avons affaire à des énoncés de réalité, dont la source reste indéterminée, car le "je lyrique" ne peut être identifié avec certitude ni au poète ni à personne de déterminé.
"L'énonciateur putatif d'un texte littéraire n'est jamais une personne réelle, mais ou bien (en fiction) un personnage fictif, ou bien (en poésie lyrique) un je indéterminé." (Ici, Genette rapproche la solution proposée par Käte Hamburger de celle de Batteux pour intégrer le lyrisme à la fiction).


Käte Hamburger "définit le lyrique par une attitude d'énonciation plus que par un état du langage" : pas d'opposition du "caractère essentiellement thématique du critère fictionnel" à "un caractère symétriquement formel du critère poétique".


Genette trouve "le critère proprement formel (...) comme pendant symétrique du critère thématique de la tradition aristotélicienne" dans la tradition du romatisme allemand.
Romantisme allemand § Mallarmé § Formalisme russe
"Idée d'un "langage poétique" distinct du langage prosaïque ou ordinaire par des caractéristiques formelles attachées superficiellement à l'emploi du vers, mais plus fondamentalement à un changement dans l'usage de la langue - traitée non plus comme un moyen de communication transparent, mais comme un matériau sensible, autonome et non interchangeable, où quelque mystérieuse alchimie formelle, refaisant "de plusieurs vocables un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire", "rémunère le défaut des langues" et opère l'"union indissociable du son et du sens"."
(définition du langage poétique que Genette, selon ses propres termes, "raboute" à partir de "quelques lambeaux de formules de Mallarmé et de Valéry")


Image de Valéry pour opposer prose et poésie : " la poésie est à la prose ce que la danse est à la marche, c'est-à-dire un emploi des mêmes ressources, mais "autrement coordonnées et autrement excitées", dans un système d'"actes qui ont (désormais) leur fin en eux-mêmes"."
Prose : a pour fonction de s'abolir dans sa compréhension et dans son résultat /
Poésie : le texte poétique ne s'abolit qu'en lui-même ; sa signification n'efface pas sa forme.


Aboutissement théorique : la notion de fonction poétique chez Jakobson comme "accent mis sur le texte dans sa forme verbale - une forme rendue par là plus perceptible et en quelque sorte intransitive."
"En poésie, la foction communicative, propre à la fois au langage commun et au langage émotionnel, est réduite au minimum". (Jakobson, 1919)
"La poésire, c'est le langage dans sa fonction esthétique".

mercredi 1 juin 2011

Pierre Bourdieu, "Pour une science des oeuvres" in Raisons pratiques, 2

Suite de la prise de notes :

La réduction au contexte

Analyse externe concevant le rapport entre le monde social et les activités culturelles sur le mode du reflet.
- méthode biographique (ex. de Sartre sur Flaubert)
- problèmes méthodologiques inhérents à l'analyse statistique : recours à des populations préconstruites et des principes de classement préconstruits.
nécessité préalable d'une histoire du processus de constitution des listes d'auteurs (procès de canonisation) (cf. Francis Haskell) ; nécessité d'étudier la genèse des systèmes de classement, noms d'époques, de "générations", d'écoles, de "mouvements"...
La connaissance de la structure spécifique du champ doit précéder son analyse statistique.
- Analyse de type marxiste (Lukacs, Goldmann, Borkenau, Antal, Adorno) : rapporter les oeuvres à la vision du monde ou aux intérêts sociaux d'une classe sociale. L'artiste est conçu comme le "médium" de la vision du monde du groupe social.
Naïveté de cette conception supposant qu'un "groupe social puisse agir directement en tant que cause déterminante ou cause finale sur la production d'une oeuvre."
Problème que Bourdieu considère comme plus profond : la recherche des fonctions sociales de l'oeuvre laisse de côté la compréhension de sa structure - en tant que langages ; or, "c'est la structure du message qui est la condition de l'accomplissement de la fonction".

Théorie bourdieusienne du champ : développée contre le "court-circuit réducteur" de l'approche externe.
"L'attention exclusive aux fonctions conduit à ignorer la logique interne des objets culturels (...) ; mais, plus profondément, elle conduit à oublier les groupes qui produisent ces objets et pour lesquels ils remplissent aussi des fonctions." (cf. Max Weber et la théorie des agents religieux).

