dimanche 15 juillet 2012

Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio : rhétorique, théologie, et « moralité du théâtre » en France de Corneille à Molière – Marc Fumaroli


Sacerdos sive rhetor, orator sive histrio : rhétorique, théologie, et « moralité du théâtre » en France de Corneille à Molière – Marc Fumaroli

Héros et orateurs, Droz, 1990

L’article se donne comme l’examen d’un ouvrage latin du Père Cellot, les 4 Orationes, dialogues sur la légitimité du théâtre. L’intérêt de l’article est surtout de resituer l’ouvrage en question dans le cadre plus vaste de la querelle de la moralité du théâtre, elle-même intégrée dans un changement de paradigme plus général, tout en proposant une relecture particulièrement pertinente de l’Illusion comique et de Tartuffe dans un tel cadre.

Fumaroli choisit de restituer la « querelle de la moralité du théâtre » en France au XVIIe  dans sa dimension historique en la situant dans un changement civilisationnel plus important : le passage d’une société que structure l’autorité sacrée de l’Eglise au modèle qui est encore le nôtre et dans lequel a surgi « l’espace public laïc » - concept de Habermas.

Il s’agit de faire apparaître la nécessité historique qui fait que la querelle du théâtre se développe à ce moment et en cet endroit : durant le XVIIe en France.
L’enjeu pour Fumaroli de la « querelle du théâtre », c’est l’émergence de cet « espace public laïc » dont le théâtre est à la fois « le modèle » et le « meilleur garant ».

Historiquement, on a lié à l’humanisme, au retour aux Anciens, la volonté de faire renaître le théâtre antique, parallèlement à la renaissance de la rhétorique.

En marge, Fumaroli prend position de façon très nette contre une vision qui verrait dans le théâtre « moderne » qui naît au tournant du XVIe et du XVIIe en Europe un héritier du théâtre sacré qu’il rattache au rituel chrétien (opposition à la fois entre les conditions de représentation et la signification symbolique qui s’attache aux deux formes).

Par ailleurs, face au monde réformé où la distinction traditionnelle clerc/laïc est remplacée par une tentative d’assimilation de la sphère profane dans la sphère sacré, le monde catholique où la distinction est préservée semble un terrain proprice au conflit entre un théâtre profane qui revendique son autonomie et les autorités religieuses qui tentent de garder la maîtrise de l’espace symbolique.

Enfin, il oppose Italie et France, la première suivant finalement plutôt la voie de la « modération chrétienne » illustrée par le jésuite Ottonelli (1584-1670) et la seconde celle tracée par Charles Borromée (1538-1584), évêque de Milan engagé dans un combat contre les spectacles. Pour Fumaroli, l’opposition s’explique par une plus forte implantation de la réforme tridentine dans la zone italienne permettant paradoxalement une meilleure maîtrise du monde théâtral – « la modération chrétienne ».

A l’intérieur du monde religieux fondamentalement hostile au théâtre profane qui prospère à cette époque, Fumaroli s’attache ensuite à dégager la spécificité de la position jésuite.
Fondamentalement, les Jésuites partagent eux aussi cette hostilité au théâtre mais ils se distinguent par la stratégie qu’ils adoptent face aux caractéristiques nouvelles de la société de leur temps. Eux-mêmes fruits de leur époque, ils recourent aux moyens modernes : recours à la rhétorique, théâtre de collège. Il s’agit en partie aussi de reconquérir l’espace qu’occupent les spectacles profanes en proposant des fêtes liturgiques qui présenteraient le même pouvoir de séduction.
Ces choix expliquent d’ailleurs qu’ils ont pu être attaqués à la fois par les partisans d’un retour à une société strictement contrôlée par l’Eglise et ceux d’une société où l’espace public laïc a trouvé sa place.

Possibilité de lire dans ce contexte à la fois l’Illusion comique de Corneille (années 1635-39) et le Tartuffe de Molière (1665-1669) :
-          L’Illusion comique va apparaître comme un plaidoyer en faveur de la dignité des comédiens, et plus encore du dramaturge qu’on mettre en relation avec la « déclaration royale de 1641 » qui accordait une dignité juridique aux comédiens.
Ici la distinction qui s’opère entre comédiens et histrions est stratégique dans le processus de légitimation.
-          Tartuffe : faire glisser l’indignité juridique de la figure du comédien à celle du faux dévot.
Fumaroli souligne plusieurs aspects essentiels du Tartuffe :
Ø  La famille d’Orgon représente un microcosme de la société laïque qui s’est mise en place au cours du XVIIe, avec le clivage entre les nostalgiques d’un univers médiéval où la vérité n’est pas objet de débat et toute entière sous l’autorité de l’Eglise (Mme Pernelle, Orgon) et les représentants de ce nouveau monde, Elmire.
Ø  Etapes du combat entre les deux parties.
Ø  Rôle de Dorine
Ø  Mais surtout, à l’acte IV, exaltation de la mimèsis théâtrale autour de la figure d’Elmire
Ø  Finalement, la crise sera résolue par l’intervention providentielle du roi, véritable garant de l’espace laïc profane qui se met en place
On obtient donc finalement un couple comédien-roi comme véritable garant de la nouvelle société qui se met en place.
Théâtre de Molière comme « le grand théâtre de l’Etat laïc ».

