3. Platon II : imiter et connaître
Dans le premier argument, la critique portée sur le choix de l'objet imité - éviter de simuler des activités répréhensibles.
Deuxième argument : dirigé contre la relation mimétique comme telle.
De nouveau, le point de départ, c'est la question de l'imitation des actions répréhensibles :
"Connaître (...) ceux qu'anime délire ou méchanceté, hommes ou femmes, il le faut ; mais il ne faut faire aucune des choses qu'ils font ; il ne faut pas non plus les imiter." (République, III, 396).
Distinction de trois niveaux : connaître/faire/imiter (dans une perspective ludique).
Pourquoi condamner l'imitation ? Parce que l'imitation n'est pas une connaissance, à la fois dans sa genèse et dans son mode d'opération sur le public.
L'élaboration d'une imitation ne résulte pas d'une connaissance de ce qui est imité (cf. Ion), ce qui la distingue d'une action sérieuse qui, lorsqu'elle est rationnelle, est fondée sur la connaissance.
Si la mimèsis ne résulte pas d'une connaissance, ni ne produit de connaissance, c'est qu'elle agit par contamination affective et non par persuasion rationnelle (effet d'immersion) :
"C'est un fait, sans doute, que les meilleurs d'entre nous (...) quand ils entendent Homère, ou tel autre parmi les tragiques, imiter un héros qui est dans le deuil, qui remplit de ses lamentations une longue tirade ou qui, chantant, se frappe la poitrine, ils y trouvent, tu le sais bien, du plaisir, ils se laissent aller, ils suivent le mouvement, ils s'associent aux émotions exprimées..." (République, X, 605 c-d).
Nécessité d'une police sévère, car les artistes imitateurs ont tendance à choisir des objets répréhensibles, un tempérament raisonnable étant plus difficile à la fois à imiter et à comprendre qu'un tempérament irritable (X, 604e-605a)
Ici l'imitation est condamnée en tant que telle parce qu'elle repose sur un mode d'action par contagion (opposée à la persuasion rationnelle qui fonde la démarche dialectique).
Glissement de la problématique morale à la question de la connaissance.
C'est en raison de son déficit cognitif que la mimèsis est condamnée.
Problématique de la mimèsis comme re-présentation en tant qu'opposé à la présentation des Idées.
Passage de la mimèsis comme feintise à la mimèsis comme représentation analogique : comparaison des trois lits (Livre X, 596 sq) - avec cette difficulté pour la polémique antimimétique tenant au fait que la théorie de la connaissance platonicienne est une théorie du reflet.
Cette hiérarchie des connaissances se calque sur une hiérarchie des objets de connaissance, instaurant des discontinuités : la confection d'une imitation d'une imitation ne saurait être que la mise en oeuvre d'une connaissance foncièrement dégradée, parce que l'objet sur lequel elle porte est un mode d'être lui-même dégradé.
Discontinuité ontologique :
la hiérarchie descendante qui mène de la connaissance rationnelle (des Idées) à l'opinion (la doxa, régissant notre rapport cognitif au monde des apparences, imitation des Idées) et enfin la mimèsis définit trois types discontinus de relations à la vérité.
Mimèsis : feintise d'un rapport à la vérité. Cf. Le Sophiste : le peintre est accusé de ne créer qu' "une sorte de rêve artificiel pour ceux qui restent éveillés." Cf. Ion, à propos du rhapsode.
l'imitation verbale : "... le poète imitatif installe une mauvaise constitution dans la propre âme de chacun d'entre nous, par sa complaisance envers ce que celle-ci a de déraisonnable et qui ne sait reconnaître, ni ce qui est plus grand ni ce qui est plus petit, mais tient les mêmes choses tantôt pour grandes, tantôt pour petites : faisant des simulacres avec des simulacres, et éloigné du vrai à une distance énorme." (Rep, X, 605).
L'artiste est un sorcier (thaumatopoia) qui pervertit l'âme humaine en usant de la magie.
