lundi 31 janvier 2011

Laurent Thirouin, L'aveuglement salutaire, conclusion (prise de notes)

Laurent Thirouin, L'aveuglement salutaire, H.Champion, 1997

Prise de notes sur la conclusion (p.247-263)

Retour sur la formule consacrée : "querelle de la moralité du théâtre"

- du théâtre : terminologie floue et fluctuante ; le terme qui revient est celui de "comédie". Du côté des censeurs, volonté d'englober l'ensemble du genre dramatique, sans distinction - les distinctions sont du côté des défenseurs du théâtre. L'emploi d'un terme globalisant leur permet aussi de récupérer l'argumentation des Pères qui portait sur les spectacles - d'une nature parfois différentes de celle de la poésie dramatique du XVIIe.

- cependant dans les années 1660-70, c'est surtout la tragédie (et en particulier Corneille, avec le Cid et Théodore) que fait l'objet d'attaque. Molière lui est absent : noter le glissement qui se fait de Nicole à Rousseau qui centre son réquisitoire contre le théâtre autour de Molière et de la comédie.

- La moralité : il ne s'agit pas de moraliser le théâtre, mais de le refuser en bloc comme principiellement immoral.
cf.le paradoxe de Senault : " Plus (la Comédie) semble honnête, plus je la tiens criminelle. "
Nicole : toute comédie produit chez les spectateurs
  • - des impressions clandestines qui restent chez le spectateur à son insue.
  • - l'excitation incontrôlable des désirs.
  • - l'esprit de divertissement qui transforme la réalité en spectacle futile.

- Querelle : oui, mais entre qui et qui ?
La réponse "entre l'Eglise et le théâtre" est insatisfaisante.

Pour commencer, il faut bien admettre que les attaques viennent du milieu religieux et que le monde du théâtre doit affronter sous Louis XIV de nombreuses difficultés :
ex. difficulté de la troupe des Comédiens-Français en 1687 pour trouver un emplacement pour y jouer : chassés de la rue Guénégaud par l'ouverture d'un Collège, ils doivent errer jusqu'à trouver enfin le jeu de Paume de l'Etoile, rue des Fossés Saint-Germain.

Mais pas de condamnation du théâtre par l'Eglise catholique :
  • pas d'excommunication,
  • simplement un refus ponctuel de communion dans certains diocèses.
De même, peu d'autorités récentes pour étayer les attaques : ex. de faux attribué à Charles Borromée.
L'affrontement entre le théâtre et l'Eglise est plus de fait que de droit.
Pas d'hostilité de principe par ex. de la Compagnie du Saint-Sacrement à la comédie, pourvu qu'elle ne s'occupe pas de religion (cf.Tartuffe).
Les rigoristes semblent dès lors plus des dissidents (cf.article "police des spectacles" dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire).

Au niveau européen, le théâtre est interdit dans les pays de la réforme protestante, alors qu'à Rome on a une grande tolérance pour les spectacles dramatiques et lyriques.

Trait caractéristique des censeurs du théâtre : héritage augustinien. Refus de transiger avec la mondanité.
Montée à travers le siècle de la sévérité du clergé qui culmine en 1694, dans les pamphlets publiés en réponse au père Caffaro.

Effets : Thirouin se montre sceptique ; selon lui, les attaques contre le théâtre n'ont pas eu d'effets réels.

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Intérêt du débat : fécondité théorique.

Paradoxe : le moment où se déploie cette position anti-théâtrale
Le théâtre classique français : un des efforts les plus aboutis pour maîtriser les émotions, assujettir la mimèsis à des principes rationnels.
Le recours à Tertullien se justifierait mieux à notre époque - cf. Debord.
Mais le moment se comprend aussi : celui où la Comédie redevient un genre littéraire majeur, pour la première fois depuis l'Antiquité ; celui où le théâtre s'impose dans la société (infrastructure permanente, troupes stables) et gagne en respectabilité.

