Un compte rendu intéressant de la traduction française de plusieurs essais de Stanley Fish, qui développent la notion de communauté interprétative pour essayer de rendre compte du phénomène de la lecture et de l'interprétation des textes.
Dans la revue des livres, décembre 2007
http://www.revuedeslivres.fr/les-fables-theoriques-de-stanley-fish-marc-escola/
deux jolies fables assez célèbres, du moins, présentes chez Compagnon dans le chapitre sur la lecture dans le Démon de la théorie :
- Y a-t-il un texte dans cette classe ? sur l'instabilité du sens et sur le fait que les interprétations que construit chaque lecteur particulier sont en réalité conditionnées par l'appartenance à une communauté interprétative.
- La production par des étudiants d'une interprétation littéraire de notes d'un cours précédent laissées au tableau comme d'un poème anglais du XVIIe : "c'est le fait de prêter un certain type d'attention qui conduit à l'émergence de qualités poétiques".
C'est notamment sur cette deuxième fable qu'il faudrait revenir, sur son aspect provoquant et somme toute assez discutable dans ses conclusions :
la classe est tout de même une communauté d'interprétation bien particulière, régie par un rapport d'autorité bien particulier : les étudiants ne "lisent" pas le texte, ils font un exercice qu'on leur a demandé de faire et auquel ils adhèrent (?) d'une façon bien particulière qui est assez différente de ce qui se passe dans la lecture.
Fish pointe évidemment un problème intéressant, très intéressant mais la radicalité de la situation choisie (le cadre de l'institution scolaire qu'est le cours d'université) mériterait d'être mieux mis en avant.
De même, cette fable repose ici sur une tromperie, rendue possible par la relation d'autorité qui existe entre le prof et ses étudiants. Il ne s'agit de s'indigner moralement de cette tromperie qui n'est pas bien grave et ressemble plus à une bonne blague, mais plutôt de voir qu'elle pointe encore une choix sur la spécificité de la situation, le poids de la relation d'autorité qu'elle suppose.
Par ailleurs, j'ai un peu l'impression qu'on se met ici dans la situation de l'oeuf, de la poule et de la fameuse question de l'antériorité. Position de Fish : provocation qui consiste essentiellement à renverser la position conventionnelle défendue par une approche positiviste des textes. L'intérêt de sa position : sortir d'une relation purement causale entre texte et interprétation pour reconfigurer cette relation.
Le troisième essai : passage du modèle de la critique conçue sur le modèle scientifique (prouver) à un modèle pensé comme persuasion.
samedi 14 avril 2012
lundi 9 avril 2012
Condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie
Bossuet – Maximes et Réflexions sur la comédie – 1694
XXXV
Conclusion de tout ce discours
Cela posé, il est inutile d’examiner les sentiments des autres docteurs.
Après tout, j’avouerai sans peine, qu’après s’être longtemps élevé contre les
spectacles, et en particulier contre le théâtre, il vint un temps dans l’Eglise
qu’on espéra de le pouvoir réduire à quelque chose d’honnête ou de supportable,
et par là d’apporter quelque remède à la manie du peuple envers ces dangereux
amusements. Mais on connut bientôt que le plaisant et le facétieux touche de
trop près au licencieux, pour en être entièrement séparé. Ce n’est pas qu’en
métaphysique, cette séparation soit absolument impossible, ou, comme parle
l’Ecole, qu’elle implique contradiction. Disons plus, on voit en effet des
représentations innocentes ; qui sera assez rigoureux pour condamner dans
les collèges celles d’une jeunesse réglée, à qui ses maîtres proposent de tels
exercices pour leur aider à former ou leur style ou leur action, et en tout cas
leur donner, surtout à la fin de leur année, quelque honnête relâchement ?
Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante compagnie qui s’est
dévouée avec tant de zèle et de succès à l’instruction de la jeunesse : Que
les tragédies et les comédies, qui ne doivent être faites qu’en latin, et dont
l’usage doit être très rare, aient un sujet saint et pieux ; que les
intermèdes des actes soient tous latins, et n’aient rien qui s’éloigne de la
bienséance, et qu’on n’y introduise aucun personnage de femme, ni jamais
l’habit de ce sexe. En passant, on trouve cent traits de cette sagesse dans
les règlements de ce vénérable institut ; et on voit, en particulier, sur
le sujet des pièces de théâtre, qu’avec toutes les précautions qu’on y apporte
pour éloigner tous les abus de semblables représentations, le meilleur est,
après tout, qu’elles soient très rares. Que si, sous les yeux et la discipline
de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la
licence d’une troupe de comédiens, qui n’ont point de règle que celles de leur
profit et du plaisir des spectateurs ? Les personnages de femmes, qu’on
exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, et entre autres pour
éviter les déguisements que nous avons vu condamnés, même par les philosophes,
la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés
de l’esprit des comédies d’aujourd’hui, qu’elles tomberaient d’elles-mêmes, si
on les renfermait dans de telles règles. Qui ne voit donc que la comédie ne se
pourrait soutenir, si elle ne mêlait le bien et le mal, plus portée encore au
dernier, qui est plus du goût de la multitude ? C’est aussi pour cette
raison, que, parmi tant de graves invectives des saints Pères contre le
théâtre, on ne trouve pas que jamais ils soient entrés dans l’expédient de le
réformer. Ils savaient trop que qui veut plaire, le veut à quelque prix que ce
soit ; de deux sortes de pièces de théâtre, dont les unes sont graves,
mais passionnées, et les autres simplement plaisantes ou même bouffonnes, il
n’y en a point qu’on ait trouvé dignes des chrétiens, et on a cru qu’il serait
plus court de les rejeter tout à fait, que de se travailler vainement à les
réduire, contre leur nature, aux règles sévères de la vertu. Le génie des
pièces comiques est de chercher la bouffonnerie : César même ne trouvait
pas que Térence fût assez plaisant ; on veut plus d’emportement dans le
risible, et le goût qu’on avait pour Aristophane et pour Plaute, montre assez à
quelle licence dégénère naturellement la plaisanterie. Térence, qui, à
l’exemple de Ménandre, s’est modéré sur le ridicule, n’en est pas plus chaste
pour cela ; et on aura toujours une peine extrême à séparer le plaisant
d’avec l’illicite et le licencieux. C’est pourquoi on trouve ordinairement dans
les canons ces quatre mots unis ensemble : ludicra, jocularia, turpia,
obscœna : les discours plaisants, les discours bouffons, les discours
malhonnêtes, les discours sales ; non que ces choses soient toujours
mêlées, mais à cause qu’elles se suivent si naturellement, et qu’elles ont tant
d’affinité, que c’est une vaine entreprise de les vouloir séparer. C’est
pourquoi il ne faut pas espérer de rien faire de régulier de la comédie, parce
que celles qui entreprennent de traiter les grandes passions, veulent remuer les
plus dangereuses, à cause qu’elles sont aussi les plus agréables, et que celles
dont le dessein est de faire rire, qui pourraient être, ce semble, les moins
vicieuses, outre l’indécence de ce caractère dans un chrétien, attirent trop
facilement le licencieux, que les gens du monde, quelque modérés qu’ils
paraissent, aiment mieux ordinairement qu’on leur enveloppe, que de le
supprimer entièrement.
On voit, en effet, par expérience, à quoi s’est enfin terminée toute la
réforme de la comédie qu’on a voulu introduire de nos jours. Le licencieux
grossier et manifeste est demeuré dans les farces, dont les pièces comiques
tiennent beaucoup ; on ne peut goûter sans amour les pièces sérieuses, et
tout le fruit des précautions d’un grand ministre qui a daigné employer ses
soins à purger le théâtre, c’est qu’on y présente aux âmes infirmes des appâts
plus cachés et plus dangereux.
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’Eglise ait improuvé en
général tout ce genre de plaisirs : car, encore qu’elle restreigne ordinairement
les punitions canoniques qu’elle emploie pour les réprimer, à certaines
personnes, comme aux clercs, à certains lieux, comme aux églises, à certains
jours, comme aux fêtes ; à cause que communément, ainsi que nous l’avons
remarqué, par sa bonté et par sa prudence, elle épargne la multitude dans les
censures publiques, néanmoins, parmi ces défenses, elle jette toujours des
traits piquants contre ces sortes de spectacles, pour en détourner tous les
fidèles. Saint Charles, qu’on allègue comme un de ceux dont la charitable
condescendance entre pour un peu de temps dans le dessein de corriger la
comédie, en perdit bientôt l’espérance ; et dans les soins qu’il prit de
mettre à couvert des corruptions du théâtre, au moins le carême et les saints
jours, il ne cesse d’en inspirer un dégoût universel, en appelant la comédie un
reste de gentilité : non qu’il y eût à la lettre dans les spectacles
de son temps des restes du paganisme ; mais parce que les passions qui ont
formé les dieux des Gentils y règnent encore, et se font encore adorer par les
chrétiens. Quelquefois, à l’exemple des anciens canons, dont il a pris tout
l’esprit, il se contente de les appeler des spectacles inutiles : ludicra
et inania spectacula, ne jugeant pas que les chrétiens, dont les affaires
sont si graves, et doivent être jugées dans un tribunal si redoutable, puissent
trouver de la place dans leur vie pour de si longs amusements, quand d’ailleurs
ils ne seraient pas si remplis de tentations, soit grossières, soit délicates,
et par là plus périlleuses, ni se passionner si violemment pour des choses
vaines. Au reste, il range toujours ces malheureux divertissements parmi les
attraits et les pépinières du vice ; illecebras et seminaria vitiorum ;
et s’il ne frappe pas ceux qui s’y attachent des censures de l’Eglise, il les
abandonne au zèle et à la censure des prédicateurs, à qui il ordonne de ne rien
omettre pour inspirer de l’horreur de ces jeux pernicieux, en ne « cessant
de les détester comme les sources des calamités publiques et des vengeances
divines. Il admoneste les princes et les magistrats de chasser les comédiens,
les baladins, les joueurs de farce, et autres pestes publiques, comme gens
perdus et corrupteurs des bonnes mœurs, et de punir ceux qui les logent dans
les hôtelleries. » Je ne finirais jamais si je voulais rapporter tous
les titres dont il les note. Voilà les saintes maximes de la religion
chrétienne sur la comédie. Ceux qui avaient espéré de lui trouver des
approbations, ont pu voir que la clameur qui s’est élevée contre la
Dissertation, et par la censure qu’elle a attirée à ceux qui ont avoué qu’ils
en avaient suivi quelques sentiments, combien l’Eglise est éloignée de les
supporter ; et c’est encore une preuve contre cette scandaleuse
Dissertation, qu’encore qu’on l’attribue à un théologien, on ne lui ait pu
donner des théologiens, mais de seuls poètes comiques pour approbateurs, ni la
faire paraître autrement qu’à la tête, et à la faveur des comédies.