lundi 21 mai 2012

Les saisons théâtrales au XVII : « Les temps du théâtre : Organisation et déroulement de la séance », Fabien Cavaillé in La Représentation théâtrale en France au XVIIe siècle, 2011


« Les temps du théâtre : Organisation et déroulement de la séance », Fabien Cavaillé
in La Représentation théâtrale en France au XVIIe siècle, 2011

I.                    Saisons et horaires de la séance théâtrale
Professionnalisation en cours entre le milieu du XVIe et le XVIIe ; multiplication des théâtres à Paris.
Le théâtre devient une activité quasi quotidienne – il cesse d’être un divertissement réservé aux temps extraordinaires de la fête.
Régularité, banalité

Saison plein et hors saison du théâtre

Au XVIIe, on donne des représentations sur toute l’année ou presque. Mais opposition entre l’hiver et l’été, en particulier à Paris.

Hiver : de la Toussaint à Pâques : temps des divertissements.
Dans la 1ère moitié du XVIIe, les troupes s’arrêtent au Carême-prenant ou à Mi-Carême.

Eté : consacré aux tournées provinciales.
Ensuite : l’arrêt de la saison théâtrale se fixe : du vendredi précédant les Rameaux au mardi qui suit Pâques.
Hiver : grande saison théâtrale, de Noël à la période de Carême, qui coïncide avec la période du carnaval, de la Foire Saint-Germain (de février à la semaine de Pâques).
Hiver : période d’afflux de la population à Paris (militaires, bourgeois plus présents, le roi et la Cour)
Eté : dans le 1er tiers du siècle, saison des tournées provinciales, habitude qui se perd au fur et à mesure que la vie théâtrale devient fixe à Paris.
Par ailleurs, pour Chappuzeau, l’hiver : le temps des créations ; l’été, celui des reprises.

En province, d’où sont absentes les troupes fixes, les périodes théâtrales coïncident avec le temps des fêtes et avec les grandes occasions (venue d’un grand personnage, tenue des Etats d’une province…).

dimanche 20 mai 2012

Les mystères : in « Le théâtre des « bonnes villes » », Jean-Pierre Bordier, in Le Théâtre en France, Alain Viala, 1996-2009


Les Mystères – in « Le théâtre des « bonnes villes » », Jean-Pierre Bordier, in Le Théâtre en France, Alain Viala, 1996-2009

Les Acteurs

Au XVe, acteurs professionnels : très rares, compagnies ou bandes, essentiellement pour jouer les farces (4 acteurs).
Instabilité et vie itinérante.

Mais la plupart des acteurs sont amateurs.
Pour les mystères qui requièrent de 100 à 200 interprètes, les organisateurs lancent des appels à candidats, distribuent les rôles (rouleaux) et font répéter.

Presque toujours des hommes (sauf exception) ; les enfants jouent aussi : en 1539, le fils d’un bourgeois de Paris joue devant la famille royale 3 rôles : Jésus enfant, un jeune habitant de Jérusalem et l’âme de Jésus descendant aux Enfers, soit 3000 vers.

Les acteurs sont recrutés parmi les classes moyennes, marchands, artisans, compagnons, parfois aussi clercs et prêtres.

Pas de dédommagement financier (sauf exception très rare)
Jouer est un honneur

Les confrères de la Passion et les autres sociétés

Paris : monopole des Confrères de la Passion, association spécialisée dès le XIVe siècle – Charles VI leur accorde en 1402 l’exclusivité.
Spectacle en extérieur (cours d’hôtel particulier, lieux publics)
Evolution du rôle des confréries : au départ, montent et jouent eux-mêmes puis deviennent des entrepreneurs de spectacles.

Même modèle répandu dans toute l’Europe :
« les sociétés joyeuses », groupes de célibataires (cf. charivaris)

Les mystères : conditions matérielles de la représentation (d'après la préface du Mystère de la Passion, Folio)


Arnoul Gréban – Le Mystère de la Passion (Folio, 1987)

Préface (M. de Combarieu du Grès et J. Subrenat)

II. Les conditions matérielles de la représentation

Caractère urbain des représentations, dû aux contraintes inhérentes au genre :
Nécessité de temps, d’argent, d’hommes

Place de la province, en particulier de la France du nord : Bourges, Poitiers, Orléans, Metz, Nancy, Semur, Amiens, Beauvais et, hors du royaume, Mons, Valenciennes.

Initiative d’un mystère :
-          Les confréries constituées en vue de ce type d’activités – c’est-à-dire contrairement aux autres confréries des XIVe-XVe siècles, indépendamment de l’appartenance professionnelle.
-          Les municipalités, associées au financement (
Dimension économique : coût important pour monter un mystère mais possibilité de rentrée financière importante et de dynamiser la vie économique.
Question de prestige pour la ville

Les places sont payantes, plus ou moins chères selon la place, selon le spectacle.

