lundi 9 avril 2012

Condamner le théâtre : extrait du Traité de la comédie de Pierre Nicole


Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667) – I

Préface

Une des grandes marques de la corruption de ce siècle est le soin que l’on a pris de justifier la Comédie, et de la faire passer pour un divertissement qui se pouvait allier avec la dévotion. Les autres siècles étaient plus simples dans le bien ou dans le mal : ceux qui y faisaient profession de piété témoignaient, par leurs actions et par leurs paroles, l’horreur qu’ils avaient de ces spectacles profanes. Ceux qui étaient possédés de la passion du théâtre reconnaissaient au moins qu’ils ne suivaient pas en cela les règles de la religion chrétienne. Mais le caractère de ce siècle est de prétendre allier ensemble la piété et l’esprit du monde. On ne se contente pas de suivre le vice, on veut encore qu’il soit honoré et qu’il ne soit pas flétri par le nom honteux de vice, qui trouble toujours un peu les plaisirs que l’on y prend, par l’horreur qui l’accompagne. On tâche donc de faire en sorte que la conscience s’accommode avec la passion, et ne la vienne point inquiéter par ses importuns remords. C’est à quoi on a beaucoup travaillé sur le sujet de la Comédie. Car comme il n’y a guère de divertissement plus agréable aux gens du monde que celui-là, il leur était fort important de s’en assurer une jouissance douce, tranquille et consciencieuse, qui est ce qu’ils désirent le plus. Le moyen qu’emploient pour cela ceux qui sont les plus subtils est de se former une certaine idée métaphysique de Comédie, et de purger cette idée de toute sorte de péché. La Comédie, disent-ils, est une représentation d’actions et de paroles comme présentes ; quel mal y a-t-il en cela ? Et après avoir ainsi justifié leur idée générale de Comédie, ils croient avoir prouvé qu’il n’y a donc point de péché aux Comédies ordinaires, et ils y assistent ensuite sans scrupule. Mais le moyen de se défendre de cette illusion est de considérer au contraire la Comédie, non dans une spéculation chimérique, mais dans la pratique commune et ordinaire dont nous sommes témoins. Il faut regarder quelle est le vie d’un comédien et d’une comédienne ; quelle est la matière et le but de nos Comédies ; et quels effets elles produisent d’ordinaire dans les esprits de ceux qui les représentent, ou qui les voient représenter ; quelles impressions elles leur laissent ; et examiner ensuite si tout cela a quelque rapport avec la vie, les sentiments et les devoirs d’un véritable chrétien. Et c’est ce qu’on a dessein de faire dans cet écrit.


Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667) – II

XII.
[Le plaisir que l’on prend à voir représenter les passions vicieuses est une marque qu’on ne les hait pas]

Le plaisir de la Comédie est un mauvais plaisir, parce qu’il ne vient ordinairement que d’un fond de corruption, qui est excité en nous par ce qu’on y voit. Et pour en être convaincu il ne faut que considérer que lorsque nous avons une extrême horreur pour une action, on ne prend point de plaisir à la voir représenter : et c’est ce qui oblige les Poètes de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui leur peut causer cette horreur désagréable. Quand on ne sent donc pas la même aversion pour les folles amours et les autres dérèglements que l’on représente dans les Comédies, et qu’on prend plaisir à les envisager, c’est une marque qu’on ne les hait pas, et qu’il s’excite en nous je ne sais quelle inclination pour ces vices, qui naît de la corruption de notre cœur. Si nous avions l’idée du vice selon sa naturelle difformité, nous ne pourrions pas en souffrir l’image. C’est pourquoi un des plus grands poètes de ce temps remarque qu’une de ses plus belles pièces n’a pas été agréable sur le théâtre, parce qu’elle frappait l’esprit des spectateurs d’une idée horrible d’une prostitution à laquelle une sainte Martyre avait été condamnée. Mais ce qu’il tire de là pour justifier la Comédie, qui est que le théâtre est maintenant si chaste que l’on n’y saurait souffrir les objets déshonnêtes, est ce qui la condamne manifestement. Car on peut apprendre de cet exemple que l’on approuve en quelque sorte tout ce qu’on souffre et ce que l’on voit avec plaisir sur le théâtre, puisque l’on ne peut souffrir ce que l’on a en horreur. Et par conséquent y ayant encore tant de corruptions et de passions vicieuses dans les Comédies qui paraissent les plus innocentes, c’est une marque qu’on ne fait pas ces dérèglements, puisqu’on prend plaisir à les voir représenter.

