Article qui commence assez étrangement (assez mal ?) avec deux erreurs : Gil Blas est un roman, la Henriade une épopée... pas du théâtre ; les Fausses confidences n'ont pas connu à leur création un succès foudroyant ; Vie et opinions de Tristam Shandy devient le Voyage de...
Ca fait tout de même beaucoup d'erreurs (factuelles bien sûr, pas d'interprétation...) en quelques lignes (je n'ai pas encore lu tout l'article), erreurs qu'un simple profane peut repérer et corriger sans peine. Sans vouloir jouer au vieux con, on aimerait bien que certains articles soient relus avant d'être publiés, surtout dans des revues destinées à une large diffusion.
La querelle du théâtre : Rousseau
contre les philosophes
On jouait, furieusement. Paris aimait la comédie,
s'enivrait d'opéras et se pâmait pour la tragédie. Le Turcaret et le Gil Blas
de Lesage, la Henriade, Mahomet ou Mérope de Voltaire, les Fausses confidences
de Marivaux faisaient des attroupements terribles et des recettes
considérables. Le XVIIIe siècle fut l'âge d'or des spectacles. Les décors plein
de grès, de poulies, de machines splendides étaient grandiosement peints et
merveilleusement animées. L'habit des comédiens n'était pas outré si l'on
regardait le parterre qui ne consacrait pas moins de temps à s'emperruquer, à
se poudrer, à disposer ses robes, ses tuniques, ses affiquets, à poser ses
mouches que ceux qui se donnaient la réplique sur la scène. Le théâtre, ou
Paris côté cour ... Hommes et femmes s'adonnaient sans répit à la parure et à
la représentation. Chaque courtisan, chaque courtisane y occupait longuement
ses valets ou ses femmes de chambre. Les salons eux-mêmes étaient des théâtres.
A l'entrée, un majordome annonçait les rôles comme à la comédie. Au souper,
tout était réglé par un maître de danse invisible, comme pour un ballet. La
politesse dont chacun était si content permettait de tenir éloignés ceux qui
n'avaient point de moeurs, et conformait les conduites des humains à celui des
automates de Monsieur de Vaucresson. On admirait passionnément la mécanique
céleste de Monsieur de Newton et on voulait interpréter toutes les passions
humaines par une mécanique terrestre. L'époque croyait pouvoir enfermer tous
les rangs dans ses costumes, toutes les conduites dans sa conversation, mais le
costume et le discours commençaient à craquer...
A côté du théâtre, le roman faisait figure de parent
pauvre, de série B, de genre mineur de la littérature. Enfant, Rousseau avait
lu passionnément l'Astrée puis, tout au long de ses pérégrinations, de jeune
homme bohème, mi-entretenu, mi-vagabond.
Il avait dévoré les romans de quelques sous que vendaient
les colporteurs. De cette production méprisée allaient bientôt éclore des
chefs-d'oeuvre, Les égarements du coeur et de l'esprit, Les liaisons
dangereuses, La Nouvelle Héloïse, tandis qu'Outre Manche, Le voyage de Tristam
Shandy, Clarisse ou Paméla préparaient Orgueil et préjugés. En attendant, le
théâtre restait seul vainqueur. On avait oublié qu'il avait été méprisé et
brocardé par les romains (Cicéron, Sénèque, Ovide), dénoncé par les pères de
l'Eglise (Tertullien, Saint Cyprien, Saint Chrysostome, Saint Jérôme), qu'il
avait été violemment mis en cause à peine un siècle plus tôt par Nicole :
"Les auteurs dramatiques sont des empoisonneurs publics", vilipendé
par Bourdaloue et par Bossuet, par Hardouin et par le Prince de Conti. Que
Port-Royal et les prédicateurs du roi, souvent désaccordés, s'étaient rencontré
pour stigmatiser l'incompatibilité de la morale chrétienne et du théâtre. On ne
se souvenait plus que Louis XIV, sous le second épisode de son règne, avait
abjuré ses péchés de jeunesse et sa dilection pour les comédiens. La
contre-offensive qui avait débuté comme la foudre sous la Régence avec l'abbé
Dubos, en 1719 avait trouvé sa vitesse de croisière avec Voltaire qui avait
fait de la défense du théâtre son cheval de bataille favori : En 1733, dans la
Lettre à un premier commis, il écrivait : "Les spectacles ... je ne les
considère pas comme une occupation qui retire les jeunes gens de la débauche.