Les acteurs :
-          pas professionnels, pas rémunérés – parfois un remplaçant est payé pour celui qui joue.
-          pas de femmes
-          Nombre d’acteurs : de l’ordre de 300 pour la Passion de Gréban
-          Capacité de mémorisation des acteurs amateurs.
-          Appartenance sociale : liée aux contraintes que fait peser l’investissement au niveau du temps ; nécessité d’une certaine disponibilité :
Notables, maîtres artisans, prêtres,

-          Sont payés les « conducteurs de secrez », c’est-à-dire les responsables des effets spéciaux et les machinistes ; les peintres, les terrassiers, les charpentiers

Le texte : commandé à un « fatiste », qui se livre souvent à un travail d’arrangeur.
1496 : les habitants de Seurre en Bourgogne, commandent un Mystère en l’honneur de saint Martin – 8 000 octosyllabes rédigés en six semaines.
Le texte est loué ou vendu aux organisateurs de spectacle.

Public :
le fait que les places étaient payantes exclut que tous pouvaient y assister – un quart du salaire journalier d’un ouvrier.
Cependant ce sont des spectacles qui réunissent une grande partie de la population

Déroulement de la représentation :

-          Préparation : de quelques mois à un an (la Passion donnée à Mons)
-          La veille du spectacle : la troupe parcourt la ville en cortège
-          Le spectacle se déroule de façon pratiquement continue de 8 heures du matin à 5 heures de l’après-midi, avec une pause pour le déjeuner et aussi en cours de matinée et d’après-midi.
-          Le spectacle peut s’étendre sur plusieurs jours, selon la longueur des Mystères.
-          Public nombreux : entre 1 500 et 4 000 spectateurs.

Chronique de la fin du XVe siècle, à propos de la représentation du Mystère des Actes des Apôtres :
« les jeux [furent] excellemment joués par des hommes graves et qui savaient si bien feindre par signes et gestes les personnages qu’ils représentaient que la plupart des assistants jugeaient le chose être vraie et non feinte. »

Spectacles qui assurent le lien entre le temps christique et le temps présent : à Valenciennes en 1547, les spectateurs réclament leur part des pains miraculeux multiplés par le Christ : « les cinq pains furent semblablement multipliés et distribués à plus de mille personnes ; nonobstant quoi, il y en eut plus de douze corbeilles de reste. »[1]

 [1] Textes cités dans Henri Rey-Flaud, Le Cercle magique, essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen-Âge, 1973.



[1] Textes cités dans Henri Rey-Flaud, Le Cercle magique, essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen-Âge, 1973.

mercredi 9 mai 2012

Les Mystères au XVIe, prise de notes d'après l'histoire de la littérature française de chez Fayard


Les Mystères au XVIe – d’après Littérature française, La Renaissance I – 1480-1548, Giraud et Jung, Arthaud, 1972

-          distinction entre le théâtre des mystères et le théâtre aristotélicien
Ø        Théâtre aristotélicien : réglé par la notion de mimèsis, l’acteur s’identifiant au personnage et l’espace scénique se donnant comme représentation du monde.
Scène : univers clos dont l’acteur ne saurait sortir.
Ø        Théâtre non aristotélicien du Moyen Âge : l’acteur ne s’identifie pas au personnage, il le montre ; la scène n’est pas le monde, elle le signifie.
Dimension figurale de ce théâtre.
De là, l’importance de la monstre, parade qui précède le specacle et l’ouvre.
Absence de dimension psychologique des personnages. Le personnage se conforme fondamentalement à son « état ». (cf. Instructif de la Seconde Réthorique, in Le Jardin de plaisance et fleur de Réthorique, vers 1500)
Théâtre non littéraire, n’étant pas fait pour être lu.
Théâtre dont les sujets sont donnés : Nativité, Passion, Actes des Apôtres, Miracle, Vies des saints.
Texte mouvant, soumis à révision avant chaque représentation ; les remaniements sont d’abord dictés par un souci empirique, tirant profit des réussites acquises lors des représentations précédentes.

-          Question de la mort du genre
Ø        Expansion infinie des œuvres (1507 : la Passion compte 65 000 vers)
Ø        Apparition lente d’un théâtre plus régulier, plus statique.
qui s’accompagne de l’exclusion d’un certain public : le nouveau public devient un théâtre de classe.
Exemple de la représentation de Térence en latin au palais épiscopal de Metz en 1502 : le menu peuple, ne comprenant pas le latin, oblige les acteurs à interrompre le spectacle.
Les mystères : s’adresse à la foule ; les acteurs sont des amateurs, nobles ou bourgeois. Théâtre fourre-tout (il y en a pour tous les goûts)
Dimension spectaculaire.
Ø        Les éléments profanes prennent de plus en plus d’importance.
Poids que prennent les représentations dans la vie de la cité :
1541 : les Confrères de la Passion de Paris : succès de la représentation pendant 35 jours des Actes des Apôtres. Le procureur général refuse l’autorisation pour la représentation du Vieux Testament l’année suivante.