XIII.

C’est encore un très grand abus, et qui trompe beaucoup de monde, que de ne considérer point d’autres mauvais effets dans ces représentations, que celui de donner des pensées contraires à la pureté, et de croire ainsi qu’elles ne nous nuisent point, lorsqu’elles ne nous nuisent point en cette manière ; comme s’il n’y avait point d’autres vices que celui-là, et que nous n’en fussions pas aussi susceptibles. Cependant si l’on considère les Comédies de ceux qui ont le plus affecté cette honnêteté apparente, on trouvera qu’ils n’ont évité de représenter des objets entièrement déshonnêtes, que pour en prendre d’autres aussi criminels, et qui ne sont guère moins contagieux. Toutes les pièces de M. de Corneille, qui est sans doute le plus honnête de tous les Poètes de théâtre, ne sont que de vives représentations de passions d’orgueil, d’ambition, de jalousie, de vengeance, et principalement de cette vertu Romaine, qui n’est autre chose qu’un furieux amour de soi-même. Plus il colore ces vices d’une image de grandeur et de générosité, plus il les rend dangereux et capables d’entrer dans les âmes les mieux nées ; et l’imitation de ces passions ne nous plaît que parce que le fond de notre corruption excite en même temps un mouvement semblable, qui nous transforme en quelque sorte, et nous fait entrer dans la passion qui nous est représentée.



Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667)

XVII.
[Il n’est rien de plus pernicieux que la morale des poètes et des romans]
Les gens du monde, spectateurs ordinaires des Comédies, ont trois principales pentes. Ils sont pleins de concupiscence, pleins d’orgueil, et pleins d’estime de la générosité humaine, qui n’est autre chose qu’un orgueil déguisé. Ainsi les Poètes, qui doivent s’accommoder à ces inclinations pour leur plaire, sont obligés de faire en sorte que leurs pièces roulent toujours sur ces trois poassions, et de les remplir d’amour, de sentiments d’orgueil, et des maximes de l’honneur humain. C’est ce qui fait qu’il n’y a rien de plus pernicieux que la morale poétique et romanesque, parce que ce n’est qu’un amas de fausses opinions qui naissent de ces trois sources, et qui ne sont agréables qu’en ce qu’elles flattent les inclinations corrompues des lecteurs, ou des spectateurs. C’est la source du plaisir que l’on prend à ces vers, que M. de Corneille met en la bouche d’un Seigneur qui avait tué en duel celui qui avait outragé son père :

Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action...
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur.
J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur.
Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père.
Je le ferais encore, si j’avais à le faire.[1]

C’est par la même corruption d’esprit qu’on entend sans peine ces horribles sentiments d’une personne qui veut se battre en duel contre son ami, parce qu’on le croyait auteur d’une chose dont il le jugeait lui-même innocent.

C’est peu pour négliger un devoir si puissant,
Que mon cœur en secret vous déclare innocent.
A l’erreur du public c’est peu qu’il se refuse.
Vous êtes criminel tant que l’on vous accuse.
Et mon honneur blessé sait trop ce qu’il se doit,
Pour ne vous pas punir de ce que l’on en croit...
Telle est de mon honneur l’impitoyable loi ;
Lorsqu’un ami l’arrête, il n’a d’yeux que pour soi,
Et dans ses intérêts toujours inexorable,
Veut le sang le plus cher au défaut du coupbale.[2]

Personne aussi ne s’est jamais blessé de ces paroles barbares d’un père à un fils, à qui il donne charge de le venger.