Plus théoriquement, réflexion entre le rapport fond/forme : "quelle connivence y a-t-il entre une idéologie particulière et le support apparemment neutre que l'on adopte ?"
" La tragédie, de par sa simple définition poétique, exclut la représentation de certaines valeurs, notamment chrétienne."

Niveau anthropologique : mise en évidence de lois.
notamment celle de " l'efficacité brute de la représentation : le fait qu'un élément mimétique produise par lui-même une impression sur le spectateur, indépendamment de la structure dans laquelle il est intégré. Un geste violent, une transgression, un tableau troublant, vivent de leur propre vie, dans l'esprit et la sensibilité de celui qui les a perçus."

Affirmation d'une" vie imperceptible des idées ". Intuition d'un inconscient.
Refus de la position conciliante du thomisme (eutrapélie).
Regard sur "les étranges détours de la censure".

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Absence dans le débat de la question de la catharsis, pb qui caractérise la réflexion spéculative des doctes.

Du côté des défenseurs du théâtre, dans les années 60, recours à cette notion, mais sans conviction :
- Corneille, avis au lecteur d'Attila.
- examen de Théodore.

Lettre sur la Comédie de l'Imposteur : distinction intéressante mais qui n'est pas reprise ensuite entre comédie et tragédie, l'une agissant sur l'entendement, l'autre sur la volonté.
" purger la volonté des passions par la tragédie et guérir l'entendement des opinions erronées par la comédie."

Pour les adversaires du théâtre, celui-ci ne pourrait être utile que pour "des personnes moralement indigentes" : le théâtre pouvait être utile pour les païens qui étaient " des hommes perdus ".
On ne quitte pas le cadre défini par Godeau :

...pour changer leurs moeurs et régler leur raison,
Les chrétiens ont l'Eglise, et non pas le théâtre.

Bossuet, Maximes et réflexions sur la Comédie, 1694

" Le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Les païens, dont le vertu était imparfaite, grossière, mondaine, superficielle, pouvaient l'insinuer par le théâtre ; mais il n'a ni l'autorité, ni la dignité, ni l'efficace qu'il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens."

On retrouve chez Rousseau la même opposition dans la Lettre à d'Alembert, mais avec un glissement (laïcisation et passage au plan politique) :
  • - le théâtre peut être utile aux Parisiens corrompus
  • - mais il est inutile et pernicieux pour les vertueux Genévois.

Proximité de Rousseau avec les arguments de Nicole (thèse opposée à celle de Goldzink) :
accord dans le choix de privilégier l'attaque du théâtre décent, de qualité littéraire et d'apparence respectable allant de pair avec une indulgence pour la farce et les spectacles grossiers (paradoxe de Senault).

" Si ces fades spectacles manquent de goût, tant mieux : on s'en rebutera plus vite ; s'ils sont grossiers, ils seront moins séduisants. Le vice ne s'insinue guère en choquant l'honnêteté, mais en prenant son image ; et les mots sales sont plus contraires à la politesse qu'aux bonnes moeurs."

Proximité aussi dans le mépris pour la condition de comédien.

Le changement : "Rousseau laïcise et politise la tradition anti-théâtrale."
  • - l'installation d'un théâtre contribue à l'appauvrissement des plus pauvres.
  • - menace politique : "la faveur dont jouissent les comédiens les met de fait au-dessus des lois." (renversement de la perspective par rapport aux moralistes du XVIIe).
  • - "restriction de la cible":
  1. XVII: condamnation globale de toute forme de distraction
  2. Rousseau : éloge du vin, de la danse, des fêtes, de toutes les formes de distraction et de sociabilité traditionnelles.
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Conclusion : souligner le caractère non-littéraire de procès fait au théâtre
qui s'oppose avec la conception dominante de l'autonomie de la littérature aujourd'hui (schizophrénie dans la lecture de Céline).
Question de la place de la littérature dans la cité.




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