jeudi 24 février 2011

Qui a peur de l'imitation ? Pourquoi la fiction ? chap.1, Jean-Marie Schaeffer (suite 3)

4. Les deux généalogies de l'imitation ludique

Deux modèles :
  • le premier (présent par ex. dans La Naissance de la tragédie) explique la génèse de la représentation mimétique ludique à partir d'un cadre religieux : la fiction naîtrait d'un affaiblissement progressif de la croyance sérieuse en l'incarnation magique.
  • le second (théorie aristotélicienne) voit dans les activités mimétiques ludiques une relation au monde irréductible à toute autre.
Selon la première généalogie, les activités mimétiques premières relèvent de la sphère des rituels religieux et de la magie,
i-e des incarnations à fonction performative sérieuse : imiter quelqu'un, c'est devenir celui qu'on imite.
Ici l'immersion n'est pas crainte mais souhaitée : il s'agit de se défaire de sa propre personne afin de devenir le réceptacle d'une identité surnaturelle.
L'ambivalence de notre attitude face aux arts mimétiques : expression de notre angoisse de sujets "rationnellement émancipés" face à la peur d'une "régression" vers des comportements magiques et irrationnels mettant en péril notre identité de sujet.
L'imitation mise chez nous au service de la production de simulacres ludiques risquerait toujours de redevenir l'instrument d'une aliénation de notre identité rationnelle.
La naissance du mimétisme ludique :
remplacement de la croyance hallucinatoire en une incarnation réelle par deux attitudes nouvelles :
- la mauvaise foi (l'immersion spontanée est remplacée par une immersion provoquée)
- le mensonge manipulateur (profitant de l'effet d'entraînement);

Réfutation d'un tel modèle par JM Schaeffer

Dans les rituels de possession, le changement d'identité n'est pas une donnée de départ de l'activité mimétique, mais son résultat.
Passage du "pour de faux" au "pour de vrai" : c'est la transe ou l'extase induite par l'activité mimétique qui la fait basculer du côté de l'incarnation sérieuse.
i-e les rites de possession, loin de précéder la naissance de l'imitation, présupposent la capacité à s'absorber de manière consciente dans une telle activité.

Problème ethnologique du passage de l'imitation consciente à l'incarnation vécue. Cf. Michel Leiris dans La Possesssion et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar : effort pour trouver un concept intermédiaire entre une possession et simulation, "théâtre vécu"
concept opposé à la fois au "théâtre joué" ("où le mensonge apparaît prépondérant") et à la "possession qu'on pourrait dire authentique (soit spontanée soit provoquée mais subie en toute bonne foi, dans une perspective magico-religieuse où la transe ne dépendrait d'aucune décision consciente de la part du patient)".
Triade possession "sérieuse"/théâtre vécu/théâtre joué : non pas une série évolutive, mais trois dynamiques mimétiques différentes en interaction permanente.

Deuxième généalogie :
Passage d'un cadre gnoséologique (passage du "magique" au "rationnel") à une approche pragmatique :
l'activité mimétique ludique publique naît comme ritualisation de conflits réels.
Considérer que dans le cadre de la théorie de la catharsis, la fonction de la mimèsis théâtrale est de déplacer des conflits réels vers un niveau purement représentationnel et de les résoudre à ce niveau-là.
Pour Aristote et la tradition défendant cette seconde généalogie, la fiction est fondée sur une compétence culturelle et psychologique spécifique.
Les pratique mimétiques répondraient à un besoin positif propre, celui d'une pacification des relations humaines à travers une distanciation ludique des conflits.
D'un point de vue phylogénétique, son origine n'est pas situable, les primates en semblant privés, mais toutes les sociétés humaines connues la partageant.
D'un point de vue ontogénétique : tout enfant doit apprendre la distinction entre "pour de vrai" et "pour de faux", mise en place très tôt.
Insistance sur l'étape très importante constituée par l'instauration du domaine de la feintise ludique dans l'humanisation des rapports sociaux.

5. Platon malgré tout

Retour sur la critique platonicienne et son héritage. Pour Schaeffer, c'est une position qui n'est plus soutenable aujourd'hui au regard des avancées de la psychologie du développement.
Persistance de la tradition philosophique dans une telle attitude (refuser toute fonction cognitive à l'imitation) a pour Schaeffer toute une série de raisons :
  1. la philosophie défend une conception très restrictive des modalités de la connaissance humaine.
  2. opposition simpliciste entre vérité et fausseté, i-e incapacité à reconnaître la diversité des modalités de croyance.
  3. conception naïve de la vie mentale, négligeant le rôle formateur de la simulation et de la modélisation mentales.
  4. réticence à associer plaisir d'immersion et connaissance
  5. conception de l'identité personnelle comme présence-à-soi autosuffisante (méconnaissance de la pluralité des personae grâce auxquelles nous arrivons à nous couler dans des moules sociaux divers)
Mais nécessité de nuancer :

Partage qui se fait entre Platon et Aristote ; pour Aristote, l'imitation est modélisation ; pour Platon, elle est leurre.
Platon a l'avantage de faire intervenir cette dimension absente de l'approche aristotélicienne : celle de la feintise.
Chez Aristote, aucune crainte de contamination du réel par l'imitation, la frontière catégorielle entre les deux ensembles discursifs étant stable.
Aristote : la fiction est pensée en relation avec le discours factuel (histoire) et la différence entre les deux catégories est claire et stable :
celle entre une modélisation à valeur généralisante et un mode de représentation qui reste cantonné au particulier et au contingent.
Aristote note que ce qui fait du poète un poète, ce n'est la nature des éléments qu'il met en scène (personnages fictifs, historiques ou traditionnels) mais le traitement qu'il leur fait subir :
une structuration mimétique qui est une modélisation généralisante. (Poétique, chap.9, 51b)

Nécessité pour comprendre la fiction et l'attitude ambivalente que la culture occidentale n'a cessé d'avoir à son égard, d'intégrer le point de vue platonicien (imitation comme feintise) dans le modèle aristotélicien (la fiction comme modélisation cognitive).
Comprendre en quoi la fiction est une conquête culturelle de l'humanité :
  1. Prendre acte de la transformation d'un dispositif mental très ancien (présent dans le règne animal), la feintise.
  2. Comprendre comment ce dispositif de leurre est contrôlé, comment la fiction se construit en tant que telle à travers une série de mécanismes de "blocages" qui sont censés empêcher l'immersion.
L'imitation conçue comme production d'un semblant possède sa dynamique propre, déterminée par le degré d'isomorphisme entre l'imitation et ce qui est imité et donc par le degré d'immersion qu'elle permet.
Lorsque cet isomorphisme dépasse un certain seuil, nous passons de l'immersion partielle qui caractérise la fiction à l'immersion totale qui caractérise le leurre.
Passer de l'instabilité platonicienne à la stabilité du modèle aristotélicien.

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