Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667) – I
Préface
Une des grandes
marques de la corruption de ce siècle est le soin que l’on a pris de justifier
la Comédie, et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier
avec la dévotion. Les autres siècles étaient plus simples dans le bien ou dans
le mal : ceux qui y faisaient profession de piété témoignaient, par leurs
actions et par leurs paroles, l’horreur qu’ils avaient de ces spectacles
profanes. Ceux qui étaient possédés de la passion du théâtre reconnaissaient au
moins qu’ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion chrétienne.
Mais le caractère de ce siècle est de prétendre allier ensemble la piété et
l’esprit du monde. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu’il
soit honoré et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble
toujours un peu les plaisirs que l’on y prend, par l’horreur qui l’accompagne.
On tâche donc de faire en sorte que la conscience s’accommode avec la passion,
et ne la vienne point inquiéter par ses importuns remords. C’est à quoi on a
beaucoup travaillé sur le sujet de la Comédie. Car comme il n’y a guère de
divertissement plus agréable aux gens du monde que celui-là, il leur était fort
important de s’en assurer une jouissance douce, tranquille et consciencieuse,
qui est ce qu’ils désirent le plus. Le moyen qu’emploient pour cela ceux qui
sont les plus subtils est de se former une certaine idée métaphysique de
Comédie, et de purger cette idée de toute sorte de péché. La Comédie,
disent-ils, est une représentation d’actions et de paroles comme
présentes ; quel mal y a-t-il en cela ? Et après avoir ainsi justifié
leur idée générale de Comédie, ils croient avoir prouvé qu’il n’y a donc point
de péché aux Comédies ordinaires, et ils y assistent ensuite sans scrupule.
Mais le moyen de se défendre de cette illusion est de considérer au contraire
la Comédie, non dans une spéculation chimérique, mais dans la pratique commune
et ordinaire dont nous sommes témoins. Il faut regarder quelle est le vie d’un
comédien et d’une comédienne ; quelle est la matière et le but de nos
Comédies ; et quels effets elles produisent d’ordinaire dans les esprits
de ceux qui les représentent, ou qui les voient représenter ; quelles
impressions elles leur laissent ; et examiner ensuite si tout cela a
quelque rapport avec la vie, les sentiments et les devoirs d’un véritable
chrétien. Et c’est ce qu’on a dessein de faire dans cet écrit.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667) – II
XII.
[Le plaisir que
l’on prend à voir représenter les passions vicieuses est une marque qu’on ne
les hait pas]
Le plaisir de
la Comédie est un mauvais plaisir, parce qu’il ne vient ordinairement que d’un
fond de corruption, qui est excité en nous par ce qu’on y voit. Et pour en être
convaincu il ne faut que considérer que lorsque nous avons une extrême horreur
pour une action, on ne prend point de plaisir à la voir représenter : et
c’est ce qui oblige les Poètes de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui
leur peut causer cette horreur désagréable. Quand on ne sent donc pas la même
aversion pour les folles amours et les autres dérèglements que l’on représente
dans les Comédies, et qu’on prend plaisir à les envisager, c’est une marque
qu’on ne les hait pas, et qu’il s’excite en nous je ne sais quelle inclination
pour ces vices, qui naît de la corruption de notre cœur. Si nous avions l’idée
du vice selon sa naturelle difformité, nous ne pourrions pas en souffrir
l’image. C’est pourquoi un des plus grands poètes de ce temps remarque qu’une
de ses plus belles pièces n’a pas été agréable sur le théâtre, parce qu’elle
frappait l’esprit des spectateurs d’une idée horrible d’une prostitution à
laquelle une sainte Martyre avait été condamnée. Mais ce qu’il tire de là pour
justifier la Comédie, qui est que le théâtre est maintenant si chaste que l’on
n’y saurait souffrir les objets déshonnêtes, est ce qui la condamne
manifestement. Car on peut apprendre de cet exemple que l’on approuve en
quelque sorte tout ce qu’on souffre et ce que l’on voit avec plaisir sur le
théâtre, puisque l’on ne peut souffrir ce que l’on a en horreur. Et par
conséquent y ayant encore tant de corruptions et de passions vicieuses dans les
Comédies qui paraissent les plus innocentes, c’est une marque qu’on ne fait pas
ces dérèglements, puisqu’on prend plaisir à les voir représenter.
