Bossuet
– Maximes et Réflexions sur la Comédie
– 1694
IV.
S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que
par accident.
Vous dites que
ces représentations des passions agréables, et les paroles de passions dont on se sert dans la comédie, ne les
excitent qu’indirectement, par hasard et
par accident, comme vous parlez ; et
que ce n’est pas leur nature de les exciter (p.46, 47) ; mais, au
contraire, il n’y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à
ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de
ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un
Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue,
qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec
lui on estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? Le premier
principe sur lequel agissent les poètes tragiques et comiques, c’est qu’il faut
intéresser le spectateur, et si l’auteur ou l’acteur d’une tragédie ne le sait
pas émouvoir, et le transporter de la passion qu’il veut exprimer, où
tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans le ridicule, selon
les règles des maîtres de l’art ? Aut
dormitabo, aut ridebo, et le reste. Ainsi, tout le dessein d’un poète,
toute la fin de son travail, c’est qu’on soit, comme son héros, épris des
belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot, qu’on
leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire dont l’amour est plus
dangereux que celui de la beauté même. C’est donc combattre les règles et les
principes des maîtres, que de dire, avec la Dissertation, que le théâtre
n’excite que par hasard et par accident
les passions qu’il entreprend de traiter.
On dit, et
c’est encore une objection de notre auteur (p.47), que l’Histoire, qui est si grave et si sérieuse, se sert de paroles qui excitent les passions,
et qu’aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur
dans les actions bonnes et mauvaises qu’elle représente. Quelle erreur de ne
savoir pas distinguer entre l’art de représenter les mauvaises actions pour en
inspirer de l’horreur, et celui de peindre les passions agréables d’une manière
qui en fasse goûter le plaisir ? Que s’il y a des histoires qui,
dégénérant de la dignité d’un si beau nom, entrent, à l’exemple de la comédie,
dans le dessein d’émouvoir les passions flatteuses ; qui ne voit qu’il les
faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie
humaine !
Si le but de la
comédie n’est pas de flatter ces passions qu’on veut appeler délicates, mais le
fond est si grossier, d’où vient que l’âge où elles sont le plus violentes, est
aussi celui où l’on est touché le plus vivement par leur expression ? Mais
pourquoi en est-on si touché, si ce n’est, dit Saint Augustin, qu’on y voit,
qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? et cela, dit
le même saint, qu’est-ce autre chose qu’une déplorable maladie de notre
cœur ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne
trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs
languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse ; si ce
n’est qu’on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les
plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu’on en réveille
l’ardeur qui n’est jamais tout à fait éteinte.
Si les
peintures immodestes ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment,
et que, pour cette raison, on en condamne l’usage, parce qu’on ne les goûte
jamais autant qu’une main habile l’a voulu, sans entrer dans l’esprit de
l’ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l’état qu’il a voulu
peindre ; combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où
tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs
sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents,
ou tendres et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les acteurs,
qui en attirent d’aussi véritables dans ceux qui regardent ; enfin de
vrais mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges :
et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, et n’excite que par
accident les passions ?
Dites encore
que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui
excitent la jeunesse la jeunesse à aimer, comme si elle n’était pas assez
insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne
trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si
importunes et si contraignantes ; dites que toutes ces choses et cent
autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n’excitent les
passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les
exciter, et que, si elles manquent leur coup, les règles de l’art sont
frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.
Je vous prie,
que fait un acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de
rappeler autant qu’il peut celles qu’il a ressenties et que, s’il était
chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles
ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur, au
lieu que, pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs
agréments empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses ?
Mais tout cela,
dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux ; mais
il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des
héros et des héroïnes, enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en
vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle
doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut
souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne
règne et n’anime toute l’action.
Dites que tout
cet appareil n’entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise,
ou que la convoitise n’est pas mauvaise, et qu’il n’y a rien qui répugne à
l’honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le
feu n’échauffe qu’indirectement, et que, pendant qu’on choisit les plus tendres
expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n’est
que par accident que l’ardeur des
mauvais désirs sort du milieu de ces flammes ; dites que la pudeur d’une
jeune fille n’est offensée que par
accident par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses
combats, où elle avoue sa défaite, et l’avoue à son vainqueur même, comme elle
l’appelle. Ce qu’on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à
cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra
apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde
permet tout, mais dans une fille qu’on montre comme modeste, comme pudique,
comme vertueuse, en un mot dans une héroïne ; et cet aveu, dont on rougit
dans le secret, est jugé digne d’être révélé au public, et d’emporter, comme
une nouvelle merveille, l’applaudissement de tout le théâtre.