Cette idée serait celle d'un ignorant. Je regarde la tragédie et la comédie
comme des leçons de vertu de raison et de bienséance. Corneille a établi une école
de grandeur d'âme. Molière a fondé celle de la vie civile ... tout bien pesé il
faut être ennemis de sa patrie pour condamner les spectacles". La querelle
du théâtre sera l'une des grandes affaires de la vie de Voltaire et il n'aura
de cesse d'imposer la valeur civilisatrice et éducatrice du théâtre. "Le
théâtre - écrit-il - est un puissant instrument de civilisation, la grande
école du peuple et ce que l'esprit humain a jamais inventé de plus noble et de
plus utile pour former les moeurs et pour les policer ... Rien ne rend en effet
les hommes plus sociables et n'adoucit plus leurs moeurs et ne perfectionne
plus leur raison que de les rassembler pour leur faire goûter ensemble les
plaisirs purs de l'esprit". Si Voltaire estime encore que "l'abolition
du théâtre serait une idée plus digne du siècle d'Attila que du siècle de Louis
XIV", c'est parce qu'il voit dans le théâtre l'instrument de la
civilisation par excellence. Civilité, civilisation, théâtre. La société comme
obligation pour l'homme de sortir de l'état de barbarie et de férocité - le
vulgaire en tout pays est féroce -, par des moeurs policées. La société et la
représentation comme mécanisme d'expression et de discipline des passions. Une
passion, celle du bien vivre, du bien sentir, et bientôt du bien raisonner,
disciplinera les autres. L'enclos civil du théâtre est une machine pour
améliorer la bête humaine. Kant, voltairien sur ce point, dira bientôt :
"L'homme est un animal qui a besoin d'un maître". Voltaire, ou la
civilisation par le goût, la culture par le jeu, les moeurs par la
représentation, la société par le théâtre, la politique par la discipline.
"C'est ce que l'esprit humain a jamais inventé de plus noble et de plus
utile pour former les moeurs et pour les policer ... La plus belle éducation
qu'on puisse donner à la jeunesse, le plus noble délassement du travail, le
meilleur instructeur pour tous les citoyens". Le but ? Former une nouvelle
morale, une morale civile, laïque, au service de la civilisation des peuples et
du bonheur des individus. Le moyen ? S'emparer de la scène comme d'un lieu de
propagande pour délivrer des dogmes optimistes, critiquer les abus sociaux et
religieux. L'agent ? Le comédien qui prendra la place du prêtre.
Sur un tel programme, le parti encyclopédiste se déploie,
et tour à tour, Marmontel (article "Comédie" dans l'Encyclopédie, Paris, 1753),
le Chevalier de Jaucourt (articles "Tragédie" et "poésie dramatique", Encyclopédie,
Neufchâtel, 1765), Diderot, dans son Discours sur la poésie dramatique ou dans
ses pièces de théâtre, qui propose de remplacer les églises par des théâtres,
lui emboîte le pas :
"Tout peuple a des préjugés à détruire, des visées à
poursuivre, des ridicules à décrier, et a besoin de spectacles qui lui soient
propres. Quel moyen, si le gouvernement en sait user, qu'il soit question de
favoriser le changement d'une loi ou l'abrogation d'un usage ...". Le
théâtre ou la politique par d'autres moyens. La politique comme despotisme
éclairé. Dans un mémoire à Catherine II, Diderot a précisé sa pensée : "Il
faut que le souverain tienne le prêtre dans une de ses manches, mais surtout le
poète dramatique, dans l'autre ... Il s'agit de désigner aux poètes tragiques
des vertus nationales à prêcher, de désigner aux poètes comiques des ridicules
nationaux à peindre". A ce point, la boucle était bouclée. Sous
l'impulsion des philosophes, la morale était assimilée aux moeurs, la moralité
était réduite à la civilité, et la civilité elle-même ne devait s'obtenir que
sous la conduite d'éducateurs, les philosophes, qui en proclamant l'amour de la
science et des - bonnes - moeurs, après avoir fait alliance avec les princes et
les aristocrates, au nom du bonheur des individus, entendu comme résultat de la
mécanique des passions.
Mais l'homme est-il et n'est-il que l'homme machine (la
Mettrie) ? Le sentiment moral procède-t-il et ne procède-t-il seulement que des
bonnes manières ? Un homme civilisé se réduit-il à cette discipline des
passions qui s'appelle l'entendement ? Faut-il même accepter la division entre
la barbarie et la civilisation et réduire l'humanité civilisée à la compétence,
alors même qu'il existe la conscience ?
La querelle du théâtre, Rousseau versus les philosophes,
commence plus tôt qu'à l'occasion explosive de l'article Genève, rédigé par
d'Alembert en pleine bataille de l'Encyclopédie, et la réponse de Rousseau dans
sa fameuse lettre à d'Alembert sur les spectacles. Elle s'est inaugurée à
l'occasion de son célèbre Discours sur les Arts, les Lettres et les Sciences,
avec une flèche décochée à Voltaire que celui-ci n'a jamais pu enlever :
"Dites-nous célèbre Arouet combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à votre fausse délicatesse et combien
l'esprit de galanterie, si fertile en petites choses en a coûté aux grandes
?". Le théâtre est un décor, derrière le comédien, il y a un homme ;
derrière le masque, la chair, intus et in cute selon l'épigraphe des
Confessions, "de l'intérieur et à vif". Rousseau retourne la table et
abat son jeu : au lieu de "vive les spectacles !", il brandit sa pancarte
: "Qu'est-ce qu'un homme ?"
Rousseau achève ici un parcours qui avait déplacé la
question de la théodicée à celle de la sociodicée pour la décaler encore vers
l'anthropodicée. Aux théologiens du XVIIIe siècle qui avaient mis en scène le
scénario de l'incompatibilité de la présence du mal dans le monde avec
l'existence de Dieu, les philosophes du XVIIIe siècle avaient objecté que le
salut se trouvait dans l'évolution et dans le progrès des sciences et des arts,
bref dans la civilisation grâce au perfectionnement qu'apportaient la raison,
l'éducation, le théâtre, ils avaient soutenu que la justice était l'effet de la
civilité. Rousseau conteste l'existence d'un tel progrès, il récuse
l'association proposée entre la civilité et la moralité. Dans la mesure
précisément où l'homme civilisé est un acteur, il n'est ni libre ni moral :
"Il règne dans nos moeurs, une vile et trompeuse
uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jeté dans le même moule ;
sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne ; sans cesse on suit des
usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est ; et dans
cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu'on appelle
société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si
des motifs plus puissants ne les en détournent". Et encore : "L'homme
sociable, toujours hors de lui, ne sait que vivre dans l'opinion des autres, et
c'est pour ainsi dire de leurs seuls jugement qu'il tire le sentiment de sa
propre existence".
Genève : Drame, comédie ou tragédie. Ce n'est pas
l'occasion qui fait le larron, c'est cette fois le lieu qui fait l'enjeu.
L'Aufklärung contre la Réforme; l'optimisme contre l'Augustinisme. Genève est
un topos du combat philosophique. La querelle y éclate en raison certes des
ambitions de Voltaire d'y constituer un théâtre relayé par l'article de
d'Alembert, Genève dans l'Encyclopédie, ambitions contrées et arrêtées, de
quelle manière, par le haut-le-corps de Rousseau. Genève, ville protestante et
républicaine avait longtemps été préservée de l'influence de l'étranger par la
toute puissance des moeurs instituées par Calvin qui prescrivait une simplicité
évangélique surveillée de près par le Consistoire. Une république paysanne, une
Lacédémone moderne sous le contrôle de la Réforme. Relayant l'initiative de
l'ambassadeur français qui, en 1737, avait créé un théâtre saisonnier, aux
applaudissements de l'aristocratie genevoise, mais à la réserve du peuple et
des pasteurs, d'Alembert, courrier de Voltaire, était revenu à la charge. Après
avoir flatté Genève pour sa prospérité et sa paix, l'acception socinienne,
c'est-à-dire libérale, du protestantisme de ses pasteurs, il l'engageait à
créer un théâtre pour de bon : "Par ce moyen Genève aurait des spectacles
et des moeurs et jouirait de l'avantage des uns et des autres. Les
représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens et leur donneraient
une finesse de tact, une délicatesse de sentiments qu'il est très difficile
d'acquérir sans la scène." Il s'agissait bien d'éduquer et de civiliser la
ville républicaine en faisant représenter Zaïre. De soumettre la moralité
protestante à la civilité des lumières. Voltaire s'en frottait déjà les mains.
Le pasteur remplacé par le comédien sous la houlette du philosophe. C'était
compter sans Rousseau. Car enfin Rousseau arriva, il ragea, s'enferma et publia
la lettre explosive.
Rappelons pour l'anecdote que Rousseau lui-même était
auteur de théâtre… un auteur malheureux... Ni Le devin de village, pourtant
salué, ni Les muses galantes, ni Narcisse, ni l'Engagement téméraire, qu'il
avait fait représenter à son tour ne lui avaient donné le quart du dix-huitième
de succès qu'il avait rencontré avec les prix des académies que lui avaient
valu ses attaques contre la civilisation. Mais son hostilité puise dans une autre
source que la simple aigreur de l'homme de lettre; c'est une insurrection
gigantesque venue du fond de son être et de sa doctrine, contre le projet de
Voltaire et des encyclopédistes. Et, d'abord parce que Rousseau est bien leur
adversaire, leur ennemi intime, leur jumeau déclaré et déchaîné. Rousseau campe
sur le même terrain qu'eux, les combat avec le même projet, s'occupe de la même
question ; celle de l'éducation et de la rédemption de la société, celle de
l'imposition d'une morale laïque. Quel type de société voulons-nous instituer ?
Quel type de moralité ? Rousseau ajoute seulement, et là-dessus pivote :
"Quel type d'homme ?"
Le moyen du théâtre, expose-t-il, est toujours le même :
c'est la flatterie, la séduction, l'agitation des passions. Ici, il va faire
immédiatement mouche. Le public, un quart d'heure auparavant encore janséniste,
a compris qu'il dénonçait le divertissement. Rousseau combat la morale
philosophique pour instituer une morale laïque avec un argument théologique.
Avant Feuerbach, il branche le vieux reste de la conscience religieuse, sur la
conscience moderne, il met l'énergie de la religion dans la morale politique.
Quels sont les types humains que propose la scène ? Diderot, dans des saynètes
édifiantes, avait imaginé des types moralisés. Rousseau campe sur les exemples,
à tous connus, de la tragédie classique et de la comédie de Molière. Le type
tragique est celui du criminel ; le type comique est celui du courtisan. Les
honnêtes gens, sont toujours bafoués et confondus. Le théâtre est
nécessairement une école d'immoralité, parce que la société qui l'a conçu et
auquel correspond son genre artistique et littéraire, est, et n'est que la
société de cour. Le criminel, le courtisan, la cour. Nous y sommes. Voilà
l'ensemble articulé de la société de représentation. Le monde mécanique du jeu,
du masque, du semblant, où chacun est hors de soi, où ne se meuvent que des
automates déshumanisés par la convention et par l'asservissement. Le théâtre
est une arme contre le régime républicain. C'est une machine de guerre royale
et aristocratique destinée, par la flatterie, la séduction et l'appel aux plus
viles passions humaines, à démoraliser la civilité populaire.
Si Rousseau avait eu comme but immédiat d'infliger un
camouflet à Voltaire, de rallier le peuple genevois autour de ses pasteurs,
contre les salons parisiens, il dût être pleinement satisfait. Il faudra
attendre 1782 pour qu'un théâtre puisse s'installer durablement dans la ville
protestante. Mais une fois encore, au-delà de la querelle de personnes, il
s'agissait de l'opposition entre deux conceptions de la société, du conflit
entre deux idées de l'homme. La civilité aristocratique d'un côté, la civilité
républicaine de l'autre. Ici les moeurs du mondain, là les moeurs du paysan.
Davantage, il était question de l'antagonisme proclamé désormais par Rousseau,
entre la moralité et la civilité.
Car ce que dérange finalement la victoire inattendue de
Jean-Jacques dans son combat contre la mise en scène de la civilisation des
moeurs par le théâtre, c'est tout le programme des philosophes. De constituer
l'homme social par la soumission aux moeurs, de policer l'entendement en
disciplinant les instincts. Ce faisant, dit Rousseau, on construit un homme
artificiel, on promeut le paraître sans l'être, l'amour-propre sans l'amour du
prochain, on creuse définitivement l'abîme entre la nature et la culture. Ou,
pour le dire en termes actuels, on refoule la conscience par la compétence.
C'est le projet de prétendre éduquer la vertu. Alors que celle-ci est la loi du
coeur, qu'elle est simple, qu'il n'y a nul effort à faire pour la chercher :
"Oh vertu ! Science sublime des âmes simples,
faut-il donc tant de peines et d'appareils pour te connaître ? Tes principes ne
sont-ils pas gravés dans tous les coeurs et ne suffit-il pas pour apprendre tes
lois de rentrer en soi-même et d'écouter la voix de la conscience dans le
silence des passions ? Voilà la véritable philosophie, sachons nous en
contenter ; et, sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s'immortalisèrent
dans les républiques des lettres, tachons de mettre en eux et en nous cette
distinction glorieuse qui se remarquait jadis entre deux grands peuples ; que
l'un savait bien dire, et l'autre bien faire".
C'est le programme enfin d'instituer le bonheur des
individus. Peu de temps avant que Saint-Just ne déclare, à la suite des
Lumières que "le bonheur est une idée nouvelle en Europe", Rousseau
proclame que la destination de l'homme n'est pas le bonheur mais l'éthique.
Kant dira bientôt "le bonheur n'est pas une idée de la raison".
Contre toute la théorie mécaniste de l'origine des sentiments moraux, Rousseau
affirme que la bonté originelle de l'homme, loin d'être une qualité issue du
sentiment, est une destination fondée sur la volonté et que la bonté n'a pas de
fondement dans la sympathie, mais d'abord et avant tout, dans l'autonomie.
Rousseau contre les philosophes, Rousseau contre le
mécanisme. Le mécanisme est un artefact, le théâtre un décor, l'utilitarisme un
produit de la société aristocratique. L'homme, par le biais de la volonté
inscrite au coeur de sa nature, devra se donner à lui-même sa loi inscrite dans
des moeurs simples. Au-delà de la représentation, l'homme ; à côté du paraître,
l'être :
"Mais où est-il cet homme de la nature qui vit
vraiment de la vie humaine, qui comptant pour rien l'opinion d'autrui se
conduit uniquement d'après ses penchants et sa raison, sans égard à ce que le
public approuve ou blâme. On le chercherait en vain parmi nous. Tous, avec un
beau verni de paroles tachent en vain de donner le change sur leur vrai but ;
aucun ne s'y trompe et pas un n'est la dupe des autres quoique tous parlent
comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l'apparence, nul ne se soucie de la
réalité. Tous mettent leur être dans le paraître. Tous esclaves et dupes de
l'amour-propre ne vivent point pour vivre mais pour faire croire qu'ils ont
vécu".
Déjà le thème de la vraie vie... Contre l'éducation par
la civilisation et la représentation, contre les philosophes qui voulaient
moraliser par la discipline de la mise en scène, Rousseau prétend que
l'éducation consiste non dans la civilité mais dans le retrait de la société,
non dans représentation mais dans le retour à l'originaire. Les philosophes
veulent élever le vulgaire par la représentation théâtrale, avec son lot de
décors, de déguisements, de masques. Mais on enlèvera les perruques, on cessera
de se poudrer les cheveux, on simplifiera le costume. On préférera le grand
jour de l'herborisation aux lumières de la scène. On cessera de jouer, rien
n'ira plus. Paris et le peuple suivront Rousseau. Rousseau abaisse
consciemment, il convoque à dessein les mauvais sentiments, et pour commencer,
il suscite l'envie. Plus de belles robes et de parures qui décoiffent, plus de
performance ou de compétition. Derrière le besoin de normalité, la volonté de
niveler ; en-deçà du désir de conformité, la volonté de dénoncer.
Changement de scène : la nature ? Oui et non. Car
Rousseau chambre, il recloître, il resserre les énergies religieuses dans un
nouvel enclos volcanique, celui de la conscience morale. De là, l'ambivalence
de la querelle du théâtre et la double nature du rousseauisme. On peut en faire
le "Newton du monde moral", le protestataire des pauvres en esprit,
des simples et des opprimés, et parce que Rousseau est celui qui a prononcé que
la conscience est toujours plus haute que la compétence, on peut voir en lui le
républicain démocrate en lutte contre le despotisme éclairé et le fondateur
d'une citoyenneté qui reposerait, non sur l'entendement, mais sur le jugement
en conscience. Mais on peut aussi, en écoutant sa haine de la civilité, son
hostilité à la représentation, son opposition à l'élitisme, en observant son
retour au moi absolutisé - fut-il celui de la conscience morale adornée de ressentiment
- entendre avec Henri Heine, une autre musique : le chant déjà mortifère du
romantisme révolutionnaire qui commence par un roman rédigé quand le théâtre a
été fermé.
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