dimanche 30 octobre 2011

Article Génie, Encyclopédie

Article "génie" dans l'Encyclopédie, Diderot et Saint-Lambert, 1757.
article en ligne :

Sur le site de l'ATILF

http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobject_?a.52:145:1./var/artfla/encyclopedie/textdata/IMAGE/

Sur Wikisource :

http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/Volume_7#G.C3.89NIE

Sur le site de l'Université de Chicago (la meilleure version, avec le moins de coquilles)

http://artflx.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.6:911:1.encyclopedie0311

Plan général :

- définition générale du génie.
- le génie dans les arts
- le génie en philosophie
- le génie dans le gouvernement des affaires humaines

Le génie dans les arts 

L'article commence par définir l'homme de génie en l'opposant au commun des hommes, par une différence de degré : "l'étendue de l'esprit, la force de l'imagination, et l'activité de l'âme, voilà le génie."

  • L'imagination dans ce dispositif joue un rôle central et fondamental. 
  • Examen des différentes manifestations du génie : le sublime, le génie et grâce, génie et comique, 
  • Opposition entre génie et goût : le génie transgresse les règles du goût.



Génie (Page 7:582)

Génie, (Philosophie & Littér.) L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination, & l'activité de l'ame, voilà le génie. De la maniere dont on reçoit ses idées dépend celle dont on se les rappelle. L'homme jetté dans l'univers reçoit avec des sensations plus ou moins vives, les idées de tous les êtres. La plûpart des hommes n'éprouvent de sensations vives que par l'impression des objets qui ont un rapport immédiat à leurs besoins, à leur goût, &c. Tout ce qui est étranger à leurs passions, tout ce qui est sans analogie à leur maniere d'exister, ou n'est point apperçû par eux, ou n'en est vû qu'un instant sans être senti, & pour être à jamais oublié.

L'homme de génie est celui dont l'ame plus étendue frappée par les sensations de tous les êtres, intéressée à tout ce qui est dans la nature, ne reçoit pas une idée qu'elle n'éveille un sentiment, tout l'anime & tout s'y conserve.

Lorsque l'ame a été affectée par l'objet même, elle l'est encore par le souvenir; mais dans l'homme de génie, l'imagination va plus loin; il se rappelle des idées avec un sentiment plus vif qu'il ne les a reçûes, parce qu'à ces idées mille autres se lient, plus propres à faire naître le sentiment.

Le génie entouré des objets dont il s'occupe ne se souvient pas, il voit; il ne se borne pas à voir, il est ému : dans le silence & l'obscurité du cabinet, il joüit de cette campagne riante & féconde; il est glacé par le sifflement des vents; il est brûlé par le soleil; il est effrayé des tempêtes. L'ame se plaît souvent dans ces affections momentanées ; elles lui donnent un plaisir qui lui est précieux ; elle se livre à tout ce qui peut l'augmenter ; elle voudroit par des couleurs vraies, par des traits ineffaçables, donner un corps aux phantômes qui sont son ouvrage, qui la transportent ou qui l'amusent.

Veut-elle peindre quelques-uns de ces objets qui viennent l'agiter ? tantôt les êtres se dépouillent de leurs imperfections ; il ne se place dans ses tableaux que le sublime, l'agréable ; alors le génie peint en beau : tantôt elle ne voit dans les évenemens les plus tragiques que les circonstances les plus terribles ; & le génie répand dans ce moment les couleurs les plus sombres, les expressions énergiques de la plainte & de la douleur ; il anime la matiere, il colore la pensée : dans la chaleur de l'enthousiasme, il ne dispose ni de la nature ni de la suite de ses idées ; il est transporté dans la situation des personnages qu'il fait agir ; il a pris leur caractere : s'il éprouve dans le plus haut degré les passions héroïques, telles que la confiance d'une grande ame que le sentiment de ses forces éleve au - dessus de tout danger, telles que l'amour de la patrie porté jusqu'à l'oubli de soi - même, il produit le sublime, le moi de Médée, le qu'il mourût du vieil Horace, le je suis consul de Rome de Brutus : transporté par d'autres passions, il fait dire à Hermione, qui te l'a dit? à Orosmane, j'étois aimé ; à Thieste, je reconnois mon frere.
Cette force de l'enthousiasme inspire le mot propre quand il a de l'énergie ; souvent elle le fait sacrifier à des figures hardies ; elle inspire l'harmonie imitative, les images de toute espece, les signes les plus sensibles, & les sons imitateurs, comme les mots qui caractérisent.