Ø        Le reflux : 1539, François 1er assiste au Sacrifice d’Abraham, en 1543, à la Conception et Annonciation de Marie.
1548 : Interdiction aux Confrères de la Passion de jouer des mystères à sujet religieux, par le Parlement de Paris. Interdiction suivie d’autres en province.
Ø        Facteurs extérieurs :
²       goût des lettrés humanistes, condamnant les extravagances de la foule.
²       Questions religieuses : les évangéliques et les protestants sont hostiles à tout ce qui est apocryphe ou profane ; les catholiques craignent les hérésies.
²       Edition de 1538 des Actes des Apôtres : souci constant d’éliminer les éléments apocryphes, les gloses, les sens mystiques et de se rapprocher de la vérité historique.
²       Evolution entre les mystères du XVe et du XVIe : Dieu le Père et Jésus n’apparaissent plus aux hommes.

-          Cependant, le genre reste vigoureux
Ø        Mystère de la Passion de Jean Michel, remaniement de la Passion de Gréban.
Ø        Plusieurs mystères écrits par des auteurs importants :
²       Le Mystère de Saint Martin, André de La Vigne
²       Vie Monseigneur sainct Loys, de Pierre Gringore, pièce plus historique qu’hagiographique – proche du Mystère du siège d’Orléans – qui ne connaissent que peu de succès.
²       Istoire de la destruction de Troye, grand succès (une douzaine de manuscrits et autant d’éditions en 1484 et 1544) de Jacques Milet, composé vers 1450-52.
²       Mystère de saint Quentin de Jean Molinet, « véritable fourre-tout »
Tout semble représentable ; tout est représenté.
« la tradition ne lègue plus des valeurs mais uniquement un immense répertoire « neutre » ».
Dimension de fantaisie verbale.

Un article sur le théâtre de collège au XV et XVIe siècles

LE THEÂTRE DES COLLEGES, LA FORMATION DES ETUDIANTS ET LA TRANSMISSION DES SAVOIRS AUX XVe ET XVIe SIECLES

de Matthieu Ferrand

samedi 14 avril 2012

Les fables théoriques de Stanley Fish, article de Marc Escola, in Revue des livres

Un compte rendu intéressant de la traduction française de plusieurs essais de Stanley Fish, qui développent la notion de communauté interprétative pour essayer de rendre compte du phénomène de la lecture et de l'interprétation des textes.


Dans la revue des livres, décembre 2007


http://www.revuedeslivres.fr/les-fables-theoriques-de-stanley-fish-marc-escola/


deux jolies fables assez célèbres, du moins, présentes chez Compagnon dans le chapitre sur la lecture dans le Démon de la théorie :
- Y a-t-il un texte dans cette classe ? sur l'instabilité du sens et sur le fait que les interprétations que construit chaque lecteur particulier sont en réalité conditionnées par l'appartenance à une communauté interprétative.


- La production par des étudiants d'une interprétation littéraire de notes d'un cours précédent laissées au tableau comme d'un poème anglais du XVIIe : "c'est le fait de prêter un certain type d'attention qui conduit à l'émergence de qualités poétiques".


C'est notamment sur cette deuxième fable qu'il faudrait revenir, sur son aspect provoquant et somme toute assez discutable dans ses conclusions :
la classe est tout de même une communauté d'interprétation bien particulière, régie par un rapport d'autorité bien particulier : les étudiants ne "lisent" pas le texte, ils font un exercice qu'on leur a demandé de faire et auquel ils adhèrent (?) d'une façon bien particulière qui est assez différente de ce qui se passe dans la lecture.
Fish pointe évidemment un problème intéressant, très intéressant mais la radicalité de la situation choisie (le cadre de l'institution scolaire qu'est le cours d'université) mériterait d'être mieux mis en avant.
De même, cette fable repose ici sur une tromperie, rendue possible par la relation d'autorité qui existe entre le prof et ses étudiants. Il ne s'agit de s'indigner moralement de cette tromperie qui n'est pas bien grave et ressemble plus à une bonne blague, mais plutôt de voir qu'elle pointe encore une choix sur la spécificité de la situation, le poids de la relation d'autorité qu'elle suppose.


Par ailleurs, j'ai un peu l'impression qu'on se met ici dans la situation de l'oeuf, de la poule et de la fameuse question de l'antériorité. Position de Fish : provocation qui consiste essentiellement à renverser la position conventionnelle défendue par une approche positiviste des textes. L'intérêt de sa position : sortir d'une relation purement causale entre texte et interprétation pour reconfigurer cette relation.


Le troisième essai : passage du modèle de la critique conçue sur le modèle scientifique (prouver) à un modèle pensé comme persuasion.

