III. Le roman à l'âge classique : procès en légitimation
I. Le discours des censeurs classiques : une théorie négative
Tension et contradiction dans les positions des auteurs, lecteurs et théoriciens de l'âge classique :
"écart entre le poids et l'influence de la critique autorisée, s'appuyant sur les principes classiques, et l'évolution des moeurs, des idées et des formes artistiques qui fait une place de plus en plus large au roman, genre en pleine ascension."
Les critiques de Boileau contre le courant précieux
Rôle des romans de Mme de la Fayette : soumettre le roman au vraisemblable et au raisonnable.
Point de vue de Huet et d'Aubignac.
Front de la critique de la préciosité (l'abbé de Pure, La Précieuse - 1656 -, Urfé, Gomberville, La Calprenède, Desmarets, Scudéry) :
à la fois,
Boileau, Les héros de roman, dialogue à la manière de Lucien (écrit en 1665, publié 1710)
1735 : réponse du P.Bougeant au plaidoyer de Lenglet-Dufresnoy, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie.
Critique des romans héroïco-galants, critique des romans de l'abbé Prévost, de Crébillon fils et de Lesage.
fond de la critique : identique. Reproche des excès des caractères, des invraisemblances dans l'action, des subtilités dans les sentiments et d'un langage trop précieux.
1671, Charles Sorel, De la connaissance des bons livres ou Examen de plusieurs auteurs,
rôle de Cervantes dans l'abandon du merveilleux à l'oeuvre dans les romans médiévaux.
Mais
Autre ligne argumentaire pour condamner le roman : corruption des moeurs par la peinture de l'amour, de ses charmes et de ses faiblesses.
"Cette peinture choque les bienséances, offense la pudeur des femmes, trouble l'innoncence des jeunes filles, menace la famille et le mariage".
Vraisemblance ou bienséance ?
Préciosité : souci de tenue morale - l'abbé Pure rappelle que le roman est supérieur à l'histoire qui contient des inconvenances choquantes et immorales, alors que le roman a pour vocation de représenter des personnages et des sentiments exceptionnels et sans reproches.
Opposition entre les romans héroïques et galants et les romans picaresques et comiques : les romans précieux sont soumis à une exigence de délicatesse et de bienséance.
Le goût cultivé pour le rare et l'extraordinaire se fait proportionnel d'un refus de ce qui choquerait les convenances (G.May).
Limites d'un tel principe : analyse de Manon Lescaut par Montesquieu :
"Le roman efface tendanciellement la hiérarchie des genres, qui à la même époque gouverne encore le théâtre. Il n'est guère utile, pour les novateurs du roman, de chercher à créer un genre bas ou médiocre qui soit aussi "sérieux", un "drame bourgeois" romanesque, ou une "comédie larmoyante" épique. Le roman est assez souple et divers pour contenir en lui tous les possibles."
(L'intéressant ici dans les remarques de Pierre Chartier, c'est qu'il met en liaison la théorie des genres et la question de la hiérarchie sociale - la conception de l'homme que soutendent les statuts sociaux)
Rf. à Auerbach : "le "réalisme" du roman, sa capacité à susciter l'adhésion et l'émotion du lecteur sans considération du niveau social et moral de l'action qu'il représente ou imite (mimèsis), se situe dans la perspective idéologique du christianisme (...), à ceci près que s'efface à l'âge moderne la traditionnelle mimèsis "figurative" (renvoyant chaque situation représentée à une "figure" supérieure, celle du Christ, modèle transcendant d'humanité) pour une mimèsis à la fois totalement immanente et nullement exemplaire."
L'amour : "terme générique valant généralement pour la représentation purement profane de la vie privée".
Héroïsme ou romanesque galant : excluent les vertus chrétiennes et sont tout entier tournés vers l'amour terrestre.
Roman : pur "divertissement", activité compensatrice ayant des voies religieuses.
Observance des bienséances : purement mondaines
"le roman ne renonce pas à l'amour, il renonce à représenter soit sa réalité "comique", soit son triomphe idéal, et gagne, par son souci d'approfondir les contradictions vécues par l'héroïne, en sérieux, en intériorité, et en capacité de séduction."
Le roman, libre fiction
Quelle attitude adopter face au roman ?
"écart entre le poids et l'influence de la critique autorisée, s'appuyant sur les principes classiques, et l'évolution des moeurs, des idées et des formes artistiques qui fait une place de plus en plus large au roman, genre en pleine ascension."