Le microcosme littéraire

Appliquer "le mode de pensée relationnel à l'espace social des producteurs" : d'un structuralisme du texte à un structuralisme du champ de production.
"Le microcosme social" des producteurs des oeuvres culturelles "est un espace de relations objectives entres des positions (artiste consacré/artiste maudit)" : nécessité de situer chaque agent "dans des relations objectives avec tous les autres."
Champ comme ensemble des rapports de force, des luttes visant à les transformer ou conserver : c'est dans cet horizon que s'expliquent "les stratégies des producteurs, la forme d'art qu'ils défendent, les alliances qu'ils nouent, les écoles qu'ils fondent".
"Les déteminants externes (...) ne peuvent s'exercer que par l'intermédiaire des transformations de la structure du champ qui en résultent." Effet de réfraction produit par le champ. La connaissance du "coefficient de réfraction" du champ, i.e "son degré d'autonomie" permet de comprendre "les changements dans les rapports entre écrivains (...) qui surviennent par exemple à l'occasion d'un changement de régime politique ou d'une crise économique."

Positions et prise de position

Qu'en est-il des oeuvres dans une telle perspective ? Reproche possible de la lecture interne.
Ici Bourdieu applique sa notion de champ aux différentes méthodes d'analyse des oeuvres évoquées dans cette conférence. La présence immanente dans le champ - "la logique de la lutte, et de la division en camps antagonistes" - fait apparaître comme une impossibilité logique ce qui n'est en fait qu'une impossibilité sociologique.

Bourdieu : ambition de "conserver tous les acquis et toutes les exigences des approches internalistes et externalistes, formalistes et sociologiques, en mettant en relation l'espace des oeuvres (c'est-à-dire des formes, des styles, etc.) conçu comme un champ de prises de position qui ne peuvent être comprises que relationnellement" (modèle linguistique des phonèmes conçus comme écarts différentiels).

Une telle approche permet de résoudre des problèmes jusqu'ici restés irrésolus : celui du changement.
"Le moteur du processus de "banalisation" et de "débanalisation" (formalistes russes) : inscrit non dans les oeuvres mais dans l'opposition constitutive de tout champ de production culturelle entre orthodoxie et hérésie. "Le processus qui entraîne les oeuvres est le produit de la lutte entre les agents qui, en fonction de leur position dans le champ, liée à leur capital spécifique, ont intérêt à la conservation, c'est-à-dire à la routine et à la routinisation, ou à la subversion, qui prend souvent la forme d'un retour aux sources, à la pureté des origines et à la critique hérétique."
Orientation du changement : doublement déterminée
  • par l'état du système des possibilités offertes par l'histoire et
  • par les intérêts qui orientent les agents.
"L'analyse des oeuvres culturelles a pour objet la correspondance entre deux structures homologues, la structure des oeuvres (c'est-à-dire des genres, mais aussi des formes, des styles, et des thèmes, etc.) et la structure du champ littéraire, champ de forces qui est inséparablement un champ de luttes."

Les stratégies des agents et des institutions (...), c'est-à-dire leurs prises de position (...) dépendent de la position qu'ils occupent dans la structure du champ, c'est-à-dire dans la distribution du capital symbolique."
Mais ces stratégies "dépendent aussi aussi de l'état de la problématique légitime, c'est-à-dire de l'espace des possibilités héritées des luttes antérieures".
Pas de déterminisme mécanique entre les positions et les prises de position : "chaque producteur (...) construit son propre projet créateur en fonction de la perception des possibles disponibles que lui assurent les catégories de perception et d'appréciation inscrites dans son habitus par une certaine trajectoire et en fonction aussi de la propension à saisir ou à refuser tel ou tel de ces possibles que lui inspirent les intérêts associés à sa position dans le jeu."
"Situé, il ne peut pas ne pas se situer, se distinguer, et cela, en dehors même de toute recherche de la distinction."
Poids des facteurs externes : " pour si grande que soit l'autonomie du champ, le résultat de ces luttes n'est jamais complètement indépendant des facteurs externes" (par ex., émergence de nouvelles clientèles, changements dans le système scolaire... mise en rapport de la révolution impressionniste et de la "surproduction" de diplômés entraînant l'apparition d'un public de jeunes artistes).