Ma tâche remplie, il faut attendre les objections ou les prévenir. On nous dira comme objection générale : mais, après tout, le roman est moral au fond, puisque l'adultère est puni ?
A cette objection, deux réponses : je suppose l'oeuvre morale, par hypothèse, une conclusion morale ne pourrait pas amnistier les détails lascifs qui peuvent s'y trouver. Et puis je dis : l'oeuvre au fond n'est pas morale.
Je dis, messieurs, que des détails lascifs ne peuvent pas être couverts par une conclusion morale, sinon on pourrait raconter toutes les orgies imaginables, décrire toutes les turpitudes d'une femme publique, en la faisant mourir sur un grabat à l'hôpital. Il serait permis d'étudier et de montrer toutes ses poses lascives ! Ce serait aller contre toutes les règles du bon sens. Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d'un bien petit nombre, s'il y avait un remède. Qui est-ce qui lit le roman de M. Flaubert ? Sont-ce des hommes qui s'occupent d'économie politique ou sociale ? Non ! Les pages légères de Madame Bovary tombent en des mains plus légères, dans des mains de jeunes filles, quelquefois de femmes mariées. Eh bien ! lorsque l'imagination aura été séduite, lorsque cette séduction sera descendue jusqu'au coeur, lorsque le coeur aura parlé aux sens, est-ce que vous croyez qu'un raisonnement bien froid sera bien fort contre cette séduction des sens et du sentiment ? Et puis, il ne faut pas que l'homme se drape trop dans sa force et dans sa vertu, l'homme porte les instincts d'en bas et les idées d'en haut, et, chez tous, la vertu n'est que la conséquence d'un effort, bien souvent pénible. Les peintures lascives ont généralement plus d'influence que les froids raisonnements. Voilà ce que je réponds à cette théorie, voilà ma première réponse, mais j'en ai une seconde.
Je soutiens que le roman de Madame Bovary, envisagé au point de vue philosophique, n'est point moral. Sans doute madame Bovary meurt empoisonnée ; elle a beaucoup souffert, c'est vrai ; mais elle meurt à son heure et à son jour, mais elle meurt, non parce qu'elle est adultère, mais parce qu'elle l'a voulu ; elle meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté ; elle meurt après avoir eu deux amants, laissant un mari qui l'aime, qui l'adore, qui trouvera le portrait de Rodolphe, qui trouvera ses lettres et celles de Léon, qui lira les lettres d'une femme deux fois adultère, et qui, après cela, l'aimera encore davantage au-delà du tombeau. Qui peut condamner cette femme dans le livre ? Personne. Telle est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l'adultère soit stigmatisé, j'ai tort. Donc, si, dans tout le livre, il n'y a pas un personnage qui puisse lui faire courber la tête, s'il n'y a pas une idée, une ligne en vertu de laquelle l'adultère soit flétri, c'est moi qui ai raison, le livre est immoral !
On a donc une double argumentation :- d'une part, une conclusion morale ne garantit en rien la moralité de l'ensemble de l'oeuvre. Argument qu'on rencontre déjà dans la critique janséniste du théâtre : la peinture de la passion, même si ses conséquences funestes sont mises en évidence par la fin de la pièce, agit en soi indépendamment des conséquences (cf. Thirouin). Il n'est anodin de peindre les passions.
L'argument repose sur l'opposition entre deux modalités d'action de l'oeuvre sur le lecteur : la raison / l'imagination ; s'appuyant sur une conception de la nature humaine considérée comme essentiellement faible, Pinard privilégie l'action de la seconde - argument qu'il entend renforcer en faisant du public féminin le destinataire privilégié du roman de Flaubert (curieux effet de miroir puisque l'oeuvre de Flaubert met en scène les effets de la lecture des oeuvres romanesques sur son héroïne).
- d'autre part, pour Pinard, on ne peut même pas considérer la fin de l'oeuvre morale. Ici, on retrouve le pouvoir d'observation de Pinard lorsqu'il analyse la position de Mme Bovary à la fin de l'oeuvre face aux autres personnages. La mort de l'héroïne n'est pas un châtiment subi, mais une fin choisie, la plaçant dans une position souveraine.
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