Mais c’en est assez sur ce sujet, quoiqu’il y ait encore à montrer une voie
plus excellente. Pour déraciner tout à fait le goût de la comédie, il faudrait
inspirer celui de la lecture de l’Evangile, et celui de la prière.
Attachons-nous comme saint Paul à
considérer Jésus l’auteur et le consommateur de notre foi : ce Jésus,
qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses à cause de la ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos
larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu’à nos frayeurs, mais n’a pris ni
nos joies ni nos ris, et n’a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue, fussent dilatées une seule fois par un
mouvement qui lui paraissait accompagné d’une indécence indigne d’un Dieu fait
homme. Je ne m’étonne pas, car nos douleurs et nos tristesses sont très
véritables, puisqu’elles sont de justes peines de notre péché ; mais nous
n’avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous
réjouir : ce qui a fait dire au Sage : J’ai estimé le ris une erreur, et j’ai dit à la joie : Pourquoi me
trompes-tu ? ou comme porte l’original : J’ai dit au ris : Tu es un fol, et à la joie : Pourquoi
fais-tu ainsi ? pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et
pourquoi me viens-tu persuader que j’ai sujet de me réjouir, quand je suis
accablé de maux de tous côtés ? Ainsi le Verbe fait chair, la Vérité éternelle
manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines, qui sont
réelles ; mais n’en a pas voulu prendre le ris et la joie, qui ont trop
d’affinité avec la déception et avec l’erreur.
Jésus-Christ n’est pas pour cela demeuré sans agrément : Tout le monde était en admiration des
paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ; et non seulement ses
apôtres lui disaient : Maître, à qui
irons-nous ? vous avez des paroles de vie éternelle ; mais encore
ceux qui étaient venus pour se saisir de sa personne, répondaient aux
Pharisiens, qui leur en avaient donné l’ordre : Jamais homme n’a parlé comme cet homme. Il parle néanmoins encore
avec une tout autre douceur, lorsqu’il se fait entendre dans le cœur, et qu’il
y fait sentir ce feu céleste dont David était transporté en prononçant ces
paroles : Le feu s’allumera dans ma méditation. C’est là que naît dans les
âmes pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l’effusion d’une joie divine,
un plaisir sublime que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui
flatte les sens, un inaltérable repos dans la paix de la conscience et dans la
douce espérance de posséder Dieu : nul récit, nulle musique, nul chant ne
tient devant ce plaisir ; s’il faut, pour nous émouvoir, des spectacles,
du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant
que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses martyrs, que ses conquêtes par
toute la terre et le règne de sa vérité dans les cœurs, que les flèches dont il
perce et que les chastes soupirs de son Eglise et des âmes qu’il a gagnées, et
qui courent après ses parfums ? Il ne faudrait donc que goûter ces
douceurs célestes, et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, et
faire dire à toute âme vraiment chrétienne : Les pécheurs, ceux qui aiment le monde, me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur
esprit, ou, comme lisent les Septante : Ils me racontent, ils me proposent des plaisirs ; mais il n’y a
rien là qui ressemble à votre loi ; elle seule remplit les cœurs d’une
joie qui, fondée sur la vérité, dure toujours.
Pour ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât à fond la comédie,
pour, à l’exemple des sages païens, y ménager à la faveur du plaisir des
exemples et des instructions sérieuses pour les rois et pour les peuples, je ne
puis blâmer leur intention : mais qu’ils songent qu’après tout, le charme
des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Les païens, dont
la vertu était imparfaite, grossière, mondaine, superficielle, pouvaient
l’insinuer par le théâtre ; mais il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni
l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens.
Dieu renvoie les rois à sa loi, pour y apprendre leurs devoirs : Qu’ils la lisent tous les jours de leur vie,
qu’ils la méditent, nuit et jour comme un David : Qu’ils s’endorment entre ses bras, et qu’ils s’entretiennent avec elle
en s’éveillant, comme un Salomon. Pour les instructions du théâtre, la
touche en est trop légère, et il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme y
fait à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu.
condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie
Bossuet
– Maximes et Réflexions sur la Comédie
– 1694
IV.