XIII.
C’est encore un
très grand abus, et qui trompe beaucoup de monde, que de ne considérer point
d’autres mauvais effets dans ces représentations, que celui de donner des
pensées contraires à la pureté, et de croire ainsi qu’elles ne nous nuisent
point, lorsqu’elles ne nous nuisent point en cette manière ; comme s’il
n’y avait point d’autres vices que celui-là, et que nous n’en fussions pas
aussi susceptibles. Cependant si l’on considère les Comédies de ceux qui ont le
plus affecté cette honnêteté apparente, on trouvera qu’ils n’ont évité de
représenter des objets entièrement déshonnêtes, que pour en prendre d’autres
aussi criminels, et qui ne sont guère moins contagieux. Toutes les pièces de M.
de Corneille, qui est sans doute le plus honnête de tous les Poètes de théâtre,
ne sont que de vives représentations de passions d’orgueil, d’ambition, de
jalousie, de vengeance, et principalement de cette vertu Romaine, qui n’est
autre chose qu’un furieux amour de soi-même. Plus il colore ces vices d’une
image de grandeur et de générosité, plus il les rend dangereux et capables
d’entrer dans les âmes les mieux nées ; et l’imitation de ces passions ne
nous plaît que parce que le fond de notre corruption excite en même temps un
mouvement semblable, qui nous transforme en quelque sorte, et nous fait entrer
dans la passion qui nous est représentée.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667)
XVII.
[Il n’est rien
de plus pernicieux que la morale des poètes et des romans]
Les gens du
monde, spectateurs ordinaires des Comédies, ont trois principales pentes. Ils
sont pleins de concupiscence, pleins d’orgueil, et pleins d’estime de la
générosité humaine, qui n’est autre chose qu’un orgueil déguisé. Ainsi les
Poètes, qui doivent s’accommoder à ces inclinations pour leur plaire, sont
obligés de faire en sorte que leurs pièces roulent toujours sur ces trois
poassions, et de les remplir d’amour, de sentiments d’orgueil, et des maximes
de l’honneur humain. C’est ce qui fait qu’il n’y a rien de plus pernicieux que
la morale poétique et romanesque, parce que ce n’est qu’un amas de fausses
opinions qui naissent de ces trois sources, et qui ne sont agréables qu’en ce
qu’elles flattent les inclinations corrompues des lecteurs, ou des spectateurs.
C’est la source du plaisir que l’on prend à ces vers, que M. de Corneille met
en la bouche d’un Seigneur qui avait tué en duel celui qui avait outragé son
père :
Car enfin
n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir
d’une bonne action...
Tu sais comme
un soufflet touche un homme de cœur.
J’avais part à
l’affront, j’en ai cherché l’auteur.
Je l’ai vu,
j’ai vengé mon honneur et mon père.
Je le ferais
encore, si j’avais à le faire.[1]
C’est
par la même corruption d’esprit qu’on entend sans peine ces horribles
sentiments d’une personne qui veut se battre en duel contre son ami, parce
qu’on le croyait auteur d’une chose dont il le jugeait lui-même innocent.
C’est peu pour
négliger un devoir si puissant,
Que mon cœur en
secret vous déclare innocent.
A l’erreur du
public c’est peu qu’il se refuse.
Vous êtes
criminel tant que l’on vous accuse.
Et mon honneur
blessé sait trop ce qu’il se doit,
Pour ne vous
pas punir de ce que l’on en croit...
Telle est de
mon honneur l’impitoyable loi ;
Lorsqu’un ami
l’arrête, il n’a d’yeux que pour soi,
Et dans ses
intérêts toujours inexorable,
Veut le sang le
plus cher au défaut du coupbale.[2]
Personne
aussi ne s’est jamais blessé de ces paroles barbares d’un père à un fils, à qui
il donne charge de le venger.
Va contre un
arrogant éprouver ton courage.
Ce n’est que
dans le sang qu’on lave un tel outrage.
