lundi 9 avril 2012

condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie


Bossuet – Maximes et Réflexions sur la Comédie – 1694

IV. S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.

Vous dites que ces représentations des passions agréables, et les paroles de passions dont on se sert dans la comédie, ne les excitent qu’indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez ; et que ce n’est pas leur nature de les exciter (p.46, 47) ; mais, au contraire, il n’y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec lui on estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? Le premier principe sur lequel agissent les poètes tragiques et comiques, c’est qu’il faut intéresser le spectateur, et si l’auteur ou l’acteur d’une tragédie ne le sait pas émouvoir, et le transporter de la passion qu’il veut exprimer, où tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans le ridicule, selon les règles des maîtres de l’art ? Aut dormitabo, aut ridebo, et le reste. Ainsi, tout le dessein d’un poète, toute la fin de son travail, c’est qu’on soit, comme son héros, épris des belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot, qu’on leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire dont l’amour est plus dangereux que celui de la beauté même. C’est donc combattre les règles et les principes des maîtres, que de dire, avec la Dissertation, que le théâtre n’excite que par hasard et par accident les passions qu’il entreprend de traiter.
On dit, et c’est encore une objection de notre auteur (p.47), que l’Histoire, qui est si grave et si sérieuse, se sert de paroles qui excitent les passions, et qu’aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur dans les actions bonnes et mauvaises qu’elle représente. Quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l’art de représenter les mauvaises actions pour en inspirer de l’horreur, et celui de peindre les passions agréables d’une manière qui en fasse goûter le plaisir ? Que s’il y a des histoires qui, dégénérant de la dignité d’un si beau nom, entrent, à l’exemple de la comédie, dans le dessein d’émouvoir les passions flatteuses ; qui ne voit qu’il les faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie humaine !
Si le but de la comédie n’est pas de flatter ces passions qu’on veut appeler délicates, mais le fond est si grossier, d’où vient que l’âge où elles sont le plus violentes, est aussi celui où l’on est touché le plus vivement par leur expression ? Mais pourquoi en est-on si touché, si ce n’est, dit Saint Augustin, qu’on y voit, qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? et cela, dit le même saint, qu’est-ce autre chose qu’une déplorable maladie de notre cœur ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse ; si ce n’est qu’on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu’on en réveille l’ardeur qui n’est jamais tout à fait éteinte.
Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment, et que, pour cette raison, on en condamne l’usage, parce qu’on ne les goûte jamais autant qu’une main habile l’a voulu, sans entrer dans l’esprit de l’ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l’état qu’il a voulu peindre ; combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents, ou tendres et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d’aussi véritables dans ceux qui regardent ; enfin de vrais mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, et n’excite que par accident les passions ?
Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse la jeunesse à aimer, comme si elle n’était pas assez insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes ; dites que toutes ces choses et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n’excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les exciter, et que, si elles manquent leur coup, les règles de l’art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.
Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu’il peut celles qu’il a ressenties et que, s’il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur, au lieu que, pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses ?
Mais tout cela, dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux ; mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes, enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n’anime toute l’action.
Dites que tout cet appareil n’entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise, ou que la convoitise n’est pas mauvaise, et qu’il n’y a rien qui répugne à l’honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le feu n’échauffe qu’indirectement, et que, pendant qu’on choisit les plus tendres expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n’est que par accident que l’ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes ; dites que la pudeur d’une jeune fille n’est offensée que par accident par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l’avoue à son vainqueur même, comme elle l’appelle. Ce qu’on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu’on montre comme modeste, comme pudique, comme vertueuse, en un mot dans une héroïne ; et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d’être révélé au public, et d’emporter, comme une nouvelle merveille, l’applaudissement de tout le théâtre.

V.
Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au mariage

Je crois qu’il est assez démontré que la représentation des passions agréables porte naturellement au péché, quand ce ne serait qu’en flattant et en nourrissant de dessein prémédité la concupiscence, qui en est le principe. On répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour ; la scène, toujours honnête dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de grossier et d’illicite, et ce n’est, après tout, qu’une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra bannir des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu’on peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourur peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il n’épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise. Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De quelque manière que vous vouliez qu’on le tourne et qu’on le dore, dans le fond, ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait ; et l’adresse de le cacher ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paraît plus épurée. Croyez-vous, en vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme secrète d’un cœur trop disposé à aimer, en quelque manière que ce puisse être, soit corrigée ou ralentie par l’idée du mariage que vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la nécessité d’expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne penser pas. Mais, puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre objet ; la sensualité est seule excitée, et, s’il ne fallait que le saint nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal, Isaac et Rébecca n’auraient pas caché leurs jeux innoncents et les témoignages mutuels de leurs pudiques tendresses. C’est pour vous dire, que le licite, loin d’empêcher son contraire, le provoque ; en un mot, ce qui vient par réflexion n’éteint pas ce que l’instinct produit ; et vous pouvez dire à coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus honnêtes, qu’il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il n’importe ; c’est toujours là que l’on tend : par la pente du cœur humain à la corruption, on commence par se livrer aux impressions de l’amour sensuel ; le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu, et l’union conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie.
Je dirais plus ; quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût, l’illicite devient un attrait. Si l’eunuque de Térence avait commencé par une demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le spectateur serait-il transporté comme l’auteur de la comédie ? On prendrait moins de sa part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n’était imprévue, inespérée, défendue et emportée par la force. Si l’on ne propose pas dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer d’autres, qui ne sont pas moins dangereuses, et ce sont celles qu’on fait sur le cœur qu’on tâche à s’arracher mutuellement, sans songer si l’on a droit d’en disposer, ni si on n’en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour donner au spectateur le plaisir qu’il recherche. Le licite et le régulier le ferait languir, s’il était pur : en un mot, toute comédie, selon l’idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.

VI
Ce que c’est que les mariages du théâtre

Mais il y a encore une autre raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet pas d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est, comme l’a remarqué, en traitant la question de la comédie, un habile homme de nos jours ; c’est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence, qui, selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin, dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche à la rendre agréable, veut rendre agréable la concupiscence et la révolte des sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet ascendant auquel on assujettit dans les comédies les âmes qu’on appelle grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les représente, c’est ce qu’on veut faire sentir, et ce qu’on veut rendre aimable ; c’est-à-dire qu’on veut rendre aimable une servitude qui est l’effet du péché, qui porte au péché, et on flatte une passion qu’on ne peut mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au milieu des remèdes. N’en disons pas davantage, les suites de cette doctrine font frayeur ; disons seulement que ces mariages qui se rompent, ou qui se concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de la jeune Sara : Nous sommes, disent-ils, enfants des saints et il ne nous est pas permis de nous unir commes les Gentils. Qu’un mariage de cette sorte, où les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres ! Mais aussi que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu’ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’en est le mal ; ce qu’on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable : l’empire d’une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie qu’on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de l’autre, et asservit l’un et au l’autre au règne des sens.

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