S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que
par accident.
Vous dites que
ces représentations des passions agréables, et les paroles de passions dont on se sert dans la comédie, ne les
excitent qu’indirectement, par hasard et
par accident, comme vous parlez ; et
que ce n’est pas leur nature de les exciter (p.46, 47) ; mais, au
contraire, il n’y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à
ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de
ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un
Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue,
qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec
lui on estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? Le premier
principe sur lequel agissent les poètes tragiques et comiques, c’est qu’il faut
intéresser le spectateur, et si l’auteur ou l’acteur d’une tragédie ne le sait
pas émouvoir, et le transporter de la passion qu’il veut exprimer, où
tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans le ridicule, selon
les règles des maîtres de l’art ? Aut
dormitabo, aut ridebo, et le reste. Ainsi, tout le dessein d’un poète,
toute la fin de son travail, c’est qu’on soit, comme son héros, épris des
belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot, qu’on
leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire dont l’amour est plus
dangereux que celui de la beauté même. C’est donc combattre les règles et les
principes des maîtres, que de dire, avec la Dissertation, que le théâtre
n’excite que par hasard et par accident
les passions qu’il entreprend de traiter.
On dit, et
c’est encore une objection de notre auteur (p.47), que l’Histoire, qui est si grave et si sérieuse, se sert de paroles qui excitent les passions,
et qu’aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur
dans les actions bonnes et mauvaises qu’elle représente. Quelle erreur de ne
savoir pas distinguer entre l’art de représenter les mauvaises actions pour en
inspirer de l’horreur, et celui de peindre les passions agréables d’une manière
qui en fasse goûter le plaisir ? Que s’il y a des histoires qui,
dégénérant de la dignité d’un si beau nom, entrent, à l’exemple de la comédie,
dans le dessein d’émouvoir les passions flatteuses ; qui ne voit qu’il les
faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie
humaine !
Si le but de la
comédie n’est pas de flatter ces passions qu’on veut appeler délicates, mais le
fond est si grossier, d’où vient que l’âge où elles sont le plus violentes, est
aussi celui où l’on est touché le plus vivement par leur expression ? Mais
pourquoi en est-on si touché, si ce n’est, dit Saint Augustin, qu’on y voit,
qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? et cela, dit
le même saint, qu’est-ce autre chose qu’une déplorable maladie de notre
cœur ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne
trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs
languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse ; si ce
n’est qu’on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les
plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu’on en réveille
l’ardeur qui n’est jamais tout à fait éteinte.
Si les
peintures immodestes ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment,
et que, pour cette raison, on en condamne l’usage, parce qu’on ne les goûte
jamais autant qu’une main habile l’a voulu, sans entrer dans l’esprit de
l’ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l’état qu’il a voulu
peindre ; combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où
tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs
sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents,
ou tendres et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les acteurs,
qui en attirent d’aussi véritables dans ceux qui regardent ; enfin de
vrais mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges :
et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, et n’excite que par
accident les passions ?
Dites encore
que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui
excitent la jeunesse la jeunesse à aimer, comme si elle n’était pas assez
insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne
trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si
importunes et si contraignantes ; dites que toutes ces choses et cent
autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n’excitent les
passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les
exciter, et que, si elles manquent leur coup, les règles de l’art sont
frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.
Je vous prie,
que fait un acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de
rappeler autant qu’il peut celles qu’il a ressenties et que, s’il était
chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles
ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur, au
lieu que, pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs
agréments empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses ?
Mais tout cela,
dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux ; mais
il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des
héros et des héroïnes, enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en
vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle
doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut
souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne
règne et n’anime toute l’action.
Dites que tout
cet appareil n’entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise,
ou que la convoitise n’est pas mauvaise, et qu’il n’y a rien qui répugne à
l’honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le
feu n’échauffe qu’indirectement, et que, pendant qu’on choisit les plus tendres
expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n’est
que par accident que l’ardeur des
mauvais désirs sort du milieu de ces flammes ; dites que la pudeur d’une
jeune fille n’est offensée que par
accident par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses
combats, où elle avoue sa défaite, et l’avoue à son vainqueur même, comme elle
l’appelle. Ce qu’on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à
cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra
apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde
permet tout, mais dans une fille qu’on montre comme modeste, comme pudique,
comme vertueuse, en un mot dans une héroïne ; et cet aveu, dont on rougit
dans le secret, est jugé digne d’être révélé au public, et d’emporter, comme
une nouvelle merveille, l’applaudissement de tout le théâtre.
V.
Si
la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au
mariage
Je crois qu’il
est assez démontré que la représentation des passions agréables porte
naturellement au péché, quand ce ne serait qu’en flattant et en nourrissant de
dessein prémédité la concupiscence, qui en est le principe. On répond que, pour
prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour ; la scène, toujours honnête
dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de
grossier et d’illicite, et ce n’est, après tout, qu’une innocente inclination
pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces
principes, il faudra bannir des chrétiens les prostitutions dont les comédies
italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes
crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce
rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des
expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages
d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses
vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu’on
peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde,
en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la
fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin
par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourur peu d’heures
après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit
presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous
qui riez, car vous pleurerez. Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches
monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les
beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il n’épargnera
pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise.
Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la
cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le
mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier
et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De
quelque manière que vous vouliez qu’on le tourne et qu’on le dore, dans le fond,
ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que
saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier
que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait ; et l’adresse de le
cacher ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui
n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paraît plus épurée. Croyez-vous, en
vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet
grossier, ou que la flamme secrète d’un cœur trop disposé à aimer, en quelque
manière que ce puisse être, soit corrigée ou ralentie par l’idée du mariage que
vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes
amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la
nécessité d’expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne penser pas.
Mais, puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire
qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre
objet ; la sensualité est seule excitée, et, s’il ne fallait que le saint
nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal,
Isaac et Rébecca n’auraient pas caché leurs jeux innoncents et les témoignages
mutuels de leurs pudiques tendresses. C’est pour vous dire, que le licite, loin
d’empêcher son contraire, le provoque ; en un mot, ce qui vient par
réflexion n’éteint pas ce que l’instinct produit ; et vous pouvez dire à
coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus
honnêtes, qu’il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de
plus près, il n’importe ; c’est toujours là que l’on tend : par la
pente du cœur humain à la corruption, on commence par se livrer aux impressions
de l’amour sensuel ; le remède des réflexions ou du mariage vient trop
tard : déjà le faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu, et l’union
conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne
cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie.
Je dirais
plus ; quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût,
l’illicite devient un attrait. Si l’eunuque de Térence avait commencé par une
demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le
spectateur serait-il transporté comme l’auteur de la comédie ? On
prendrait moins de sa part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n’était
imprévue, inespérée, défendue et emportée par la force. Si l’on ne propose pas
dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer
d’autres, qui ne sont pas moins dangereuses, et ce sont celles qu’on fait sur
le cœur qu’on tâche à s’arracher mutuellement, sans songer si l’on a droit d’en
disposer, ni si on n’en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que
les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour
donner au spectateur le plaisir qu’il recherche. Le licite et le régulier le
ferait languir, s’il était pur : en un mot, toute comédie, selon l’idée de
nos jours, veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les
personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants ; et c’est
amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.
VI
Ce
que c’est que les mariages du théâtre
Mais il y a
encore une autre raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet pas
d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est, comme
l’a remarqué, en traitant la question de la comédie, un habile homme de nos
jours ; c’est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence, qui,
selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel
par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin,
dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la
continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour
le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche
à la rendre agréable, veut rendre agréable la concupiscence et la révolte des
sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet
ascendant auquel on assujettit dans les comédies les âmes qu’on appelle
grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les
représente, c’est ce qu’on veut faire sentir, et ce qu’on veut rendre
aimable ; c’est-à-dire qu’on veut rendre aimable une servitude qui est
l’effet du péché, qui porte au péché, et on flatte une passion qu’on ne peut
mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au
milieu des remèdes. N’en disons pas davantage, les suites de cette doctrine
font frayeur ; disons seulement que ces mariages qui se rompent, ou qui se
concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de
la jeune Sara : Nous sommes, disent-ils, enfants des saints et il ne nous
est pas permis de nous unir commes les Gentils. Qu’un mariage de cette sorte,
où les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres ! Mais aussi
que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu’ils paraissent scandaleux
aux vrais chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’en est le mal ; ce qu’on y
appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable :
l’empire d’une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie qu’on y étale sous
les plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de
l’autre, et asservit l’un et au l’autre au règne des sens.
Condamner le théâtre : extrait du Traité de la comédie de Pierre Nicole
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667) – I
Préface
Une des grandes
marques de la corruption de ce siècle est le soin que l’on a pris de justifier
la Comédie, et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier
avec la dévotion. Les autres siècles étaient plus simples dans le bien ou dans
le mal : ceux qui y faisaient profession de piété témoignaient, par leurs
actions et par leurs paroles, l’horreur qu’ils avaient de ces spectacles
profanes. Ceux qui étaient possédés de la passion du théâtre reconnaissaient au
moins qu’ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion chrétienne.
Mais le caractère de ce siècle est de prétendre allier ensemble la piété et
l’esprit du monde. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu’il
soit honoré et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble
toujours un peu les plaisirs que l’on y prend, par l’horreur qui l’accompagne.
On tâche donc de faire en sorte que la conscience s’accommode avec la passion,
et ne la vienne point inquiéter par ses importuns remords. C’est à quoi on a
beaucoup travaillé sur le sujet de la Comédie. Car comme il n’y a guère de
divertissement plus agréable aux gens du monde que celui-là, il leur était fort
important de s’en assurer une jouissance douce, tranquille et consciencieuse,
qui est ce qu’ils désirent le plus. Le moyen qu’emploient pour cela ceux qui
sont les plus subtils est de se former une certaine idée métaphysique de
Comédie, et de purger cette idée de toute sorte de péché. La Comédie,
disent-ils, est une représentation d’actions et de paroles comme
présentes ; quel mal y a-t-il en cela ? Et après avoir ainsi justifié
leur idée générale de Comédie, ils croient avoir prouvé qu’il n’y a donc point
de péché aux Comédies ordinaires, et ils y assistent ensuite sans scrupule.