V.
Si
la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au
mariage
Je crois qu’il
est assez démontré que la représentation des passions agréables porte
naturellement au péché, quand ce ne serait qu’en flattant et en nourrissant de
dessein prémédité la concupiscence, qui en est le principe. On répond que, pour
prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour ; la scène, toujours honnête
dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de
grossier et d’illicite, et ce n’est, après tout, qu’une innocente inclination
pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces
principes, il faudra bannir des chrétiens les prostitutions dont les comédies
italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes
crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce
rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des
expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages
d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses
vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu’on
peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde,
en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la
fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin
par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourur peu d’heures
après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit
presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous
qui riez, car vous pleurerez. Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches
monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les
beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il n’épargnera
pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise.
Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la
cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le
mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier
et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De
quelque manière que vous vouliez qu’on le tourne et qu’on le dore, dans le fond,
ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que
saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier
que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait ; et l’adresse de le
cacher ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui
n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paraît plus épurée. Croyez-vous, en
vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet
grossier, ou que la flamme secrète d’un cœur trop disposé à aimer, en quelque
manière que ce puisse être, soit corrigée ou ralentie par l’idée du mariage que
vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes
amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la
nécessité d’expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne penser pas.
Mais, puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire
qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre
objet ; la sensualité est seule excitée, et, s’il ne fallait que le saint
nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal,
Isaac et Rébecca n’auraient pas caché leurs jeux innoncents et les témoignages
mutuels de leurs pudiques tendresses. C’est pour vous dire, que le licite, loin
d’empêcher son contraire, le provoque ; en un mot, ce qui vient par
réflexion n’éteint pas ce que l’instinct produit ; et vous pouvez dire à
coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus
honnêtes, qu’il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de
plus près, il n’importe ; c’est toujours là que l’on tend : par la
pente du cœur humain à la corruption, on commence par se livrer aux impressions
de l’amour sensuel ; le remède des réflexions ou du mariage vient trop
tard : déjà le faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu, et l’union
conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne
cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie.
Je dirais
plus ; quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût,
l’illicite devient un attrait. Si l’eunuque de Térence avait commencé par une
demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le
spectateur serait-il transporté comme l’auteur de la comédie ? On
prendrait moins de sa part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n’était
imprévue, inespérée, défendue et emportée par la force. Si l’on ne propose pas
dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer
d’autres, qui ne sont pas moins dangereuses, et ce sont celles qu’on fait sur
le cœur qu’on tâche à s’arracher mutuellement, sans songer si l’on a droit d’en
disposer, ni si on n’en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que
les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour
donner au spectateur le plaisir qu’il recherche. Le licite et le régulier le
ferait languir, s’il était pur : en un mot, toute comédie, selon l’idée de
nos jours, veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les
personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants ; et c’est
amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.
VI
Ce
que c’est que les mariages du théâtre
Mais il y a
encore une autre raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet pas
d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est, comme
l’a remarqué, en traitant la question de la comédie, un habile homme de nos
jours ; c’est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence, qui,
selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel
par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin,
dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la
continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour
le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche
à la rendre agréable, veut rendre agréable la concupiscence et la révolte des
sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet
ascendant auquel on assujettit dans les comédies les âmes qu’on appelle
grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les
représente, c’est ce qu’on veut faire sentir, et ce qu’on veut rendre
aimable ; c’est-à-dire qu’on veut rendre aimable une servitude qui est
l’effet du péché, qui porte au péché, et on flatte une passion qu’on ne peut
mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au
milieu des remèdes. N’en disons pas davantage, les suites de cette doctrine
font frayeur ; disons seulement que ces mariages qui se rompent, ou qui se
concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de
la jeune Sara : Nous sommes, disent-ils, enfants des saints et il ne nous
est pas permis de nous unir commes les Gentils. Qu’un mariage de cette sorte,
où les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres ! Mais aussi
que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu’ils paraissent scandaleux
aux vrais chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’en est le mal ; ce qu’on y
appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable :
l’empire d’une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie qu’on y étale sous
les plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de
l’autre, et asservit l’un et au l’autre au règne des sens.
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