Bossuet – Maximes et Réflexions sur la comédie – 1694
XXXV
Conclusion de tout ce discours
Cela posé, il est inutile d’examiner les sentiments des autres docteurs.
Après tout, j’avouerai sans peine, qu’après s’être longtemps élevé contre les
spectacles, et en particulier contre le théâtre, il vint un temps dans l’Eglise
qu’on espéra de le pouvoir réduire à quelque chose d’honnête ou de supportable,
et par là d’apporter quelque remède à la manie du peuple envers ces dangereux
amusements. Mais on connut bientôt que le plaisant et le facétieux touche de
trop près au licencieux, pour en être entièrement séparé. Ce n’est pas qu’en
métaphysique, cette séparation soit absolument impossible, ou, comme parle
l’Ecole, qu’elle implique contradiction. Disons plus, on voit en effet des
représentations innocentes ; qui sera assez rigoureux pour condamner dans
les collèges celles d’une jeunesse réglée, à qui ses maîtres proposent de tels
exercices pour leur aider à former ou leur style ou leur action, et en tout cas
leur donner, surtout à la fin de leur année, quelque honnête relâchement ?
Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante compagnie qui s’est
dévouée avec tant de zèle et de succès à l’instruction de la jeunesse : Que
les tragédies et les comédies, qui ne doivent être faites qu’en latin, et dont
l’usage doit être très rare, aient un sujet saint et pieux ; que les
intermèdes des actes soient tous latins, et n’aient rien qui s’éloigne de la
bienséance, et qu’on n’y introduise aucun personnage de femme, ni jamais
l’habit de ce sexe. En passant, on trouve cent traits de cette sagesse dans
les règlements de ce vénérable institut ; et on voit, en particulier, sur
le sujet des pièces de théâtre, qu’avec toutes les précautions qu’on y apporte
pour éloigner tous les abus de semblables représentations, le meilleur est,
après tout, qu’elles soient très rares. Que si, sous les yeux et la discipline
de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la
licence d’une troupe de comédiens, qui n’ont point de règle que celles de leur
profit et du plaisir des spectateurs ? Les personnages de femmes, qu’on
exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, et entre autres pour
éviter les déguisements que nous avons vu condamnés, même par les philosophes,
la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés
de l’esprit des comédies d’aujourd’hui, qu’elles tomberaient d’elles-mêmes, si
on les renfermait dans de telles règles. Qui ne voit donc que la comédie ne se
pourrait soutenir, si elle ne mêlait le bien et le mal, plus portée encore au
dernier, qui est plus du goût de la multitude ? C’est aussi pour cette
raison, que, parmi tant de graves invectives des saints Pères contre le
théâtre, on ne trouve pas que jamais ils soient entrés dans l’expédient de le
réformer. Ils savaient trop que qui veut plaire, le veut à quelque prix que ce
soit ; de deux sortes de pièces de théâtre, dont les unes sont graves,
mais passionnées, et les autres simplement plaisantes ou même bouffonnes, il
n’y en a point qu’on ait trouvé dignes des chrétiens, et on a cru qu’il serait
plus court de les rejeter tout à fait, que de se travailler vainement à les
réduire, contre leur nature, aux règles sévères de la vertu. Le génie des
pièces comiques est de chercher la bouffonnerie : César même ne trouvait
pas que Térence fût assez plaisant ; on veut plus d’emportement dans le
risible, et le goût qu’on avait pour Aristophane et pour Plaute, montre assez à
quelle licence dégénère naturellement la plaisanterie. Térence, qui, à
l’exemple de Ménandre, s’est modéré sur le ridicule, n’en est pas plus chaste
pour cela ; et on aura toujours une peine extrême à séparer le plaisant
d’avec l’illicite et le licencieux. C’est pourquoi on trouve ordinairement dans
les canons ces quatre mots unis ensemble : ludicra, jocularia, turpia,
obscœna : les discours plaisants, les discours bouffons, les discours
malhonnêtes, les discours sales ; non que ces choses soient toujours
mêlées, mais à cause qu’elles se suivent si naturellement, et qu’elles ont tant
d’affinité, que c’est une vaine entreprise de les vouloir séparer. C’est
pourquoi il ne faut pas espérer de rien faire de régulier de la comédie, parce
que celles qui entreprennent de traiter les grandes passions, veulent remuer les
plus dangereuses, à cause qu’elles sont aussi les plus agréables, et que celles
dont le dessein est de faire rire, qui pourraient être, ce semble, les moins
vicieuses, outre l’indécence de ce caractère dans un chrétien, attirent trop
facilement le licencieux, que les gens du monde, quelque modérés qu’ils
paraissent, aiment mieux ordinairement qu’on leur enveloppe, que de le
supprimer entièrement.