Mais le moyen de se défendre de cette illusion est de considérer au contraire
la Comédie, non dans une spéculation chimérique, mais dans la pratique commune
et ordinaire dont nous sommes témoins. Il faut regarder quelle est le vie d’un
comédien et d’une comédienne ; quelle est la matière et le but de nos
Comédies ; et quels effets elles produisent d’ordinaire dans les esprits
de ceux qui les représentent, ou qui les voient représenter ; quelles
impressions elles leur laissent ; et examiner ensuite si tout cela a
quelque rapport avec la vie, les sentiments et les devoirs d’un véritable
chrétien. Et c’est ce qu’on a dessein de faire dans cet écrit.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667) – II
XII.
[Le plaisir que
l’on prend à voir représenter les passions vicieuses est une marque qu’on ne
les hait pas]
Le plaisir de
la Comédie est un mauvais plaisir, parce qu’il ne vient ordinairement que d’un
fond de corruption, qui est excité en nous par ce qu’on y voit. Et pour en être
convaincu il ne faut que considérer que lorsque nous avons une extrême horreur
pour une action, on ne prend point de plaisir à la voir représenter : et
c’est ce qui oblige les Poètes de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui
leur peut causer cette horreur désagréable. Quand on ne sent donc pas la même
aversion pour les folles amours et les autres dérèglements que l’on représente
dans les Comédies, et qu’on prend plaisir à les envisager, c’est une marque
qu’on ne les hait pas, et qu’il s’excite en nous je ne sais quelle inclination
pour ces vices, qui naît de la corruption de notre cœur. Si nous avions l’idée
du vice selon sa naturelle difformité, nous ne pourrions pas en souffrir
l’image. C’est pourquoi un des plus grands poètes de ce temps remarque qu’une
de ses plus belles pièces n’a pas été agréable sur le théâtre, parce qu’elle
frappait l’esprit des spectateurs d’une idée horrible d’une prostitution à
laquelle une sainte Martyre avait été condamnée. Mais ce qu’il tire de là pour
justifier la Comédie, qui est que le théâtre est maintenant si chaste que l’on
n’y saurait souffrir les objets déshonnêtes, est ce qui la condamne
manifestement. Car on peut apprendre de cet exemple que l’on approuve en
quelque sorte tout ce qu’on souffre et ce que l’on voit avec plaisir sur le
théâtre, puisque l’on ne peut souffrir ce que l’on a en horreur. Et par
conséquent y ayant encore tant de corruptions et de passions vicieuses dans les
Comédies qui paraissent les plus innocentes, c’est une marque qu’on ne fait pas
ces dérèglements, puisqu’on prend plaisir à les voir représenter.
XIII.
C’est encore un
très grand abus, et qui trompe beaucoup de monde, que de ne considérer point
d’autres mauvais effets dans ces représentations, que celui de donner des
pensées contraires à la pureté, et de croire ainsi qu’elles ne nous nuisent
point, lorsqu’elles ne nous nuisent point en cette manière ; comme s’il
n’y avait point d’autres vices que celui-là, et que nous n’en fussions pas
aussi susceptibles. Cependant si l’on considère les Comédies de ceux qui ont le
plus affecté cette honnêteté apparente, on trouvera qu’ils n’ont évité de
représenter des objets entièrement déshonnêtes, que pour en prendre d’autres
aussi criminels, et qui ne sont guère moins contagieux. Toutes les pièces de M.
de Corneille, qui est sans doute le plus honnête de tous les Poètes de théâtre,
ne sont que de vives représentations de passions d’orgueil, d’ambition, de
jalousie, de vengeance, et principalement de cette vertu Romaine, qui n’est
autre chose qu’un furieux amour de soi-même. Plus il colore ces vices d’une
image de grandeur et de générosité, plus il les rend dangereux et capables
d’entrer dans les âmes les mieux nées ; et l’imitation de ces passions ne
nous plaît que parce que le fond de notre corruption excite en même temps un
mouvement semblable, qui nous transforme en quelque sorte, et nous fait entrer
dans la passion qui nous est représentée.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667)
XVII.
[Il n’est rien
de plus pernicieux que la morale des poètes et des romans]
Les gens du
monde, spectateurs ordinaires des Comédies, ont trois principales pentes. Ils
sont pleins de concupiscence, pleins d’orgueil, et pleins d’estime de la
générosité humaine, qui n’est autre chose qu’un orgueil déguisé. Ainsi les
Poètes, qui doivent s’accommoder à ces inclinations pour leur plaire, sont
obligés de faire en sorte que leurs pièces roulent toujours sur ces trois
poassions, et de les remplir d’amour, de sentiments d’orgueil, et des maximes
de l’honneur humain. C’est ce qui fait qu’il n’y a rien de plus pernicieux que
la morale poétique et romanesque, parce que ce n’est qu’un amas de fausses
opinions qui naissent de ces trois sources, et qui ne sont agréables qu’en ce
qu’elles flattent les inclinations corrompues des lecteurs, ou des spectateurs.