Meurs ou tue.[3]
Et
cependant en les considérant selon la raion, il n’y a rien de plus
détestable ; mais on croit qu’il est permis aux Poètes de proposer les
plus damnables maximes pourvu qu’elles soient conformes au caractère de leurs
personnages.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667)
XIX.
[On y déguise
les passions les plus horribles sous une apparence qui attire l’affection des
spectateurs]
Ce qui rend
l’image des passions que les Comédies nous proposent plus dangereuse, c’est que
les Poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les
représenter d’une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu’elles
ont de plus horrible, et de les farder tellement par l’adresse de leur esprit,
qu’au lieu d’attirer la haine et l’aversion des spectateurs, elles attirent au
contraire leur affection. De sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de
l’horreur si elle était représentée telle qu’elle est, devient aimable par la
manière ingénieuse dont elle est exprimée. C’est ce qu’on peut voir les vers où
M. de Corneille représente la rage de la sœur d’Horace ; car voici ce
qu’il lui fait dire en parlant de son père.
Oui je lui
ferai voir par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable
amour brave la main des Parques,
Et ne prend
point de loi de ces cruels tyrans
Qu’un sort
injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma
douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant
plus que plus elle te fâche,
Impitoyable
père, et par un juste effort,
Je la veux
rendre égale aux rigueurs de mon sort.[4]
Et
ensuite parlant à son frère, elle fait cette horrible imprécation contre sa
patrie :
Rome l’unique
objet de mon ressentiment,
Rome à qui
vient ton bras d’immoler mon amant,
Rome qui t’a vu
naître, et que ton cœur adore,
Rome enfin que
je hais, parce qu’elle t’honore :
Puissent tous
ses voisins ensemble conjurés
Saper ces
fondements encor mal assurés.
Et si ce n’est
assez de toute l’Italie,
Que l’Orient
contre elle à l’Occident s’allie.
Que cent
peuples unis du bout de l’univers,
Passent pour la
détruire et les monts et les mers.
Qu’elle-même
sur soi renverse ses murailles,
Et de ses
propres mains déchire ses entrailles.
Que le courroux
du Ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir
sur elle un déluge de feux.
Puissé-je de
mes yeux voir tomber cette foudre,
Voir ses
maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier
Romain en son dernier soupir,
Moi seule en
être cause, et mourir de plaisir.[5]
Si l’on
dépouille l’image de cette passion de tout le fard que le Poète y prête, et
qu’on la considère par la raison, on ne saurait rien s’imaginer de plus
détestable que la furie de cette fille insensée, à qui une folle passion fait
violer les lois de la nature. Cependant cette même disposition d’esprit, si
criminelle en soi, n’a rien d’horrible lorsqu’elle est revêtue de ces
ornements, et les spectateurs sont plus portés à aimer cette furieuse qu’à la
haïr. On s’est servi à dessein de ces exemples, parce qu’ils sont moins
dangereux à rapporter. Mais il est vrai que les Poètes pratiquent cet artifice
de farder les vices en des sujets beaucoup plus pernicieux que celui-là. Et si
l’on considère presque toutes les Comédies et tous les Romans, on n’y trouvera
guère autre chose que des passions vicieuses, embellies et colorées d’un
certain fard qui les rend agréables aux gens du monde. Que s’il n’est permis
d’aimer les vices, peut-on prendre plaisir à se divertir dans des choses, qui
nous apprennent à les aimer ?
XX.
[La plupart de
ceux qui assistent à la Comédie le font sans aucune nécessité de se délasser
l’esprit]
Le chrétien
ayant renoncé au monde, à ses pompres et à ses plaisirs, ne peut pas rechercher
le plaisir pour le plaisir, ni le divertissement pour le divertissement. Il
faut afin qu’il en puisse user sans péché, qu’il lui soit nécessaire en quelque
manière, et que l’on puisse dire véritablement qu’il s’en sert avec la
modération de celui qui en use, et non avec la passion de celui qui
l’aime : Utentis modestia, non
amantis affectu[6].