Je reviens à nos lectures, et sans préjudice de Cléopâtre que j'ai gagé d'achever : vous savez comme je soutiens mes gageures. Je songe quelquefois d'où vient la folie que j'ai pour ces sottises-là ; j'ai peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour savoir que je suis assez blessée des mauvais styles ; j'ai quelque lumière pour les bons, et personne n'est plus touché que moi des charmes de l'éloquence. Le style de La Calprenède est maudit en mille endroits : de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela. J'écrivis l'autre jour une lettre à mon fils dans ce style, qui était fort plaisante. Je trouve donc qu'il est détestable, et je ne laisse pas de m'y prendre comme à de la glu. La beauté des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements, et le succès miraculeux de leur redoutable épée, tout cela m'entraîne comme une petite fille ; j'entre dans leurs affaires ; et si je n'avais M. de La Rochefoucauld et M. d'Hacqueville pour me consoler, je me pendrais de trouver encore en moi cette faiblesse.
Mme de Sévigné, 12 juillet 1671Rappel des condamnations du roman :
- tradition humaniste : de Bellay, Défense et illustration de la langue française, 1549
le roman est "plus propre à bien entretenir damoizelles qu'à doctement écrire"
- radicalisme chrétien : Nicole, Lettre sur l'hérésie imaginaire, 1665 ; le P.Porée, Supérieur jésuite du Collège de Louis le Grand, 1736, harangue sur l'immoralité et la bassesse des romans.
Par leur contagion, ils gâtent tous les genres de la littérature auxquels ils ont quelque rapport. Par leur fécondité, ils gâtent le goût des bonnes lettres, et même des genres auxquels ils ne se rapportent point. (...) ils nuisent doublement aux moeurs, en inspirant le goût du vice et en étouffant les semences de la vertu.
- On retrouve le mépris des romans chez des auteurs comme Voltaire, Diderot ou Laclos :
Si quelques romans nouveau paraissent encore et s'ils font pour un temps l'amusement de la jeunesse frivole, les vrais gens de lettres les méprisent.
Voltaire, Essai sur la poésie lyrique, 1731
de tous les genres d'ouvrages que produit la littérature, il en est peu de moins estimés que celui des romans. (...) Les motifs qu'on en donne sont, d'une part, la facilité du genre, et de l'autre l'inutilité des ouvrages.
Laclos, Compte-rendu de Cecilia, 1784
article roman (1762) , de Jaubert dans l'Encyclopédie,Cependant, on voit se dégager une tendance qui défend le roman :
- L'abbé Desfontaines, traducteur de romans anglais (traducteur de Gulliver)
Un roman bien fait et bien écrit, qui ne blesse point l'honnêteté des moeurs, qui ne roule point sur une fade galanterie, qui renferme une morale fine en action, ou qui réjouit le lecteur par des images plaisantes et des saillies comiques, est vraiment un ouvrage digne d'un homme de lettres, comme un poème épique, une tragédie, une comédie, un opéra.
Observations sur les Modernes, 1742
- Sébastien Mercier,
Un écrivain qui n'a pas su faire un roman me paraît n'être point entré dans la carrière des lettres par l'impulsion du génie.
Mon bonnet de nuit, 1786II. Le roman, corrupteur du goût
Les critiques de Boileau contre le courant précieux
Dans un roman frivole aisément tout s'excuse ;Le principal reproche contre le roman : il corrompt le goût parce qu'il est tâché d'invraisemblances, d'irréalisme et se complaît dans un jargon ridicule et incompréhensible.
C'est assez qu'en courant la fiction amuse :
Trop de rigueur alors serait hors de saison.
Rôle des romans de Mme de la Fayette : soumettre le roman au vraisemblable et au raisonnable.
Point de vue de Huet et d'Aubignac.
Front de la critique de la préciosité (l'abbé de Pure, La Précieuse - 1656 -, Urfé, Gomberville, La Calprenède, Desmarets, Scudéry) :
à la fois,
- Boileau, Molière, Bossuet
- Sorel, Furetière
Boileau, Les héros de roman, dialogue à la manière de Lucien (écrit en 1665, publié 1710)
Au lieu que d'Urfé dans son Astrée, de Bergers très frivoles, avait fait des Héros de Roman considérables, ces Auteurs au contraire, des Héros les plus considérables de l'Histoire firent des Bergers très frivoles, et quelquefois même des Bourgeois encore plus frivoles que ces Bergers.Permanence de la critique du goût précieux
1735 : réponse du P.Bougeant au plaidoyer de Lenglet-Dufresnoy, Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie.
Critique des romans héroïco-galants, critique des romans de l'abbé Prévost, de Crébillon fils et de Lesage.
fond de la critique : identique. Reproche des excès des caractères, des invraisemblances dans l'action, des subtilités dans les sentiments et d'un langage trop précieux.
1671, Charles Sorel, De la connaissance des bons livres ou Examen de plusieurs auteurs,
rôle de Cervantes dans l'abandon du merveilleux à l'oeuvre dans les romans médiévaux.