C’est la source du plaisir que l’on prend à ces vers, que M. de Corneille met
en la bouche d’un Seigneur qui avait tué en duel celui qui avait outragé son
père :
Car enfin
n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir
d’une bonne action...
Tu sais comme
un soufflet touche un homme de cœur.
J’avais part à
l’affront, j’en ai cherché l’auteur.
Je l’ai vu,
j’ai vengé mon honneur et mon père.
Je le ferais
encore, si j’avais à le faire.[1]
C’est
par la même corruption d’esprit qu’on entend sans peine ces horribles
sentiments d’une personne qui veut se battre en duel contre son ami, parce
qu’on le croyait auteur d’une chose dont il le jugeait lui-même innocent.
C’est peu pour
négliger un devoir si puissant,
Que mon cœur en
secret vous déclare innocent.
A l’erreur du
public c’est peu qu’il se refuse.
Vous êtes
criminel tant que l’on vous accuse.
Et mon honneur
blessé sait trop ce qu’il se doit,
Pour ne vous
pas punir de ce que l’on en croit...
Telle est de
mon honneur l’impitoyable loi ;
Lorsqu’un ami
l’arrête, il n’a d’yeux que pour soi,
Et dans ses
intérêts toujours inexorable,
Veut le sang le
plus cher au défaut du coupbale.[2]
Personne
aussi ne s’est jamais blessé de ces paroles barbares d’un père à un fils, à qui
il donne charge de le venger.
Va contre un
arrogant éprouver ton courage.
Ce n’est que
dans le sang qu’on lave un tel outrage.
Meurs ou tue.[3]
Et
cependant en les considérant selon la raion, il n’y a rien de plus
détestable ; mais on croit qu’il est permis aux Poètes de proposer les
plus damnables maximes pourvu qu’elles soient conformes au caractère de leurs
personnages.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667)
XIX.
[On y déguise
les passions les plus horribles sous une apparence qui attire l’affection des
spectateurs]
Ce qui rend
l’image des passions que les Comédies nous proposent plus dangereuse, c’est que
les Poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les
représenter d’une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu’elles
ont de plus horrible, et de les farder tellement par l’adresse de leur esprit,
qu’au lieu d’attirer la haine et l’aversion des spectateurs, elles attirent au
contraire leur affection. De sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de
l’horreur si elle était représentée telle qu’elle est, devient aimable par la
manière ingénieuse dont elle est exprimée. C’est ce qu’on peut voir les vers où
M. de Corneille représente la rage de la sœur d’Horace ; car voici ce
qu’il lui fait dire en parlant de son père.
Oui je lui
ferai voir par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable
amour brave la main des Parques,
Et ne prend
point de loi de ces cruels tyrans
Qu’un sort
injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma
douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant
plus que plus elle te fâche,
Impitoyable
père, et par un juste effort,
Je la veux
rendre égale aux rigueurs de mon sort.[4]
Et
ensuite parlant à son frère, elle fait cette horrible imprécation contre sa
patrie :
Rome l’unique
objet de mon ressentiment,
Rome à qui
vient ton bras d’immoler mon amant,
Rome qui t’a vu
naître, et que ton cœur adore,
Rome enfin que
je hais, parce qu’elle t’honore :
Puissent tous
ses voisins ensemble conjurés
Saper ces
fondements encor mal assurés.
Et si ce n’est
assez de toute l’Italie,
Que l’Orient
contre elle à l’Occident s’allie.
Que cent
peuples unis du bout de l’univers,
Passent pour la
détruire et les monts et les mers.
Qu’elle-même
sur soi renverse ses murailles,
Et de ses
propres mains déchire ses entrailles.
Que le courroux
du Ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir
sur elle un déluge de feux.
Puissé-je de
mes yeux voir tomber cette foudre,
Voir ses
maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier
Romain en son dernier soupir,
Moi seule en
être cause, et mourir de plaisir.[5]
Si l’on
dépouille l’image de cette passion de tout le fard que le Poète y prête, et
qu’on la considère par la raison, on ne saurait rien s’imaginer de plus
détestable que la furie de cette fille insensée, à qui une folle passion fait
violer les lois de la nature. Cependant cette même disposition d’esprit, si
criminelle en soi, n’a rien d’horrible lorsqu’elle est revêtue de ces
ornements, et les spectateurs sont plus portés à aimer cette furieuse qu’à la
haïr. On s’est servi à dessein de ces exemples, parce qu’ils sont moins
dangereux à rapporter. Mais il est vrai que les Poètes pratiquent cet artifice
de farder les vices en des sujets beaucoup plus pernicieux que celui-là. Et si
l’on considère presque toutes les Comédies et tous les Romans, on n’y trouvera
guère autre chose que des passions vicieuses, embellies et colorées d’un
certain fard qui les rend agréables aux gens du monde. Que s’il n’est permis
d’aimer les vices, peut-on prendre plaisir à se divertir dans des choses, qui
nous apprennent à les aimer ?