lundi 9 avril 2012

Condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie


Bossuet – Maximes et Réflexions sur la comédie – 1694

XXXV
Conclusion de tout ce discours

Cela posé, il est inutile d’examiner les sentiments des autres docteurs. Après tout, j’avouerai sans peine, qu’après s’être longtemps élevé contre les spectacles, et en particulier contre le théâtre, il vint un temps dans l’Eglise qu’on espéra de le pouvoir réduire à quelque chose d’honnête ou de supportable, et par là d’apporter quelque remède à la manie du peuple envers ces dangereux amusements. Mais on connut bientôt que le plaisant et le facétieux touche de trop près au licencieux, pour en être entièrement séparé. Ce n’est pas qu’en métaphysique, cette séparation soit absolument impossible, ou, comme parle l’Ecole, qu’elle implique contradiction. Disons plus, on voit en effet des représentations innocentes ; qui sera assez rigoureux pour condamner dans les collèges celles d’une jeunesse réglée, à qui ses maîtres proposent de tels exercices pour leur aider à former ou leur style ou leur action, et en tout cas leur donner, surtout à la fin de leur année, quelque honnête relâchement ? Et néanmoins voici ce que dit sur ce sujet une savante compagnie qui s’est dévouée avec tant de zèle et de succès à l’instruction de la jeunesse : Que les tragédies et les comédies, qui ne doivent être faites qu’en latin, et dont l’usage doit être très rare, aient un sujet saint et pieux ; que les intermèdes des actes soient tous latins, et n’aient rien qui s’éloigne de la bienséance, et qu’on n’y introduise aucun personnage de femme, ni jamais l’habit de ce sexe. En passant, on trouve cent traits de cette sagesse dans les règlements de ce vénérable institut ; et on voit, en particulier, sur le sujet des pièces de théâtre, qu’avec toutes les précautions qu’on y apporte pour éloigner tous les abus de semblables représentations, le meilleur est, après tout, qu’elles soient très rares. Que si, sous les yeux et la discipline de maîtres pieux, on a tant de peine à régler le théâtre, que sera-ce dans la licence d’une troupe de comédiens, qui n’ont point de règle que celles de leur profit et du plaisir des spectateurs ? Les personnages de femmes, qu’on exclut absolument de la comédie pour plusieurs raisons, et entre autres pour éviter les déguisements que nous avons vu condamnés, même par les philosophes, la réduisent à si peu de sujets, qui encore se trouveraient infiniment éloignés de l’esprit des comédies d’aujourd’hui, qu’elles tomberaient d’elles-mêmes, si on les renfermait dans de telles règles. Qui ne voit donc que la comédie ne se pourrait soutenir, si elle ne mêlait le bien et le mal, plus portée encore au dernier, qui est plus du goût de la multitude ? C’est aussi pour cette raison, que, parmi tant de graves invectives des saints Pères contre le théâtre, on ne trouve pas que jamais ils soient entrés dans l’expédient de le réformer. Ils savaient trop que qui veut plaire, le veut à quelque prix que ce soit ; de deux sortes de pièces de théâtre, dont les unes sont graves, mais passionnées, et les autres simplement plaisantes ou même bouffonnes, il n’y en a point qu’on ait trouvé dignes des chrétiens, et on a cru qu’il serait plus court de les rejeter tout à fait, que de se travailler vainement à les réduire, contre leur nature, aux règles sévères de la vertu. Le génie des pièces comiques est de chercher la bouffonnerie : César même ne trouvait pas que Térence fût assez plaisant ; on veut plus d’emportement dans le risible, et le goût qu’on avait pour Aristophane et pour Plaute, montre assez à quelle licence dégénère naturellement la plaisanterie. Térence, qui, à l’exemple de Ménandre, s’est modéré sur le ridicule, n’en est pas plus chaste pour cela ; et on aura toujours une peine extrême à séparer le plaisant d’avec l’illicite et le licencieux. C’est pourquoi on trouve ordinairement dans les canons ces quatre mots unis ensemble : ludicra, jocularia, turpia, obscœna : les discours plaisants, les discours bouffons, les discours malhonnêtes, les discours sales ; non que ces choses soient toujours mêlées, mais à cause qu’elles se suivent si naturellement, et qu’elles ont tant d’affinité, que c’est une vaine entreprise de les vouloir séparer. C’est pourquoi il ne faut pas espérer de rien faire de régulier de la comédie, parce que celles qui entreprennent de traiter les grandes passions, veulent remuer les plus dangereuses, à cause qu’elles sont aussi les plus agréables, et que celles dont le dessein est de faire rire, qui pourraient être, ce semble, les moins vicieuses, outre l’indécence de ce caractère dans un chrétien, attirent trop facilement le licencieux, que les gens du monde, quelque modérés qu’ils paraissent, aiment mieux ordinairement qu’on leur enveloppe, que de le supprimer entièrement.
On voit, en effet, par expérience, à quoi s’est enfin terminée toute la réforme de la comédie qu’on a voulu introduire de nos jours. Le licencieux grossier et manifeste est demeuré dans les farces, dont les pièces comiques tiennent beaucoup ; on ne peut goûter sans amour les pièces sérieuses, et tout le fruit des précautions d’un grand ministre qui a daigné employer ses soins à purger le théâtre, c’est qu’on y présente aux âmes infirmes des appâts plus cachés et plus dangereux.
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’Eglise ait improuvé en général tout ce genre de plaisirs : car, encore qu’elle restreigne ordinairement les punitions canoniques qu’elle emploie pour les réprimer, à certaines personnes, comme aux clercs, à certains lieux, comme aux églises, à certains jours, comme aux fêtes ; à cause que communément, ainsi que nous l’avons remarqué, par sa bonté et par sa prudence, elle épargne la multitude dans les censures publiques, néanmoins, parmi ces défenses, elle jette toujours des traits piquants contre ces sortes de spectacles, pour en détourner tous les fidèles. Saint Charles, qu’on allègue comme un de ceux dont la charitable condescendance entre pour un peu de temps dans le dessein de corriger la comédie, en perdit bientôt l’espérance ; et dans les soins qu’il prit de mettre à couvert des corruptions du théâtre, au moins le carême et les saints jours, il ne cesse d’en inspirer un dégoût universel, en appelant la comédie un reste de gentilité : non qu’il y eût à la lettre dans les spectacles de son temps des restes du paganisme ; mais parce que les passions qui