vendredi 18 février 2011

La pragmatique aujourd'hui, Anne Reboul, Jacques Moeschler, chap.3

L'Héritage de Grice et la pragmatique cognitive

Le code et l'inférence


Position de Dan Sperber et Deirdre Wilson : effort pour élaborer une théorie mixte, mariant les processus codiques et les processus inférentiels.
Distinction entre deux niveaux :
  • processus codiques linguistiques
  • processus inférentiels pragmatiques
A l'intérieur de leur réflexion, la pragmatique existe en dehors de la linguistique (phonologie, syntaxe, sémantique).
Rupture avec la position traditionnelle pour laquelle la linguistique était une subdivision de la linguistique, prenant en charge ce que la linguistique ne traitait pas (les actes illocutionnaires, l'énonciation - mots situationnels,...)
Pour S et W, la pragmatique est en charge dans l'interprétation de tout ce qui ne se fait pas de façon codique.

Les processus pragmatiques : spécifiques au langage ou indépendants du langage ?

Pour S et W, les processus inférentiels que l'on voit à l'oeuvre dans l'interprétation pragmatique des énoncés sont généraux, non spécifiques et universels : ils ne sont pas culturellement déterminés ; pour les plus simples, nous les avons en commun avec les mamifères supérieurs.

Ce sont ceux qui sont à l'oeuvre aussi dans les tâches quotidiennes ou dans des activités beaucoup plus sophistiquées comme la recherche scientifique et la production des oeuvres d'art.

Problème : comment s'articulent les processus linguistiques propres au langage et les processus pragmatiques généraux ?
Recours au modularisme, courant de la psychologie cognitive.

Fodor et la vision modulaire du fonctionnement du cerveau humain

Jerry Fodor, psychologue et philosophe cognitiviste, développe un théorie de l'esprit où chaque capacité de l'esprit humain est conçue comme une "faculté", plus ou moins isolée des autres.

Fonctionnement hiérarchisé de l'esprit humain avec un traitement de l'information se faisant par étapes successives :
  1. Les données de la perception sont traitées par un transducteur qui les traduit dans un format accessible pour le système formant l'étape suivante
  2. La traduction est traitée par un système périphérique (module) spécialisé dans le traitement des données perçues par tel ou tel canal. Il procède à une première interprétation, largement codique pour les données linguistiques.
  3. Cette interprétation arrive ensuite au système central qui la complète en la confrontant aux autres informations déjà connues ou fournies simultanément.
Linguistique et pragmatique, système périphérique et système central

Dans une première approche, pour S et W, la linguistique correspond à un module périphérique ; en revanche la pragmatique s'inscrit dans le système central.
Evolution de la théorie d'ensemble vers la modularité généralisée
: pas de système centralisé, mais une série de modules ayant pour entrée et sortie des données conceptuelles :
  • modules "perceptuels"
  • modules "conceptuels"
Le module linguistique fournit des entrées aux modules conceptuels et le traitement pragmatique de l'énoncé commence alors.
Le traitement pragmatique met aussi en jeu un module particulier, la théorie de l'esprit : la capacité à attribuer des états mentaux à autrui, cruciale dans le traitement des énoncés.

Module linguistique : pour analyser le travail fourni par le module linguistique, S et W s'inscrivent dans la lignée de la grammaire générative qui s'appuie sur trois concepts fondamentaux :
- transformation
- structure de surface
- structure profonde
Chaque phrase a une structure de surface et une structure profonde que l'analyse syntaxique a pour fonction de récupérer. Les transformations : ce qui opère sur la structure profonde pour obtenir la structure de surface.
Le rôle du module linguistique : mener une première interprétation qui dégage la structure profonde de la phrase qui se présente comme une forme logique, une suite ordonnée de concepts.
Les concepts donnent accès aux informations qui formeront les prémisses utilisées (connaissance encyclopédique) dans les processus inférentiels d'interprétation de l'énoncé.

S et W : vision cognitive du langage : la fonction du langage est de représenter de l'information et de permettre aux individus d'augmenter leur stock de connaissances.

L'interprétation des énoncés : par des processus inférentiels qui ont pour prémisses la forme logique de l'énoncé et d'autres informations (contexte).
Contexte :
  • connaissances encyclopédiques auxquelles on a accès par les concepts de la forme logique
  • données immédiatement perceptibles tirées de la situation ou de l'environnement physique
  • données tirées de l'interprétation des énoncés précédents
L'ensemble de ces sources d'information : environnement cognitif de l'individu - c'est-à-dire que le contexte correspond à une petite partie de l'environnement cognitif.

Concepts et contexte

Pour S et W, le contexte n'est pas donné une fois pour toutes mais construit énoncé après énoncé.
Dans la forme logique, sont présentes les adresses de concepts que l'on va chercher en mémoire à long terme ; trois entrées différentes :
  • entrée logique (informations sur les relations logiques que le concept entretient aux autres)
  • entrée encyclopédique (informations sur les objets correspondant au concept)
  • entrée lexicale (la / les contreparties du concept dans une ou plusieurs langues)
En quoi Sperber et Wilson sont-ils les héritiers de Grice ?

Chez Grice, la notion de signification non-naturelle repose sur une double intention:
- l'intention de transmettre un contenu
- l'intention de réaliser cette intention grâce à sa reconnaissance par l'interlocuteur.