On voit, en effet, par expérience, à quoi s’est enfin terminée toute la
réforme de la comédie qu’on a voulu introduire de nos jours. Le licencieux
grossier et manifeste est demeuré dans les farces, dont les pièces comiques
tiennent beaucoup ; on ne peut goûter sans amour les pièces sérieuses, et
tout le fruit des précautions d’un grand ministre qui a daigné employer ses
soins à purger le théâtre, c’est qu’on y présente aux âmes infirmes des appâts
plus cachés et plus dangereux.
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’Eglise ait improuvé en
général tout ce genre de plaisirs : car, encore qu’elle restreigne ordinairement
les punitions canoniques qu’elle emploie pour les réprimer, à certaines
personnes, comme aux clercs, à certains lieux, comme aux églises, à certains
jours, comme aux fêtes ; à cause que communément, ainsi que nous l’avons
remarqué, par sa bonté et par sa prudence, elle épargne la multitude dans les
censures publiques, néanmoins, parmi ces défenses, elle jette toujours des
traits piquants contre ces sortes de spectacles, pour en détourner tous les
fidèles. Saint Charles, qu’on allègue comme un de ceux dont la charitable
condescendance entre pour un peu de temps dans le dessein de corriger la
comédie, en perdit bientôt l’espérance ; et dans les soins qu’il prit de
mettre à couvert des corruptions du théâtre, au moins le carême et les saints
jours, il ne cesse d’en inspirer un dégoût universel, en appelant la comédie un
reste de gentilité : non qu’il y eût à la lettre dans les spectacles
de son temps des restes du paganisme ; mais parce que les passions qui ont
formé les dieux des Gentils y règnent encore, et se font encore adorer par les
chrétiens. Quelquefois, à l’exemple des anciens canons, dont il a pris tout
l’esprit, il se contente de les appeler des spectacles inutiles : ludicra
et inania spectacula, ne jugeant pas que les chrétiens, dont les affaires
sont si graves, et doivent être jugées dans un tribunal si redoutable, puissent
trouver de la place dans leur vie pour de si longs amusements, quand d’ailleurs
ils ne seraient pas si remplis de tentations, soit grossières, soit délicates,
et par là plus périlleuses, ni se passionner si violemment pour des choses
vaines. Au reste, il range toujours ces malheureux divertissements parmi les
attraits et les pépinières du vice ; illecebras et seminaria vitiorum ;
et s’il ne frappe pas ceux qui s’y attachent des censures de l’Eglise, il les
abandonne au zèle et à la censure des prédicateurs, à qui il ordonne de ne rien
omettre pour inspirer de l’horreur de ces jeux pernicieux, en ne « cessant
de les détester comme les sources des calamités publiques et des vengeances
divines. Il admoneste les princes et les magistrats de chasser les comédiens,
les baladins, les joueurs de farce, et autres pestes publiques, comme gens
perdus et corrupteurs des bonnes mœurs, et de punir ceux qui les logent dans
les hôtelleries. » Je ne finirais jamais si je voulais rapporter tous
les titres dont il les note. Voilà les saintes maximes de la religion
chrétienne sur la comédie. Ceux qui avaient espéré de lui trouver des
approbations, ont pu voir que la clameur qui s’est élevée contre la
Dissertation, et par la censure qu’elle a attirée à ceux qui ont avoué qu’ils
en avaient suivi quelques sentiments, combien l’Eglise est éloignée de les
supporter ; et c’est encore une preuve contre cette scandaleuse
Dissertation, qu’encore qu’on l’attribue à un théologien, on ne lui ait pu
donner des théologiens, mais de seuls poètes comiques pour approbateurs, ni la
faire paraître autrement qu’à la tête, et à la faveur des comédies.