ont formé les dieux des Gentils y règnent encore, et se font encore adorer par les chrétiens. Quelquefois, à l’exemple des anciens canons, dont il a pris tout l’esprit, il se contente de les appeler des spectacles inutiles : ludicra et inania spectacula, ne jugeant pas que les chrétiens, dont les affaires sont si graves, et doivent être jugées dans un tribunal si redoutable, puissent trouver de la place dans leur vie pour de si longs amusements, quand d’ailleurs ils ne seraient pas si remplis de tentations, soit grossières, soit délicates, et par là plus périlleuses, ni se passionner si violemment pour des choses vaines. Au reste, il range toujours ces malheureux divertissements parmi les attraits et les pépinières du vice ; illecebras et seminaria vitiorum ; et s’il ne frappe pas ceux qui s’y attachent des censures de l’Eglise, il les abandonne au zèle et à la censure des prédicateurs, à qui il ordonne de ne rien omettre pour inspirer de l’horreur de ces jeux pernicieux, en ne « cessant de les détester comme les sources des calamités publiques et des vengeances divines. Il admoneste les princes et les magistrats de chasser les comédiens, les baladins, les joueurs de farce, et autres pestes publiques, comme gens perdus et corrupteurs des bonnes mœurs, et de punir ceux qui les logent dans les hôtelleries. » Je ne finirais jamais si je voulais rapporter tous les titres dont il les note. Voilà les saintes maximes de la religion chrétienne sur la comédie. Ceux qui avaient espéré de lui trouver des approbations, ont pu voir que la clameur qui s’est élevée contre la Dissertation, et par la censure qu’elle a attirée à ceux qui ont avoué qu’ils en avaient suivi quelques sentiments, combien l’Eglise est éloignée de les supporter ; et c’est encore une preuve contre cette scandaleuse Dissertation, qu’encore qu’on l’attribue à un théologien, on ne lui ait pu donner des théologiens, mais de seuls poètes comiques pour approbateurs, ni la faire paraître autrement qu’à la tête, et à la faveur des comédies.
Mais c’en est assez sur ce sujet, quoiqu’il y ait encore à montrer une voie plus excellente. Pour déraciner tout à fait le goût de la comédie, il faudrait inspirer celui de la lecture de l’Evangile, et celui de la prière. Attachons-nous comme saint Paul à considérer Jésus l’auteur et le consommateur de notre foi : ce Jésus, qui ayant voulu prendre toutes nos faiblesses à cause de la ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs et jusqu’à nos frayeurs, mais n’a pris ni nos joies ni nos ris, et n’a pas voulu que ses lèvres, où la grâce était répandue, fussent dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paraissait accompagné d’une indécence indigne d’un Dieu fait homme. Je ne m’étonne pas, car nos douleurs et nos tristesses sont très véritables, puisqu’elles sont de justes peines de notre péché ; mais nous n’avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous réjouir : ce qui a fait dire au Sage : J’ai estimé le ris une erreur, et j’ai dit à la joie : Pourquoi me trompes-tu ? ou comme porte l’original : J’ai dit au ris : Tu es un fol, et à la joie : Pourquoi fais-tu ainsi ? pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et pourquoi me viens-tu persuader que j’ai sujet de me réjouir, quand je suis accablé de maux de tous côtés ? Ainsi le Verbe fait chair, la Vérité éternelle manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines, qui sont réelles ; mais n’en a pas voulu prendre le ris et la joie, qui ont trop d’affinité avec la déception et avec l’erreur.
Jésus-Christ n’est pas pour cela demeuré sans agrément : Tout le monde était en admiration des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ; et non seulement ses apôtres lui disaient : Maître, à qui irons-nous ? vous avez des paroles de vie éternelle ; mais encore ceux qui étaient venus pour se saisir de sa personne, répondaient aux Pharisiens, qui leur en avaient donné l’ordre : Jamais homme n’a parlé comme cet homme. Il parle néanmoins encore avec une tout autre douceur, lorsqu’il se fait entendre dans le cœur, et qu’il y fait sentir ce feu céleste dont David était transporté en prononçant ces paroles : Le feu s’allumera dans ma méditation. C’est là que naît dans les âmes pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l’effusion d’une joie divine, un plaisir sublime que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui flatte les sens, un inaltérable repos dans la paix de la conscience et dans la douce espérance de posséder Dieu : nul récit, nulle musique, nul chant ne tient devant ce plaisir ; s’il faut, pour nous émouvoir, des spectacles, du sang répandu, de l’amour, que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant que la mort sanglante de Jésus-Christ et de ses martyrs, que ses conquêtes par toute la terre et le règne de sa vérité dans les cœurs, que les flèches dont il perce et que les chastes soupirs de son Eglise et des âmes qu’il a gagnées, et qui courent après ses parfums ? Il ne faudrait donc que goûter ces douceurs célestes, et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, et faire dire à toute âme vraiment chrétienne : Les pécheurs, ceux qui aiment le monde, me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur esprit, ou, comme lisent les Septante : Ils me racontent, ils me proposent des plaisirs ; mais il n’y a rien là qui ressemble à votre loi ; elle seule remplit les cœurs d’une joie qui, fondée sur la vérité, dure toujours.
Pour ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât à fond la comédie, pour, à l’exemple des sages païens, y ménager à la faveur du plaisir des exemples et des instructions sérieuses pour les rois et pour les peuples, je ne puis blâmer leur intention : mais qu’ils songent qu’après tout, le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Les païens, dont la vertu était imparfaite, grossière, mondaine, superficielle, pouvaient l’insinuer par le théâtre ; mais il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens. Dieu renvoie les rois à sa loi, pour y apprendre leurs devoirs : Qu’ils la lisent tous les jours de leur vie, qu’ils la méditent, nuit et jour comme un David : Qu’ils s’endorment entre ses bras, et qu’ils s’entretiennent avec elle en s’éveillant, comme un Salomon. Pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère, et il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme y fait à la fois un jeu de ses vices et un amusement de la vertu.