Âme : enjeu d'un conflit entre l'imitateur et le sage.
Examen critique de ce deuxième argument par Schaeffer :
distinguer entre deux aspects :
- la conception épidémiologique de l'action de la mimèsis
- les conclusions que Platon tire de cette conception
permet de distinguer les modes d'action de la mimèsis (intériorisation mimétique) et du discours philosophique (abstraction des concepts généraux).
Différence de niveaux :
- mimèsis : niveau des schémas intériorisés sous forme de gestalts globales
- discours philosophiques : niveau de la formation réflexive des croyances.
fiction / rapport "référentielle" à la réalité
exemplification modélisante : la fiction met à notre disposition des schémas de situations, des scénarios d'actions, des constellations émotives et éthiques susceptibles d'être intériorisés par immersion.
analyse conceptuelle : aboutit à des savoirs abstraits dont l'application nécessite le passage par un calcul rationnel guidé par des règles explicites.
Essai par Schaeffer d'expliquer pourquoi Platon a pu mettre ainsi en valeur le mode d'action spécifique de la mimèsis :
Platon a été un acteur important dans une transformation historique majeure des modes de légitimation des croyances :
passage d'une société fondée sur l'exemplification "mythique" (réticence de Schaeffer à recourir à cette notion, appuyée sur Détienne) vers une nouvelle constellation - philosophie, mathématiques, savoirs empiriques.
Dans cette nouvelle constellation, la légitimation des croyances ne reposait plus sur la transmission d'un savoir social, mais sur un apprentissage individuel fondé sur l'abstraction conceptuelle universalisante.
Délégitimisation de transmission des savoirs sociaux : déchéance du savoir social en doxa ("Plasmata tôn proterôn" Xénophane, "forgeries des anciens").
L'autoclarification de la démarche philosophique exigeait qu'on essayât de comprendre ce qui la distinguait du fonctionnement cognitif des mythes.
Faiblesse dans l'analyse platonicienne :
- tout d'abord, il ne tient pas compte que ce passage du "mythe" à la philosophie est contemporain d'une autre transformation, à l'intérieur même de l'exemplification narrative :
dissociation de la modélisation "mythique" entre deux types de narration à statut pragmatique fort différent - dissociation dont l'épopée est le lieu de passage :
- l'historiographie
- la fiction narrative (imitation verbale ludique)
Epopée : en voie de devenir la "matrice de légitimation originaire des fictions romanesques à venir" (époque hellénistique).
Remarque sur la persistance de la fonction cognitive propre au "mythe" (transmission de savoirs sociaux - croyances intériorisées en bloc et non pas acquises par apprentissage individuel).
Globalement, le "savoir rationnel" (en particulier la philosophie) s'extrait du mythe dans un tel cadre qui voit ainsi apparaître dans le même moment l'historiographie et la notion de fiction narrative.
Ce qui apparaît alors, ce n'est pas la capacité de s'adonner à des feintises ludiques (capacité beaucoup plus ancienne), mais un nouvel art, dans une sphère culturelle spécifique (la nôtre), i-e une pratique symbolique livrée à l'appréciation esthétique publique.
Schaeffer reprend ici la distinction de Genette entre définition attentionnelle et définition intentionnelle :
- art défini attentionnellement : on accorde une fonction esthétique à une pratique dont le statut originaire était différent.
- art au sens intentionnel : nouvelle pratique littéraire spécifique, ici par ex. le roman qui ne naît en fait qu'au IIe ou Ier siècle avt.J.C.
Le fait que Platon ne tient pas compte de cette évolution explique pourquoi il ne distingue pas entre mensonge et feintise ludique.
- Deuxième limite de son analyse :
Incapacité à reconnaître la contagion mimétique comme type de connaissance, défini comme "plus fondamental" que la raison dialectique et la persuasion rationnelle par Schaeffer.
Ici, il faut noter que le problème du statut cognitif de la mimèsis se situe en deçà de la problématique de la fiction.
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