Or comme la seule utilité du divertissement est de renouveler les forces de
l’esprit et du corps, lorsqu’elles sont abattues par le travail, il est clair
qu’il n’est permis de se divertir tout au plus que comme il est permis de
manger.
Il est aisé de
conclure de là que ce n’est point une vie chrétienne, mais une vie brutale et
païenne, de passe la plus grande partie de son temps dans le divertissement,
puisque le divertissement n’est pas permis pour soi-même, mais seulement pour
rendre l’âme plus capable de travail. Car si personne ne doute que ce ne fût
une vie très criminelle que celle d’un homme qui ne ferait que manger, et qui
serait à table depuis le matin jusqu’au soir – ce que le Prophète condamne par
ces paroles : Vae qui consurgitis
mane ad ebrietatem sectandam, et potandum usque ad vesperam[7]
– il est facile de voir que ce n’est pas moins abuser de la vie que Dieu nous a
donnée pour le servir, que de la passer toute dans ce qu’on appelle divertissement ;
puisque le mot même nous avertit qu’on ne le doit rechercher que pour nous
divertir, et nous distraire des pensées et des occupations laborieuses, qui
causent dans l’âme une espèce de lassitude qui a besoin d’être réparée.
Cela suffit
pour condamner la plupart de ceux qui vont à la Comédie. Car il est visible
qu’ils n’y vont pas pour se délasser l’esprit des occupations sérieuses,
puisque ces personnes, et particulièrement les femmes du monde, ne s’occupent
presque jamais sérieusement. Leur vie n’est qu’une vicissitude de
divertissements. Elles la passent toutes dans des visites, dans le jeu, dans
les bals, dans les promenades, dans les festins, dans les Comédies. Que si
elles ne laissent pas de s’ennuyer, comme elles font souvent, c’est parce qu’elles
ont trop de divertissement, et trop peu d’occupation sérieuse. Leur ennui est
un dégoût de satiété, pareil à celui de ceux qui ont trop mangé, et il doit
être guéri par l’abstinence, et non par le changement des plaisirs. Elles se
doivent divertir en s’occupant, puisque la fainéantise et l’oisiveté est la
principale cause de leurs ennuis.
Pierre
Nicole – De la comédie (texte de
1667)
XXII.
[Ce
divertissement ne nous donne que du dégoût pour toutes actions sérieuses et
ordinaires]
Nons seulement
la Comédie et les Romans rendent l’esprit mal disposé pour toutes les actions
de Religion et de piété, mais ils le dégoûtent en quelque manière de toutes les
actions sérieuses et ordinaires. Comme on n’y représente que des galanteries ou
des aventures extraordinaires, et que les discours de ceux qui y parlent sont
assez éloignés de ceux dont on use dans les affaires sérieuses, on y prend
insensiblement une disposition d’esprit toute romanesque, on se remplit la tête
de héros et d’héroïnes ; et les femmes principalement y voyant les
adorations qu’on y rend à celles de leur sexe, dont elles voient l’image et la
pratique dans les compagnies de divertissement, où de jeunes gens leur débitent
ce qu’ils ont appris dans les Romans, les traitent en Nymphes et Déesses, s’impriment
tellement dans la fantaisie cette sorte de vie, que les petites affaires de
leur ménage leur deviennent insupportables. Et quand elles reviennent dans
leurs maisons avec cet esprit évaporé et tout plein de ces folies, elles y
trouvent tout désagréable, et surtout leurs maris qui, étant occupés de leurs
affaires, ne sont pas toujours en humeur de leur rendre ces complaisances
ridicules, qu’on rend aux femmes dans les Comédies, dans les Romans et dans la
vie romanesque.
[1] Le Cid, II, 4 (V.871-872, v.875-878)
[2] Thomas Corneille, Les Illustres Ennemis, V, 3.
[5] Horace, IV, 5 (v.1301-1318)
[6] Saint Augustin, De Moribus
ecclesiae catholicae et de moribus Manichaeorum, Livre I, ch.21, n.39.
[7] Isaïe 5-11, Malheur à vous, qui vous levez dès le matin
pour vous plonger dans les excès de la table, et pour boire jusqu’au soir.
(traduction de Sacy)
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