condamner le théâtre : Bossuet, Maximes et Réflexions sur la comédie


Bossuet – Maximes et Réflexions sur la Comédie – 1694

IV. S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.

Vous dites que ces représentations des passions agréables, et les paroles de passions dont on se sert dans la comédie, ne les excitent qu’indirectement, par hasard et par accident, comme vous parlez ; et que ce n’est pas leur nature de les exciter (p.46, 47) ; mais, au contraire, il n’y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec lui on estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? Le premier principe sur lequel agissent les poètes tragiques et comiques, c’est qu’il faut intéresser le spectateur, et si l’auteur ou l’acteur d’une tragédie ne le sait pas émouvoir, et le transporter de la passion qu’il veut exprimer, où tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans le ridicule, selon les règles des maîtres de l’art ? Aut dormitabo, aut ridebo, et le reste. Ainsi, tout le dessein d’un poète, toute la fin de son travail, c’est qu’on soit, comme son héros, épris des belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot, qu’on leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire dont l’amour est plus dangereux que celui de la beauté même. C’est donc combattre les règles et les principes des maîtres, que de dire, avec la Dissertation, que le théâtre n’excite que par hasard et par accident les passions qu’il entreprend de traiter.
On dit, et c’est encore une objection de notre auteur (p.47), que l’Histoire, qui est si grave et si sérieuse, se sert de paroles qui excitent les passions, et qu’aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur dans les actions bonnes et mauvaises qu’elle représente. Quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l’art de représenter les mauvaises actions pour en inspirer de l’horreur, et celui de peindre les passions agréables d’une manière qui en fasse goûter le plaisir ? Que s’il y a des histoires qui, dégénérant de la dignité d’un si beau nom, entrent, à l’exemple de la comédie, dans le dessein d’émouvoir les passions flatteuses ; qui ne voit qu’il les faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie humaine !
Si le but de la comédie n’est pas de flatter ces passions qu’on veut appeler délicates, mais le fond est si grossier, d’où vient que l’âge où elles sont le plus violentes, est aussi celui où l’on est touché le plus vivement par leur expression ? Mais pourquoi en est-on si touché, si ce n’est, dit Saint Augustin, qu’on y voit, qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? et cela, dit le même saint, qu’est-ce autre chose qu’une déplorable maladie de notre cœur ; et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse ; si ce n’est qu’on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu’on en réveille l’ardeur qui n’est jamais tout à fait éteinte.
Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment, et que, pour cette raison, on en condamne l’usage, parce qu’on ne les goûte jamais autant qu’une main habile l’a voulu, sans entrer dans l’esprit de l’ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l’état qu’il a voulu peindre ; combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif, où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents, ou tendres et plongés dans la passion ; de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d’aussi véritables dans ceux qui regardent ; enfin de vrais mouvements qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, et n’excite que par accident les passions ?
Dites encore que les discours qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse la jeunesse à aimer, comme si elle n’était pas assez insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes ; dites que toutes ces choses et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n’excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les exciter, et que, si elles manquent leur coup, les règles de l’art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.
Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu’il peut celles qu’il a ressenties et que, s’il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur, au lieu que, pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés, et toutes leurs grâces trompeuses ?
Mais tout cela, dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux ; mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes, enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n’anime toute l’action.
Dites que tout cet appareil n’entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise, ou que la convoitise n’est pas mauvaise, et qu’il n’y a rien qui répugne à l’honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le feu n’échauffe qu’indirectement, et que, pendant qu’on choisit les plus tendres expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n’est que par accident que l’ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes ; dites que la pudeur d’une jeune fille n’est offensée que par accident par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l’avoue à son vainqueur même, comme elle l’appelle. Ce qu’on ne voit point dans le monde, ce que celles qui succombent à cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes, à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu’on montre comme modeste, comme pudique, comme vertueuse, en un mot dans une héroïne ; et cet aveu, dont on rougit dans le secret, est jugé digne d’être révélé au public, et d’emporter, comme une nouvelle merveille, l’applaudissement de tout le théâtre.

