Irme Kerktész, Le Refus, p.40-41 (Babel, 2006)
Le narrateur est devant un lecteur de la maison d'édition à laquelle il a envoyé son manuscrit ; ce dernier craint que le roman ne soit "amer".
C'est alors seulement que j'ai vu que j'étais en face d'un humaniste professionnel : or les humanistes professionnels voudraient croire qu'Auschwitz est arrivé uniquement à ceux auxquels il est arrivé précisément à cet endroit-là, en ce temps-là, mais que ceux auxquels il n'est pas arrivé précisément à cet endroit-là et en ce moment-là, c'est-à-dire la plupart des autres, les gens - l'Homme! - eh bien, il ne leur est rien arrivé du tout. C'est-à-dire que l'éditeur aurait voulu lire dans mon roman que, malgré et justement malgré le fait que cela m'était arrivé à cet endroit-là en ce temps-là, Auschwitz ne m'avait pas sali. Sauf qu'il m'avait sali. Il est vrai, d'une autre façon que ceux qui m'y avaient emmené, mais je suis moi aussi devenu sale : voilà qui est essentiel, à mon avis. Je dois cependant admettre, comment pourrais-je faire autrement, qu'il est à craindre que celui qui prend mon roman dans les mains avec de bonnes intentions et se met à le lire innocemment risque d'être quelque peu mêlé à cette saleté.
Je comprends donc très bien qu'un humaniste soit irrité par mon roman. Je suis moi aussi irrité par les humanistes professionnels, parce qu'à travers leurs attentes, ils aspirent à mon anénantissement : ils veulent invalider mon expérience. Sauf qu'il est arrivé quelque chose à cette expérience qui, à ma grande stupeur, a tourné à mon désavantage : dans l'intervalle, elle s'est transformée au fond de moi, allez savoir comment, en une conviction esthétique inébranlable. La différence entre mon point de vue et celui de cet homme découlait clairement de la différence de nos convictions personnelles : mais tout était gâché parce que, du moins symboliquement, mon roman se trouvait entre nous.
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