Mais c’en est assez sur ce sujet, quoiqu’il y ait encore à montrer une voie
plus excellente. Pour déraciner tout à fait le goût de la comédie, il faudrait
inspirer celui de la lecture de l’Evangile, et celui de la prière.
Attachons-nous comme saint Paul à
considérer Jésus l’auteur et le consommateur de notre foi : ce Jésus,
qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses à cause de la ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos
larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu’à nos frayeurs, mais n’a pris ni
nos joies ni nos ris, et n’a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue, fussent dilatées une seule fois par un
mouvement qui lui paraissait accompagné d’une indécence indigne d’un Dieu fait
homme. Je ne m’étonne pas, car nos douleurs et nos tristesses sont très
véritables, puisqu’elles sont de justes peines de notre péché ; mais nous
n’avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous
réjouir : ce qui a fait dire au Sage : J’ai estimé le ris une erreur, et j’ai dit à la joie : Pourquoi me
trompes-tu ? ou comme porte l’original : J’ai dit au ris : Tu es un fol, et à la joie : Pourquoi
fais-tu ainsi ? pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et
pourquoi me viens-tu persuader que j’ai sujet de me réjouir, quand je suis
accablé de maux de tous côtés ? Ainsi le Verbe fait chair, la Vérité éternelle
manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines, qui sont
réelles ; mais n’en a pas voulu prendre le ris et la joie, qui ont trop
d’affinité avec la déception et avec l’erreur.
Jésus-Christ n’est pas pour cela demeuré sans agrément : Tout le monde était en admiration des
paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ; et non seulement ses
apôtres lui disaient : Maître, à qui
irons-nous ? vous avez des paroles de vie éternelle ; mais encore
ceux qui étaient venus pour se saisir de sa personne, répondaient aux
Pharisiens, qui leur en avaient donné l’ordre : Jamais homme n’a parlé comme cet homme. Il parle néanmoins encore
avec une tout autre douceur, lorsqu’il se fait entendre dans le cœur, et qu’il
y fait sentir ce feu céleste dont David était transporté en prononçant ces
paroles : Le feu s’allumera dans ma méditation. C’est là que naît dans les
âmes pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l’effusion d’une joie divine,
un plaisir sublime que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui
flatte les sens, un inaltérable repos dans la paix de la conscience et dans la
douce espérance de posséder Dieu : nul récit, nulle musique, nul chant ne
tient devant ce plaisir ; s’il faut, pour nous émouvoir, des spectacles,
du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant
que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses martyrs, que ses conquêtes par
toute la terre et le règne de sa vérité dans les cœurs, que les flèches dont il
perce et que les chastes soupirs de son Eglise et des âmes qu’il a gagnées, et
qui courent après ses parfums ? Il ne faudrait donc que goûter ces
douceurs célestes, et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, et
faire dire à toute âme vraiment chrétienne : Les pécheurs, ceux qui aiment le monde, me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur
esprit, ou, comme lisent les Septante : Ils me racontent, ils me proposent des plaisirs ; mais il n’y a
rien là qui ressemble à votre loi ; elle seule remplit les cœurs d’une
joie qui, fondée sur la vérité, dure toujours.
Pour ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât à fond la comédie,
pour, à l’exemple des sages païens, y ménager à la faveur du plaisir des
exemples et des instructions sérieuses pour les rois et pour les peuples, je ne
puis blâmer leur intention : mais qu’ils songent qu’après tout, le charme
des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Les païens, dont
la vertu était imparfaite, grossière, mondaine, superficielle, pouvaient
l’insinuer par le théâtre ; mais il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni
l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens.
Dieu renvoie les rois à sa loi, pour y apprendre leurs devoirs : Qu’ils la lisent tous les jours de leur vie,
qu’ils la méditent, nuit et jour comme un David : Qu’ils s’endorment entre ses bras, et qu’ils s’entretiennent avec elle
en s’éveillant, comme un Salomon. Pour les instructions du théâtre, la
touche en est trop légère, et il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme y
fait à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu.
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