XX.
[La plupart de
ceux qui assistent à la Comédie le font sans aucune nécessité de se délasser
l’esprit]
Le chrétien
ayant renoncé au monde, à ses pompres et à ses plaisirs, ne peut pas rechercher
le plaisir pour le plaisir, ni le divertissement pour le divertissement. Il
faut afin qu’il en puisse user sans péché, qu’il lui soit nécessaire en quelque
manière, et que l’on puisse dire véritablement qu’il s’en sert avec la
modération de celui qui en use, et non avec la passion de celui qui
l’aime : Utentis modestia, non
amantis affectu[6].
Or comme la seule utilité du divertissement est de renouveler les forces de
l’esprit et du corps, lorsqu’elles sont abattues par le travail, il est clair
qu’il n’est permis de se divertir tout au plus que comme il est permis de
manger.
Il est aisé de
conclure de là que ce n’est point une vie chrétienne, mais une vie brutale et
païenne, de passe la plus grande partie de son temps dans le divertissement,
puisque le divertissement n’est pas permis pour soi-même, mais seulement pour
rendre l’âme plus capable de travail. Car si personne ne doute que ce ne fût
une vie très criminelle que celle d’un homme qui ne ferait que manger, et qui
serait à table depuis le matin jusqu’au soir – ce que le Prophète condamne par
ces paroles : Vae qui consurgitis
mane ad ebrietatem sectandam, et potandum usque ad vesperam[7]
– il est facile de voir que ce n’est pas moins abuser de la vie que Dieu nous a
donnée pour le servir, que de la passer toute dans ce qu’on appelle divertissement ;
puisque le mot même nous avertit qu’on ne le doit rechercher que pour nous
divertir, et nous distraire des pensées et des occupations laborieuses, qui
causent dans l’âme une espèce de lassitude qui a besoin d’être réparée.
Cela suffit
pour condamner la plupart de ceux qui vont à la Comédie. Car il est visible
qu’ils n’y vont pas pour se délasser l’esprit des occupations sérieuses,
puisque ces personnes, et particulièrement les femmes du monde, ne s’occupent
presque jamais sérieusement. Leur vie n’est qu’une vicissitude de
divertissements. Elles la passent toutes dans des visites, dans le jeu, dans
les bals, dans les promenades, dans les festins, dans les Comédies. Que si
elles ne laissent pas de s’ennuyer, comme elles font souvent, c’est parce qu’elles
ont trop de divertissement, et trop peu d’occupation sérieuse. Leur ennui est
un dégoût de satiété, pareil à celui de ceux qui ont trop mangé, et il doit
être guéri par l’abstinence, et non par le changement des plaisirs. Elles se
doivent divertir en s’occupant, puisque la fainéantise et l’oisiveté est la
principale cause de leurs ennuis.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667)
XXII.
[Ce
divertissement ne nous donne que du dégoût pour toutes actions sérieuses et
ordinaires]
Nons seulement
la Comédie et les Romans rendent l’esprit mal disposé pour toutes les actions
de Religion et de piété, mais ils le dégoûtent en quelque manière de toutes les
actions sérieuses et ordinaires. Comme on n’y représente que des galanteries ou
des aventures extraordinaires, et que les discours de ceux qui y parlent sont
assez éloignés de ceux dont on use dans les affaires sérieuses, on y prend
insensiblement une disposition d’esprit toute romanesque, on se remplit la tête
de héros et d’héroïnes ; et les femmes principalement y voyant les
adorations qu’on y rend à celles de leur sexe, dont elles voient l’image et la
pratique dans les compagnies de divertissement, où de jeunes gens leur débitent
ce qu’ils ont appris dans les Romans, les traitent en Nymphes et Déesses, s’impriment
tellement dans la fantaisie cette sorte de vie, que les petites affaires de
leur ménage leur deviennent insupportables. Et quand elles reviennent dans
leurs maisons avec cet esprit évaporé et tout plein de ces folies, elles y
trouvent tout désagréable, et surtout leurs maris qui, étant occupés de leurs
affaires, ne sont pas toujours en humeur de leur rendre ces complaisances
ridicules, qu’on rend aux femmes dans les Comédies, dans les Romans et dans la
vie romanesque.
[1] Le Cid, II, 4 (V.871-872, v.875-878)
[2] Thomas Corneille, Les Illustres Ennemis, V, 3.
[5] Horace, IV, 5 (v.1301-1318)
[6] Saint Augustin, De Moribus
ecclesiae catholicae et de moribus Manichaeorum, Livre I, ch.21, n.39.
[7] Isaïe 5-11, Malheur à vous, qui vous levez dès le matin
pour vous plonger dans les excès de la table, et pour boire jusqu’au soir.
(traduction de Sacy)
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