Va contre un arrogant éprouver ton courage.
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage.
Meurs ou tue.[3]

Et cependant en les considérant selon la raion, il n’y a rien de plus détestable ; mais on croit qu’il est permis aux Poètes de proposer les plus damnables maximes pourvu qu’elles soient conformes au caractère de leurs personnages.


Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667)

XIX.
[On y déguise les passions les plus horribles sous une apparence qui attire l’affection des spectateurs]

Ce qui rend l’image des passions que les Comédies nous proposent plus dangereuse, c’est que les Poètes pour les rendre agréables sont obligés, non seulement de les représenter d’une manière fort vive, mais aussi de les dépouiller de ce qu’elles ont de plus horrible, et de les farder tellement par l’adresse de leur esprit, qu’au lieu d’attirer la haine et l’aversion des spectateurs, elles attirent au contraire leur affection. De sorte qu’une passion qui ne pourrait causer que de l’horreur si elle était représentée telle qu’elle est, devient aimable par la manière ingénieuse dont elle est exprimée. C’est ce qu’on peut voir les vers où M. de Corneille représente la rage de la sœur d’Horace ; car voici ce qu’il lui fait dire en parlant de son père.

Oui je lui ferai voir par d’infaillibles marques,
Qu’un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de loi de ces cruels tyrans
Qu’un sort injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l’oses nommer lâche ;
Je l’aime d’autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort,
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.[4]

Et ensuite parlant à son frère, elle fait cette horrible imprécation contre sa patrie :

Rome l’unique objet de mon ressentiment,
Rome à qui vient ton bras d’immoler mon amant,
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore,
Rome enfin que je hais, parce qu’elle t’honore :
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ces fondements encor mal assurés.
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie.
Que cent peuples unis du bout de l’univers,
Passent pour la détruire et les monts et les mers.
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles.
Que le courroux du Ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux.
Puissé-je de mes yeux voir tomber cette foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain en son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir.[5]

Si l’on dépouille l’image de cette passion de tout le fard que le Poète y prête, et qu’on la considère par la raison, on ne saurait rien s’imaginer de plus détestable que la furie de cette fille insensée, à qui une folle passion fait violer les lois de la nature. Cependant cette même disposition d’esprit, si criminelle en soi, n’a rien d’horrible lorsqu’elle est revêtue de ces ornements, et les spectateurs sont plus portés à aimer cette furieuse qu’à la haïr. On s’est servi à dessein de ces exemples, parce qu’ils sont moins dangereux à rapporter. Mais il est vrai que les Poètes pratiquent cet artifice de farder les vices en des sujets beaucoup plus pernicieux que celui-là. Et si l’on considère presque toutes les Comédies et tous les Romans, on n’y trouvera guère autre chose que des passions vicieuses, embellies et colorées d’un certain fard qui les rend agréables aux gens du monde. Que s’il n’est permis d’aimer les vices, peut-on prendre plaisir à se divertir dans des choses, qui nous apprennent à les aimer ?