V.
Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel en le faisant aboutir au mariage

Je crois qu’il est assez démontré que la représentation des passions agréables porte naturellement au péché, quand ce ne serait qu’en flattant et en nourrissant de dessein prémédité la concupiscence, qui en est le principe. On répond que, pour prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour ; la scène, toujours honnête dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de grossier et d’illicite, et ce n’est, après tout, qu’une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes, il faudra bannir des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu’on peut espérer de la morale du théâtre, qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce poète comédien, qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourur peu d’heures après, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il n’épargnera pas ceux qui, en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise. Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De quelque manière que vous vouliez qu’on le tourne et qu’on le dore, dans le fond, ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait ; et l’adresse de le cacher ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paraît plus épurée. Croyez-vous, en vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme secrète d’un cœur trop disposé à aimer, en quelque manière que ce puisse être, soit corrigée ou ralentie par l’idée du mariage que vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la nécessité d’expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne penser pas. Mais, puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre objet ; la sensualité est seule excitée, et, s’il ne fallait que le saint nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal, Isaac et Rébecca n’auraient pas caché leurs jeux innoncents et les témoignages mutuels de leurs pudiques tendresses. C’est pour vous dire, que le licite, loin d’empêcher son contraire, le provoque ; en un mot, ce qui vient par réflexion n’éteint pas ce que l’instinct produit ; et vous pouvez dire à coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus honnêtes, qu’il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il n’importe ; c’est toujours là que l’on tend : par la pente du cœur humain à la corruption, on commence par se livrer aux impressions de l’amour sensuel ; le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le faible du cœur est attaqué, s’il n’est vaincu, et l’union conjugale, trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie.
Je dirais plus ; quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût, l’illicite devient un attrait. Si l’eunuque de Térence avait commencé par une demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le spectateur serait-il transporté comme l’auteur de la comédie ? On prendrait moins de sa part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n’était imprévue, inespérée, défendue et emportée par la force. Si l’on ne propose pas dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer d’autres, qui ne sont pas moins dangereuses, et ce sont celles qu’on fait sur le cœur qu’on tâche à s’arracher mutuellement, sans songer si l’on a droit d’en disposer, ni si on n’en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour donner au spectateur le plaisir qu’il recherche. Le licite et le régulier le ferait languir, s’il était pur : en un mot, toute comédie, selon l’idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d’aimer ; on en regarde les personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants ; et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.

VI
Ce que c’est que les mariages du théâtre

Mais il y a encore une autre raison plus grave et plus chrétienne qui ne permet pas d’étaler la passion de l’amour, même par rapport au licite ; c’est, comme l’a remarqué, en traitant la question de la comédie, un habile homme de nos jours ; c’est, dis-je, que le mariage présuppose la concupiscence, qui, selon les règles de la foi, est un mal auquel il faut résister, contre lequel par conséquent il faut armer le chrétien. C’est un mal, dit saint Augustin, dont l’impureté use mal, dont le mariage use bien, et dont la virginité et la continence font mieux de n’user point du tout. Qui étale, bien que ce soit pour le mariage, cette impression de beauté sensible qui force à aimer, et qui tâche à la rendre agréable, veut rendre agréable la concupiscence et la révolte des sens. Car c’en est une manifeste que de ne pouvoir ni ne vouloir résister à cet ascendant auquel on assujettit dans les comédies les âmes qu’on appelle grandes. Ces doux et invincibles penchants de l’inclination, ainsi qu’on les représente, c’est ce qu’on veut faire sentir, et ce qu’on veut rendre aimable ; c’est-à-dire qu’on veut rendre aimable une servitude qui est l’effet du péché, qui porte au péché, et on flatte une passion qu’on ne peut mettre sous le joug que par des combats qui font gémir les fidèles, même au milieu des remèdes. N’en disons pas davantage, les suites de cette doctrine font frayeur ; disons seulement que ces mariages qui se rompent, ou qui se concluent dans les comédies, sont bien éloignés de celui du jeune Tobie et de la jeune Sara : Nous sommes, disent-ils, enfants des saints et il ne nous est pas permis de nous unir commes les Gentils. Qu’un mariage de cette sorte, où les sens ne dominent pas, serait froid sur nos théâtres ! Mais aussi que les mariages des théâtres sont sensuels, et qu’ils paraissent scandaleux aux vrais chrétiens ! Ce qu’on y veut, c’en est le mal ; ce qu’on y appelle les belles passions, sont la honte de la nature raisonnable : l’empire d’une fragile et fausse beauté, et cette tyrannie qu’on y étale sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d’un sexe, dégrade la dignité de l’autre, et asservit l’un et au l’autre au règne des sens.