De même, S et W distinguent :
  • l'intention informative, l'intention qu'a le locuteur d'amener son interlocuteur à la connaissance d'une information donnée.
  • l'intention communicative, celle de faire connaître à l'interlocuteur son intention informative.
Notion de communication ostensive-inférentielle : lorsqu'un individu fait connaître à un autre individu par un acte quelconque l'intention qu'il a de lui faire connaître une information quelconque.
Exemple de l'autochtone montrant à un voyageur les nuages dans le ciel pour lui faire comprendre qu'un orage se prépare.
Composante ostensive : lorsque l'autochtone tire le voyageur par la manche et lui montre le ciel.
Composante inférentielle : le processus par lequel le voyageur part des prémisses pour arriver la conclusion que l'autochtone veut lui faire comprendre qu'il peut y avoir de l'orage et que c'est dangereux.

De la maxime de relation au principe de pertinence

L'activité cognitive a pour but la construction et la modification de la représentation du monde. La communication joue un rôle dans ce processus en apportant de nouvelles informations.
Nécessité que la représentation du monde construite soit vraie. Ici on considère qu'une information est vraie dans la mesure où elle représente de façon appropriée un événement ou une situation qui existe ou a effectivement existé.
Dès lors, dans le cadre de la communication, la maxime de relation de Grice suffit à remplir le rôle des quatre maximes : en effet, être pertinent suppose que l'on donne la quantité d'information requise, que l'on dise la vérité et que l'on parle clairement et sans ambiguïté.
Chez S et W, la notion de pertinence est associée aux notions d'intentions informative et communicative et plus encore de communication ostensive-inférentielle.
Principe de pertinence : ce n'est pas un principe normatif régissant la conduite du locuteur ; il est au contraire à la base du processus inférentiel d'interprétation.
Tout énoncé suscite chez l'interlocuteur l'attente de sa propre pertinence.

Tout énoncé relève de la communication ostensive-inférentielle et par conséquent le principe de pertinence concerne tous les énoncés et sous-tend le fonctionnement des processus d'interprétation.

Retour à l'exemple du voyageur : rôle essentiel de l'attente de pertinence dans le mécanisme d'interprétation des énoncés. L'interlocuteur, du fait du caractère ostensif de la communication, mobilise son attention et s'attend à ce que cet effort en vaille la peine.

La pertinence : effet et effort

Pour S et W, la notion de pertinence est une question d'effort (les efforts nécessaires à la constitution du contexte, notamment) et d'effets (les conclusions que l'on tire du processus inférentiel).

Définition des degrés de pertinence d'un acte de communication :
  1. Moins l'acte demande d'efforts pour son interprétation, plus il est pertinent.
  2. Plus l'acte fournit d'effets, plus il est pertinent.
Classement des effets possibles d'un acte de communication ostensive-inférentielle :
  1. adjonction d'une nouvelle information (conclusion du processus inférentiel) : les implications contextuelles.
  2. changement dans la force de conviction avec laquelle une croyance est entretenue.
  3. suppression d'une information ancienne, contredite par une information nouvelle plus convaincante.
Notion de rendement : pour qu'un acte de communication ostensive-référentielle soit pertinent, il faut que les effets obtenus équilibrent les efforts.
Le principe de pertinence n'est pas un principe normatif, mais un principe d'interprétation que l'interlocuteur utilise inconsciemment lors du processus d'interprétation.
Le système central fonctionne avec pour principe la recherche et l'optimisation de la pertinence, c'est-à-dire du rendement.

Pertinence, choix du contexte et arrêt du processus d'interprétation

Comment le principe de pertinence (et de rendement) permet de régler les questions laissées en suspens dans la théorie de Grice : choix du contexte et arrêt du processus d'interprétation.

Choix des prémisses qui constituent le contexte, construit pour chaque nouvel énoncé.
Sous chaque concept, il y a de nombreuses informations encyclopédiques accessibles : nécessité de choisir certaines et d'en écarter d'autres. Même problème pour les informations venant de la perception.
C'est la recherche de la pertinence qui vaut pour la sélection des informations. Les informations choisies sont celles qui ont le plus de chances de produire des effets suffisants pour que l'énoncé soit jugé pertinent.

Arrêt du processus inférentiel : il s'arrête de lui-même quand les effets sont suffisants pour équilibrer les efforts.

Conclusion

Premier apport de Sperber et Wilson : hypothèse des deux étapes dans l'interprétation des énoncés, l'étape codique et l'étape inférentielle. Hypothèse qui s'ancre dans une conception modulaire du fonctionnement mental.
C'est-à-dire que le langage/ la capacité cognitive est conçue comme une faculté au sens de Gall (c'est-à-dire) comme quelque chose d'autonome :
cela implique qu'elle peut subsister lorsqu'un grand nombre d'autres facultés ont été endommagées et aussi que les autres facultés peuvent substituer lorsqu'elle est détruite ou gravement endommagée. L'observation clinique semble confirmer cette hypothèse.

Deuxième apport : importance de la capacité à attribuer des états mentaux à autrui dans l'interprétation des actes de communication ostensive-inférentielle.
Intérêt de cette approche dans l'étude de l'autisme que caractérise notamment une incapacité des individus affectés à attribuer à autrui des états mentaux.

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