L'imagination prend des formes différentes ; elle les emprunte des différentes qualités qui forment le caractere de l'ame. Quelques passions, la diversité des circonstances, certaines qualités de l'esprit, donnent un tour particulier à l'imagination ; elle ne se rappelle pas avec sentiment toutes ses idées, parce qu'il n'y a pas toûjours des rapports entre elle & les êtres.

Le génie n'est pas toûjours génie ; quelquefois il est plus aimable que sublime ; il sent & peint moins dans les objets le beau que le gracieux; il éprouve & fait moins éprouver des transports qu'une donce émotion.

Quelquefois dans l'homme de génie l'imagination est gaie ; elle s'occupe des legeres imperfections les hommes, des fautes & des folies ordinaires ; le contraire de l'ordre n'est pour elle que ridicule, mais d'une maniere si nouvelle, qu'il semble que ce soit le coup - d'oeil de l'homme de génie qui ait mis dans l'objet le ridicule qu'il ne fait qu'y découvrir: l'imagination gaie d'ungénie étendu, aggrandit le champ du ridicule; & tandis que le vulgaire le voit & le sent dans ce qui choque les usages établis, le génie le découvre & le sent dans ce qui blesse l'ordre universel.

Le goût est souvent séparé du génie. Le génie est un pur don de la nature ; ce qu'il produit est l'ouvrage d'un moment ; le goût est l'ouvrage de l'étude & du tems ; il tient à la connoissance d'une multitude de regles ou établies ou supposées ; il fait produire des beautés qui ne sont que de convention. Pour qu'une chose soit belle selon les regles du goût, il faut qu'elle soit élégante, finie, travaillée sans le paroître : pour être de génie il faut quelquefois qu'elle soit négligée; qu'elle ait l'air irrégulier, escarpé, sauvage. Le sublime & le génie brillent dans Shakespear comme des éclairs dans une longue nuit, & Racine est toûjours beau : Homere est plein de génie, & Virgile d'elégance.

Les regles & les lois du goût donneroient des entraves au génie ; il les brise pour voler au sublime, au pathétique, au grand. L'amour de ce beau éternel qui caractérise la nature ; la passion de conformer ses tableaux à je ne sais quel modele qu'il a créé, & d'après lequel il a les idées & les sentimens du beau, sont le goût de l'homme de génie. Le besoin d'exprimer les passions qui l'agitent, est continuellement gêné par la Grammaire & par l'usage: souvent l'idiome dans lequel il écrit se refuse à l'expression d'une image qui seroit sublime dans un autre idiome. Homere ne pouvoit trouver dans un seul dialecte les expressions nécessaires à son génie; Milton viole à chaque instant les regles de sa langue, & va chercher des expressions énergiques dans trois ou quatre idiomes différens. Enfin la force & l'abondance, je ne sais quelle rudesse, l'irrégularité, le sublime, le pathétique, voilà dans les arts le caractere du génie ; il ne touche pas foiblement, il ne plait pas sans étonner, il étonne encore par ses fautes.

Dans la Philosophie, où il faut peut-être toûjours une attention scrupuleuse, une timidité, une habitude de réflexion qui ne s'accordent guere avec la chaleur de l'imagination, & moins encore avec la confiance que donne le génie, sa marche est distinguée comme dans les arts; il y répand fréquemment de brillantes erreurs; ii y a quelquefois de grands succès. Il faut dans la Philosophie chercher le vrai avec ardeur & l'espérer avec patience. Il faut des hommes qui puissent disposer de l'ordre & de la suite de leurs idées; en suivre la chaîne pour conclure, ou l'imerrompre pour douter : il faut de la recherche, de la discussion, de la lenteur; & on n'a ces qualités ni dans le tumulte des passions, ni avec les fougues de l'imagination. Elles sont le partage de l'esprit étendu, maître de lui-même; qui ne reçoit point une perception sans la comparer avec une perception ; qui cherche ce que divers objets ont de commun & ce qui les distingue entre eux; qui pour rapprocher des idées éloignées, fait parcourir pas à-pas un long intervalle ; qui pour saisir les liaisons singulieres, délicates, fugitives de quelques idées voisines, ou leur opposition & leur contraste, sait tirer un objet particulier de la foule des objets de même espece ou d'espece différente, poser le microscope sur un point imperceptible ; & ne croit avoir bien vû qu'après avoir regardé long-tems. Ce sont ces hommes qui vont d'observations en observations à de justes conséquences, & ne trouvent que des analogies naturelles: la curiosité est leur mobile; l'amour du vrai est leur passion; le desir de le découvrir est en eux une volonté permanente qui les anime sans les échauffer, & qui conduit leur marche que l'expérieace doit assûrer.

Le genie est frappé de tout ; & dès qu'il n'est point livré à ses pensées & subjugué par l'enthousiasme, il étudie, pour ainsi dire, sans s'en appercevoir ; il est forcé par les impressions que les objets sont sur lui, à s'enrichir sans cesse de connoissances qui ne lui ont rien coûté; il jette sur la nature des coups-d'oeil généraux & perce ses abîmes. Il recueille dans son sein des germes qui y entrent imperceptiblement, & qui produisent dans le tems des effets si surprenans, qu'il est lui-même tenté de se croire inspiré: il a pourtant le goût de l'observation ; mais il observe rapidement un grand espace, une multitude d'êtres.

Le mouvement, qui est son état naturel, est quelquefois si doux qu'à peine il l'apperçoit : mais le plus souvent ce mouvement excite des tempêtes, & le génie est plûtôt emporté par un torrent d'idées, qu'il ne suit librement de tranquilles réflexions. Dans l'homme que l'imagination domine, les idées se lient par les circonstances & par le sentiment : il ne voit souvent des idées abstraites que dans leur rapport avec les idées sensibles. Il donne aux abstractions une existence indépendante de l'esprit qui les a faites; il réalise ses fantômes, son enthousiasme augmente au spectacle de ses créations, c'est-à-dire de ses nouvelles combinaisons, seules créations de l'homme : emporté par la foule de ses pensées, livré à la facilité de les combiner, forcé de produire, il trouve mille preuves spécieuses, & ne peut s'assûrer d'une seule ; il coustruit des édifices hardis que la raison n'oseroit habiter, & qui lui plaisent par leurs proportions & non par leur solidité ; il admire ses systèmes comme il admireroit le plan d'un poëme ; & il les adopte comme beaux, en croyant les aimer comme vrais.

Le vrai ou le faux dans les productions philosophiques, ne sont point les caracteres distinctifs du génie.

Il y bien peu d'erreurs dans Locke & trop peu de vérités dans milord Shafsterbury : le premier cependant n'est qu'un esprit étendu, pénétrant, & juste ; & le second est un génie du premier ordre. Locke a vû ; Shafsterbury a créé, construit, édifié : nous devons à Locke de grandes vérités froidement apperçûes, méthodiquement suivies, séchement annoncées ; & à Shafsterbury des systèmes brillans souvent peu fondés, pleins pourtant de vérités sublimes ; & dans ses momens d'erreur, il plaît & persuade encore par les charmes de son éloquence.
Le génie hâte cependant les progrès de la Philosophie par les découvertes les plus heureuses & les moins attendues : il s'éleve d'un vol d'aigle vers une vérité lumineuse, source de mille vérités auxquelles parviendra dans la suite en rampant la foule timide des sages observateurs. Mais à côté de cette vérité lumineuse, il placera les ouvrages de son imagination : incapable de marcher dans la carriere, & de parcourir successivement les intervalles, il part d'un point & s'élance vers le but ; il tire un principe fécond des ténebres ; il est rare qu'il suive la chaîne des conséquences ; il est prime-sautier, pour me servir de l'expression de Montagne. Il imagine plus qu'il n'a vû ; il produit plus qu'il ne découvre ; il entraîne plus qu'il ne conduit : il anima les Platon, les Descartes, les Malebranche, les Bacon, les Leibnitz ; & selon le plus ou le moins que l'imagination domina dans ces grands hommes, il fit éclorre des systèmes brillans, ou découvrir de grandes vérités.

Dans les sciences immenses & non encore approfondies du gouvernement, le génie a son caractere & ses effets aussi faciles à reconnoître que dans les Arts & dans la Philosophie : mais je doute que le génie, qui a si souvent pénétré de quelle maniere les hommes dans certains tems devoient être conduits, soit lui même propre à les conduire. Certaines qualités de l'esprit, comme certaines qualités du coeur, tiennent à d'autres, en excluent d'autres. Tout dans les plus grands hommes annonce des inconvéniens ou des bornes.

Le sang froid, cette qualité si nécessaire à ceux qui gouvernent, sans lequel on feroit rarement une application juste des moyens aux circonstances, sans lequel on seroit sujet aux inconséquences, sans lequel on manqueroit de la présence d'esprit; le sang froid qui soumet l'activité de l'ame à la raison, & qui préserve dans tous les évenemens, de la crainte, de l'yvresse, de la précipitation, n'est-il pas une qualité qui ne peut exister dans les hommes que l'imagination maîtrise ? cette qualité n'est-elle pas absolument opposée au génie ? Il a sa source dans une extrème sensibilité qui le rend susceptible d'une foule d'impressions nouvelles par lesquelles il peut être détourné du dessein principal, contraint de manquer au secret, de sortir des lois de la raison, & de perdre par l'inégalité de la conduite, l'ascendant qu'il auroit pris par la supériorité des lumieres. Les hommes de génie forcés de sentir, décidés par leurs goûts, par leurs répugnances, distraits par mille objets, devinant trop, prévoyant peu, portant à l'excès leurs desirs, leurs espérances, ajoûtant ou retranchant sans cesse à la réalité des êtres, me paroissent plus faits pour renverser ou pour fonder les états que pour les maintenir, & pour rétablir l'ordre que pour le suivre.

Le génie dans les affaires n'est pas plus captivé par les circonstances, par les lois & par les usages, qu'il ne l'est dans les Beaux-Arts par les regles du goût, & dans la Philosophie par la méthode. Il y a des momens où il sauve sa patrie, qu'il perdroit dans la suite s'il y conservoit du pouvoir. Les systèmes sont plus dangereux en Politique qu'en Philosophie: l'imagination qui égare le philosophe ne lui fait faire que des erreurs; l'imagination qui égare l'homme d'état lui fait faire des fautes & le malheur des hommes.

Qu'à la guerre donc & dans le conseil le génie semblable à la divinité parcoure d'un coup d'oeil la multitude des possibles, voye le mieux & l'exécute; mais qu'il ne manie pas long - tems les affaires où il faut attention, combinaisons, persévérance: qu'Alexandre & Condé soient maîtres des évenemens, & paroissent inspirés le jour d'une bataille, dans ces instans où manque le tems de délibérer, & où il faut que la premiere des pensées soit la meilleure; qu'ils décident dans ces momens où il faut voir d'un coup - d'oeil les rapports d'une position & d'un mouvement avec ses forces, celles de son ennemi, & le but qu'on se propose: mais que Turenne & Marlborough leur soient préférés quand il faudra diriger les opérations d'une campagne entiere.

Dans les Arts, dans les Sciences, dans les affaires, le génie semble changer la nature des choses ; son caractere se répand sur tout ce qu'il touche ; & ses lumieres s'élançant au-delà du passé & du présent, éclairent l'avenir : il dévance son siecle qui ne peut le suivre ; il laisse loin de lui l'esprit qui le critique avec raison, mais qui dans sa marche égale ne sort jamais de l'uniformité de la nature. Il est mieux senti que connu par l'homme qui veu; le définir : ce seroit à lui-même à parler de lui; & cet article que je n'aurois pas dû faire, devroit être l'ouvrage d'un de ces hommes extraordinaires qui honore ce siecle, & qui pour connoître le génie n'auroit eu qu'à regarder en lui-même.

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