LAURENT THIROUIN, L’AVEUGLEMENT SALUTAIRE. LE RÉQUISITOIRE CONTRE LE THÉÂTRE DANS LA FRANCE CLASSIQUE, PARIS, HONORÉ CHAMPION, COLL. « LUMIÈRE CLASSIQUE », 1997. UN VOL. 16 CM × 23,5 CM DE 292 P.
61 La décennie 1660-1670 fut marquée en France par une virulente offensive contre le théâtre, qu’attestent la querelle du Tartuffe et la publication de deux textes importants, le Traité de la Comédie de Pierre Nicole et celuidu prince de Conti, ancien protecteur de Molière devenu farouchement hostile au théâtre. Cette querelle implique de surcroît les trois grands noms de la scène française : Corneille, cible privilégiée de Nicole, Molière qui avec Tartuffe et Dom Juan cristallise les griefs des adversaires du théâtre, mais aussi Racine, qui dans une lettre cinglante adressée à son ancien maître Nicole dénonce les incohérences des port-royalistes, contempteurs du théâtre mais néanmoins traducteurs de Térence.
62 Le grand mérite de l’étude de Laurent Thirouin, et son originalité, tient à ce qu’il prend au sérieux l’argumentation des adversaires du théâtre, ce qui lui permet de montrer sa force. Il révèle dans leurs écrits un « discours théorique articulé », qui loin d’être anachronique rencontre des préoccupations contemporaines, qu’il s’agisse de la nature de la mimesis ou du pouvoir de l’image. De la force de ce discours on a d’ailleurs une preuve dans l’attention que lui ont portée ceux qu’il mettait en cause : la préface de Tartuffe notamment montre que Molière possédait une solide connaissance des arguments et des textes opposés au théâtre.
63 Il n’en reste pas moins que l’argumentation anti-théâtrale mêle des plans hétéroclites : il est fait tour à tour appel à une approche historique, à des considérations d’ordre poétique, à une réflexion anthropologique, à des valeurs religieuses, cela dans des proportions variables selon les auteurs (il n’y a en effet pas d’uniformité dans le camp des contempteurs du théâtre). Laurent Thirouin examine successivement ces divers ordres d’arguments. Le premier chapitre replace la querelle dans une perspective historique, rappelant l’argumentation des Pères de l’Église sur laquelle s’appuient la plupart des auteurs (à la notable exception de Nicole, qui se refuse à fonder son traité sur l’argument d’autorité). Il permet de faire apparaître un premier clivage entre les défenseurs du théâtre, qui insistent sur son historicité afin de montrer que la scène contemporaine ne tombe plus sous le coup de la condamnation des Pères, et ses adversaires qui soutiennent en revanche sa permanence, elle-même garante de la validité des anathèmes d’Augustin ou de Tertullien. Ce qu’il est convenu d’appeler le paradoxe de Senault ( « plus [la comédie] semble honnête, plus je la tiens criminelle » ) repose sur un degré supérieur d’élaboration critique : c’est admettre qu’il y a bien eu purification de la scène, mais que celle-ci, loin de justifier le théâtre, renforce son danger en apaisant à bon compte les scrupules moraux des spectateurs.
64 Le second chapitre rappelle que la condamnation du théâtre repose sur celle de la personne du comédien. Si cette hostilité s’ancre dans la condamnation platonicienne de l’imitation, elle ressortit aussi, plus simplement, à des raisons morales (les « dérèglements » imputés aux comédiens). L’auteur met ici en lumière le décalage entre la position des rigoristes et celle des autorités aussi bien civiles (songeons à l’édit de 1641) que religieuses : seuls des rituels rigoristes incluent les comédiens dans la liste des pécheurs publics. Les adversaires du théâtre se trouvent ici plus proches de la position des Églises réformées que de celle des autorités romaines.
65 Mais les adversaires du théâtre les plus lucides ont conscience qu’en face des progrès réalisés par les mondains ils ne peuvent pas s’en tenir à la réaffirmation d’une position de principe, et qu’ils doivent répondre aussi aux arguments d’ordre poétique (chap. III). Varet et Nicole s’attardent ainsi longuement sur la Théodore de Corneille : s’il est possible d’établir qu’une pièce que le plus grand dramaturge contemporain a sincèrement voulu chrétienne ne l’est pas, c’est l’incompatibilité réciproque du théâtre et du christianisme qui sera établie. Nicole recourt encore à la notion technique de bienséance pour montrer que la question morale est structurellement absente du théâtre, dont le contenu est défini par les personnages qu’appellent les intrigues et par les attentes du public. Le spectacle théâtral obtient l’effet d’identification qu’il cherche en faisant siens les préjugés de son public : dès lors qu’il n’en est que l’émanation, il ne saurait être en mesure de l’éduquer.
66 Les adversaires du théâtre dénoncent encore son immoralité (chap. V). Ils lui reprochent de ne représenter que des passions coupables, tels que l’amour, la vengeance, l’ambition ou la « vertu romaine » qui n’est pour Nicole qu’un autre nom de l’amour-propre. Ils participent ainsi au mouvement de démystification des vertus héroïques qui caractérise la littérature morale dans la seconde partie du siècle.
67 Toutefois le point nodal de la querelle est d’ordre moins moral qu’anthropologique (chap. IV) et métaphysique (chap. VI). Les traités de la Comédie établissent son danger en analysant la nature et les modalités de l’action qu’elle exerce sur le spectateur : par là ils appartiennent de plein droit à la littérature moraliste, qui ne cesse de s’interroger sur la nature humaine. De fait les analyses que développe Nicole sur la contagion insensible de la représentation ne constituent que l’application au théâtre de lois morales qui ont une portée plus générale (ainsi de la faiblesse de la raison, du danger des passions, de la théorie des pensées imperceptibles). De surcroît considérer que la représentation des passions implique, chez l’acteur comme dans le public, une excitation de ces mêmes passions, c’est aussi prendre le théâtre au sérieux : c’est bien parce que ses adversaires croient à son efficacité sur le spectateur qu’ils le jugent dangereux.
68 La motivation profonde du combat que livrent les port-royalistes contre la comédie est en dernier ressort d’ordre métaphysique. La perspective platonicienne et augustinienne qui est la leur les conduit à dénoncer l’inconsistance de la mimesis qu’ils opposent à la vérité (et à refuser la doctrine thomiste de l’eutrapélie). La dénonciation du théâtre ne constitue ainsi qu’un cas particulier de la lutte contre l’esprit du monde, opposé au christianisme. L’ « aveuglement salutaire » évoqué par le titre est l’un des aspects de la morale de la privation caractéristique de la pensée augustinienne.
69 L’ouvrage, on le voit, est riche de perspectives stimulantes qui vont à contre-courant de nombre d’idées reçues sur la querelle du théâtre. Quand on la croit anachronique et fastidieuse, Laurent Thirouin s’emploie à ruiner ces deux préventions en montrant la complexité de l’argumentation mise en jeu (ce qui n’exclut pas de révéler aussi, à l’occasion, ses apories), ainsi que l’actualité de plusieurs de ses enjeux pour notre « société du spectacle ».
70 Béatrice GUION.
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