Mais
Quoiqu'ils ne racontent ni fables ni enchantements, ils ne laissent pas de nous rapporter beaucoup de choses absurdes, tellement que leurs ouvrages peuvent passer pour des Romans qui sont pour le moins aussi Romans que tous les autres.III. Le roman, peinture de l'amour
Autre ligne argumentaire pour condamner le roman : corruption des moeurs par la peinture de l'amour, de ses charmes et de ses faiblesses.
"Cette peinture choque les bienséances, offense la pudeur des femmes, trouble l'innoncence des jeunes filles, menace la famille et le mariage".
Vraisemblance ou bienséance ?
Préciosité : souci de tenue morale - l'abbé Pure rappelle que le roman est supérieur à l'histoire qui contient des inconvenances choquantes et immorales, alors que le roman a pour vocation de représenter des personnages et des sentiments exceptionnels et sans reproches.
Opposition entre les romans héroïques et galants et les romans picaresques et comiques : les romans précieux sont soumis à une exigence de délicatesse et de bienséance.
Le goût cultivé pour le rare et l'extraordinaire se fait proportionnel d'un refus de ce qui choquerait les convenances (G.May).
Limites d'un tel principe : analyse de Manon Lescaut par Montesquieu :
J'ai lu (...) Manon Lescaut, roman composé par le P.Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon, et l'héroïne, une catin qui est menée à la Salpétrière, plaise ; parce que toutes les mauvaises actions du héros, le chevalier des Grieux, ont pour motif l'amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. Manon aime aussi ; ce qui lui fait pardonner le reste de son caractère."
Montesquieu, Mes Pensées, 6 avril 1734Ici, se heurtent la critique morale et esthétique qui reposent sur un préjugé aristocratique (cf.théorie des genres d'Aristote) et le roman qui se définit comme un "non-genre non-codifiable aux vertus égalitaires."
"Le roman efface tendanciellement la hiérarchie des genres, qui à la même époque gouverne encore le théâtre. Il n'est guère utile, pour les novateurs du roman, de chercher à créer un genre bas ou médiocre qui soit aussi "sérieux", un "drame bourgeois" romanesque, ou une "comédie larmoyante" épique. Le roman est assez souple et divers pour contenir en lui tous les possibles."
(L'intéressant ici dans les remarques de Pierre Chartier, c'est qu'il met en liaison la théorie des genres et la question de la hiérarchie sociale - la conception de l'homme que soutendent les statuts sociaux)
Rf. à Auerbach : "le "réalisme" du roman, sa capacité à susciter l'adhésion et l'émotion du lecteur sans considération du niveau social et moral de l'action qu'il représente ou imite (mimèsis), se situe dans la perspective idéologique du christianisme (...), à ceci près que s'efface à l'âge moderne la traditionnelle mimèsis "figurative" (renvoyant chaque situation représentée à une "figure" supérieure, celle du Christ, modèle transcendant d'humanité) pour une mimèsis à la fois totalement immanente et nullement exemplaire."
L'amour : "terme générique valant généralement pour la représentation purement profane de la vie privée".
Héroïsme ou romanesque galant : excluent les vertus chrétiennes et sont tout entier tournés vers l'amour terrestre.
Roman : pur "divertissement", activité compensatrice ayant des voies religieuses.
Observance des bienséances : purement mondaines
"le roman ne renonce pas à l'amour, il renonce à représenter soit sa réalité "comique", soit son triomphe idéal, et gagne, par son souci d'approfondir les contradictions vécues par l'héroïne, en sérieux, en intériorité, et en capacité de séduction."
Le roman, libre fiction
Quelle attitude adopter face au roman ?
- face aux attaques des rigoristes religieux, modération de certains : "un roman n'est pas plus dangereux que le bal, la comédie, la promenade et les jeux d'exercice." (l'abbé Irailh)
- De même, La Fontaine, dans les Amours de Psyché (1668), "Si vous avez des filles, laissez-les lire car la Nature sert d'Astrée, et la prudence des mères ne fait que rendre les filles plus sottes en matière d'amour."
- Chez Boileau, distinction entre son attitude envers les romans et envers le théâtre : hiérarchie tragédie (légitimée par les grands auteurs anciens et Aristote), la comédie (genre ambigu, partagé entre la comédie de bonne tenue et la farce) et le roman, non-genre sans légitimité.
"Fiction sans règles, le roman classique ne peut se revendiquer d'aucun "vraisemblable de genre", c'est-à-dire d'aucune légitimité, à l'image de la tragédie, avec laquelle il lui arrive de réaliser, ou encore à l'instar de la comédie et de la satire, dont il est souvent proche."
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