XX.
[La plupart de ceux qui assistent à la Comédie le font sans aucune nécessité de se délasser l’esprit]

Le chrétien ayant renoncé au monde, à ses pompres et à ses plaisirs, ne peut pas rechercher le plaisir pour le plaisir, ni le divertissement pour le divertissement. Il faut afin qu’il en puisse user sans péché, qu’il lui soit nécessaire en quelque manière, et que l’on puisse dire véritablement qu’il s’en sert avec la modération de celui qui en use, et non avec la passion de celui qui l’aime : Utentis modestia, non amantis affectu[6]. Or comme la seule utilité du divertissement est de renouveler les forces de l’esprit et du corps, lorsqu’elles sont abattues par le travail, il est clair qu’il n’est permis de se divertir tout au plus que comme il est permis de manger.
Il est aisé de conclure de là que ce n’est point une vie chrétienne, mais une vie brutale et païenne, de passe la plus grande partie de son temps dans le divertissement, puisque le divertissement n’est pas permis pour soi-même, mais seulement pour rendre l’âme plus capable de travail. Car si personne ne doute que ce ne fût une vie très criminelle que celle d’un homme qui ne ferait que manger, et qui serait à table depuis le matin jusqu’au soir – ce que le Prophète condamne par ces paroles : Vae qui consurgitis mane ad ebrietatem sectandam, et potandum usque ad vesperam[7] – il est facile de voir que ce n’est pas moins abuser de la vie que Dieu nous a donnée pour le servir, que de la passer toute dans ce qu’on appelle divertissement ; puisque le mot même nous avertit qu’on ne le doit rechercher que pour nous divertir, et nous distraire des pensées et des occupations laborieuses, qui causent dans l’âme une espèce de lassitude qui a besoin d’être réparée.
Cela suffit pour condamner la plupart de ceux qui vont à la Comédie. Car il est visible qu’ils n’y vont pas pour se délasser l’esprit des occupations sérieuses, puisque ces personnes, et particulièrement les femmes du monde, ne s’occupent presque jamais sérieusement. Leur vie n’est qu’une vicissitude de divertissements. Elles la passent toutes dans des visites, dans le jeu, dans les bals, dans les promenades, dans les festins, dans les Comédies. Que si elles ne laissent pas de s’ennuyer, comme elles font souvent, c’est parce qu’elles ont trop de divertissement, et trop peu d’occupation sérieuse. Leur ennui est un dégoût de satiété, pareil à celui de ceux qui ont trop mangé, et il doit être guéri par l’abstinence, et non par le changement des plaisirs. Elles se doivent divertir en s’occupant, puisque la fainéantise et l’oisiveté est la principale cause de leurs ennuis.



Pierre Nicole – De la comédie (texte de 1667)

XXII.
[Ce divertissement ne nous donne que du dégoût pour toutes actions sérieuses et ordinaires]
Nons seulement la Comédie et les Romans rendent l’esprit mal disposé pour toutes les actions de Religion et de piété, mais ils le dégoûtent en quelque manière de toutes les actions sérieuses et ordinaires. Comme on n’y représente que des galanteries ou des aventures extraordinaires, et que les discours de ceux qui y parlent sont assez éloignés de ceux dont on use dans les affaires sérieuses, on y prend insensiblement une disposition d’esprit toute romanesque, on se remplit la tête de héros et d’héroïnes ; et les femmes principalement y voyant les adorations qu’on y rend à celles de leur sexe, dont elles voient l’image et la pratique dans les compagnies de divertissement, où de jeunes gens leur débitent ce qu’ils ont appris dans les Romans, les traitent en Nymphes et Déesses, s’impriment tellement dans la fantaisie cette sorte de vie, que les petites affaires de leur ménage leur deviennent insupportables. Et quand elles reviennent dans leurs maisons avec cet esprit évaporé et tout plein de ces folies, elles y trouvent tout désagréable, et surtout leurs maris qui, étant occupés de leurs affaires, ne sont pas toujours en humeur de leur rendre ces complaisances ridicules, qu’on rend aux femmes dans les Comédies, dans les Romans et dans la vie romanesque.



[1] Le Cid, II, 4 (V.871-872, v.875-878)
[2] Thomas Corneille, Les Illustres Ennemis, V, 3.
[3] Le Cid, I, 5 (v.273 sq.)
[4] Horace, IV, 4 (v.1195-1202)
[5] Horace, IV, 5 (v.1301-1318)
[6] Saint Augustin, De Moribus ecclesiae catholicae et de moribus Manichaeorum, Livre I, ch.21, n.39.
[7] Isaïe 5-11, Malheur à vous, qui vous levez dès le matin pour vous plonger dans les excès de la table, et pour boire jusqu’au soir. (traduction de Sacy)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire