mercredi 28 décembre 2011

Blandine Kriegel, La querelle du théâtre : Rousseau contre les philosophes, les cahiers de médiologie

Je continue mon petit travail de pioche à droite et à gauche : un article, dans le même numéro des Cahiers de médiologie sur Rousseau et le théâtre, autour de la fameuse Lettre à d'Alembert.
Article qui commence assez étrangement (assez mal ?) avec deux erreurs : Gil Blas est un roman, la Henriade une épopée... pas du théâtre ; les Fausses confidences n'ont pas connu à leur création un succès foudroyant ; Vie et opinions de Tristam Shandy devient le Voyage de...
Ca fait tout de même beaucoup d'erreurs (factuelles bien sûr, pas d'interprétation...) en quelques lignes (je n'ai pas encore lu tout l'article), erreurs qu'un simple profane peut repérer et corriger sans peine. Sans vouloir jouer au vieux con, on aimerait bien que certains articles soient relus avant d'être publiés, surtout dans des revues destinées à une large diffusion.

              
             


             La querelle du théâtre : Rousseau contre les philosophes      
                           
                           
            
On jouait, furieusement. Paris aimait la comédie, s'enivrait d'opéras et se pâmait pour la tragédie. Le Turcaret et le Gil Blas de Lesage, la Henriade, Mahomet ou Mérope de Voltaire, les Fausses confidences de Marivaux faisaient des attroupements terribles et des recettes considérables. Le XVIIIe siècle fut l'âge d'or des spectacles. Les décors plein de grès, de poulies, de machines splendides étaient grandiosement peints et merveilleusement animées. L'habit des comédiens n'était pas outré si l'on regardait le parterre qui ne consacrait pas moins de temps à s'emperruquer, à se poudrer, à disposer ses robes, ses tuniques, ses affiquets, à poser ses mouches que ceux qui se donnaient la réplique sur la scène. Le théâtre, ou Paris côté cour ... Hommes et femmes s'adonnaient sans répit à la parure et à la représentation. Chaque courtisan, chaque courtisane y occupait longuement ses valets ou ses femmes de chambre. Les salons eux-mêmes étaient des théâtres. A l'entrée, un majordome annonçait les rôles comme à la comédie. Au souper, tout était réglé par un maître de danse invisible, comme pour un ballet. La politesse dont chacun était si content permettait de tenir éloignés ceux qui n'avaient point de moeurs, et conformait les conduites des humains à celui des automates de Monsieur de Vaucresson. On admirait passionnément la mécanique céleste de Monsieur de Newton et on voulait interpréter toutes les passions humaines par une mécanique terrestre. L'époque croyait pouvoir enfermer tous les rangs dans ses costumes, toutes les conduites dans sa conversation, mais le costume et le discours commençaient à craquer...

A côté du théâtre, le roman faisait figure de parent pauvre, de série B, de genre mineur de la littérature. Enfant, Rousseau avait lu passionnément l'Astrée puis, tout au long de ses pérégrinations, de jeune homme bohème, mi-entretenu, mi-vagabond.
Il avait dévoré les romans de quelques sous que vendaient les colporteurs. De cette production méprisée allaient bientôt éclore des chefs-d'oeuvre, Les égarements du coeur et de l'esprit, Les liaisons dangereuses, La Nouvelle Héloïse, tandis qu'Outre Manche, Le voyage de Tristam Shandy, Clarisse ou Paméla préparaient Orgueil et préjugés. En attendant, le théâtre restait seul vainqueur. On avait oublié qu'il avait été méprisé et brocardé par les romains (Cicéron, Sénèque, Ovide), dénoncé par les pères de l'Eglise (Tertullien, Saint Cyprien, Saint Chrysostome, Saint Jérôme), qu'il avait été violemment mis en cause à peine un siècle plus tôt par Nicole : "Les auteurs dramatiques sont des empoisonneurs publics", vilipendé par Bourdaloue et par Bossuet, par Hardouin et par le Prince de Conti. Que Port-Royal et les prédicateurs du roi, souvent désaccordés, s'étaient rencontré pour stigmatiser l'incompatibilité de la morale chrétienne et du théâtre. On ne se souvenait plus que Louis XIV, sous le second épisode de son règne, avait abjuré ses péchés de jeunesse et sa dilection pour les comédiens. La contre-offensive qui avait débuté comme la foudre sous la Régence avec l'abbé Dubos, en 1719 avait trouvé sa vitesse de croisière avec Voltaire qui avait fait de la défense du théâtre son cheval de bataille favori : En 1733, dans la Lettre à un premier commis, il écrivait : "Les spectacles ... je ne les considère pas comme une occupation qui retire les jeunes gens de la débauche. Cette idée serait celle d'un ignorant. Je regarde la tragédie et la comédie comme des leçons de vertu de raison et de bienséance. Corneille a établi une école de grandeur d'âme. Molière a fondé celle de la vie civile ... tout bien pesé il faut être ennemis de sa patrie pour condamner les spectacles". La querelle du théâtre sera l'une des grandes affaires de la vie de Voltaire et il n'aura de cesse d'imposer la valeur civilisatrice et éducatrice du théâtre. "Le théâtre - écrit-il - est un puissant instrument de civilisation, la grande école du peuple et ce que l'esprit humain a jamais inventé de plus noble et de plus utile pour former les moeurs et pour les policer ... Rien ne rend en effet les hommes plus sociables et n'adoucit plus leurs moeurs et ne perfectionne plus leur raison que de les rassembler pour leur faire goûter ensemble les plaisirs purs de l'esprit". Si Voltaire estime encore que "l'abolition du théâtre serait une idée plus digne du siècle d'Attila que du siècle de Louis XIV", c'est parce qu'il voit dans le théâtre l'instrument de la civilisation par excellence. Civilité, civilisation, théâtre. La société comme obligation pour l'homme de sortir de l'état de barbarie et de férocité - le vulgaire en tout pays est féroce -, par des moeurs policées. La société et la représentation comme mécanisme d'expression et de discipline des passions. Une passion, celle du bien vivre, du bien sentir, et bientôt du bien raisonner, disciplinera les autres. L'enclos civil du théâtre est une machine pour améliorer la bête humaine. Kant, voltairien sur ce point, dira bientôt : "L'homme est un animal qui a besoin d'un maître". Voltaire, ou la civilisation par le goût, la culture par le jeu, les moeurs par la représentation, la société par le théâtre, la politique par la discipline. "C'est ce que l'esprit humain a jamais inventé de plus noble et de plus utile pour former les moeurs et pour les policer ... La plus belle éducation qu'on puisse donner à la jeunesse, le plus noble délassement du travail, le meilleur instructeur pour tous les citoyens". Le but ? Former une nouvelle morale, une morale civile, laïque, au service de la civilisation des peuples et du bonheur des individus. Le moyen ? S'emparer de la scène comme d'un lieu de propagande pour délivrer des dogmes optimistes, critiquer les abus sociaux et religieux. L'agent ? Le comédien qui prendra la place du prêtre.


Sur un tel programme, le parti encyclopédiste se déploie, et tour à tour, Marmontel (article "Comédie" dans l'Encyclopédie, Paris, 1753), le Chevalier de Jaucourt (articles "Tragédie" et "poésie dramatique", Encyclopédie, Neufchâtel, 1765), Diderot, dans son Discours sur la poésie dramatique ou dans ses pièces de théâtre, qui propose de remplacer les églises par des théâtres, lui emboîte le pas :

"Tout peuple a des préjugés à détruire, des visées à poursuivre, des ridicules à décrier, et a besoin de spectacles qui lui soient propres. Quel moyen, si le gouvernement en sait user, qu'il soit question de favoriser le changement d'une loi ou l'abrogation d'un usage ...". Le théâtre ou la politique par d'autres moyens. La politique comme despotisme éclairé. Dans un mémoire à Catherine II, Diderot a précisé sa pensée : "Il faut que le souverain tienne le prêtre dans une de ses manches, mais surtout le poète dramatique, dans l'autre ... Il s'agit de désigner aux poètes tragiques des vertus nationales à prêcher, de désigner aux poètes comiques des ridicules nationaux à peindre". A ce point, la boucle était bouclée. Sous l'impulsion des philosophes, la morale était assimilée aux moeurs, la moralité était réduite à la civilité, et la civilité elle-même ne devait s'obtenir que sous la conduite d'éducateurs, les philosophes, qui en proclamant l'amour de la science et des - bonnes - moeurs, après avoir fait alliance avec les princes et les aristocrates, au nom du bonheur des individus, entendu comme résultat de la mécanique des passions.

Mais l'homme est-il et n'est-il que l'homme machine (la Mettrie) ? Le sentiment moral procède-t-il et ne procède-t-il seulement que des bonnes manières ? Un homme civilisé se réduit-il à cette discipline des passions qui s'appelle l'entendement ? Faut-il même accepter la division entre la barbarie et la civilisation et réduire l'humanité civilisée à la compétence, alors même qu'il existe la conscience ?

La querelle du théâtre, Rousseau versus les philosophes, commence plus tôt qu'à l'occasion explosive de l'article Genève, rédigé par d'Alembert en pleine bataille de l'Encyclopédie, et la réponse de Rousseau dans sa fameuse lettre à d'Alembert sur les spectacles. Elle s'est inaugurée à l'occasion de son célèbre Discours sur les Arts, les Lettres et les Sciences, avec une flèche décochée à Voltaire que celui-ci n'a jamais pu enlever :
"Dites-nous célèbre Arouet combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à votre fausse délicatesse et combien l'esprit de galanterie, si fertile en petites choses en a coûté aux grandes ?". Le théâtre est un décor, derrière le comédien, il y a un homme ; derrière le masque, la chair, intus et in cute selon l'épigraphe des Confessions, "de l'intérieur et à vif". Rousseau retourne la table et abat son jeu : au lieu de "vive les spectacles !", il brandit sa pancarte : "Qu'est-ce qu'un homme ?"

Rousseau achève ici un parcours qui avait déplacé la question de la théodicée à celle de la sociodicée pour la décaler encore vers l'anthropodicée. Aux théologiens du XVIIIe siècle qui avaient mis en scène le scénario de l'incompatibilité de la présence du mal dans le monde avec l'existence de Dieu, les philosophes du XVIIIe siècle avaient objecté que le salut se trouvait dans l'évolution et dans le progrès des sciences et des arts, bref dans la civilisation grâce au perfectionnement qu'apportaient la raison, l'éducation, le théâtre, ils avaient soutenu que la justice était l'effet de la civilité. Rousseau conteste l'existence d'un tel progrès, il récuse l'association proposée entre la civilité et la moralité. Dans la mesure précisément où l'homme civilisé est un acteur, il n'est ni libre ni moral :

"Il règne dans nos moeurs, une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jeté dans le même moule ; sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne ; sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est ; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu'on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent". Et encore : "L'homme sociable, toujours hors de lui, ne sait que vivre dans l'opinion des autres, et c'est pour ainsi dire de leurs seuls jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence".

Genève : Drame, comédie ou tragédie. Ce n'est pas l'occasion qui fait le larron, c'est cette fois le lieu qui fait l'enjeu. L'Aufklärung contre la Réforme; l'optimisme contre l'Augustinisme. Genève est un topos du combat philosophique. La querelle y éclate en raison certes des ambitions de Voltaire d'y constituer un théâtre relayé par l'article de d'Alembert, Genève dans l'Encyclopédie, ambitions contrées et arrêtées, de quelle manière, par le haut-le-corps de Rousseau. Genève, ville protestante et républicaine avait longtemps été préservée de l'influence de l'étranger par la toute puissance des moeurs instituées par Calvin qui prescrivait une simplicité évangélique surveillée de près par le Consistoire. Une république paysanne, une Lacédémone moderne sous le contrôle de la Réforme. Relayant l'initiative de l'ambassadeur français qui, en 1737, avait créé un théâtre saisonnier, aux applaudissements de l'aristocratie genevoise, mais à la réserve du peuple et des pasteurs, d'Alembert, courrier de Voltaire, était revenu à la charge. Après avoir flatté Genève pour sa prospérité et sa paix, l'acception socinienne, c'est-à-dire libérale, du protestantisme de ses pasteurs, il l'engageait à créer un théâtre pour de bon : "Par ce moyen Genève aurait des spectacles et des moeurs et jouirait de l'avantage des uns et des autres. Les représentations théâtrales formeraient le goût des citoyens et leur donneraient une finesse de tact, une délicatesse de sentiments qu'il est très difficile d'acquérir sans la scène." Il s'agissait bien d'éduquer et de civiliser la ville républicaine en faisant représenter Zaïre. De soumettre la moralité protestante à la civilité des lumières. Voltaire s'en frottait déjà les mains. Le pasteur remplacé par le comédien sous la houlette du philosophe. C'était compter sans Rousseau. Car enfin Rousseau arriva, il ragea, s'enferma et publia la lettre explosive.

Rappelons pour l'anecdote que Rousseau lui-même était auteur de théâtre… un auteur malheureux... Ni Le devin de village, pourtant salué, ni Les muses galantes, ni Narcisse, ni l'Engagement téméraire, qu'il avait fait représenter à son tour ne lui avaient donné le quart du dix-huitième de succès qu'il avait rencontré avec les prix des académies que lui avaient valu ses attaques contre la civilisation. Mais son hostilité puise dans une autre source que la simple aigreur de l'homme de lettre; c'est une insurrection gigantesque venue du fond de son être et de sa doctrine, contre le projet de Voltaire et des encyclopédistes. Et, d'abord parce que Rousseau est bien leur adversaire, leur ennemi intime, leur jumeau déclaré et déchaîné. Rousseau campe sur le même terrain qu'eux, les combat avec le même projet, s'occupe de la même question ; celle de l'éducation et de la rédemption de la société, celle de l'imposition d'une morale laïque. Quel type de société voulons-nous instituer ? Quel type de moralité ? Rousseau ajoute seulement, et là-dessus pivote : "Quel type d'homme ?"

Le moyen du théâtre, expose-t-il, est toujours le même : c'est la flatterie, la séduction, l'agitation des passions. Ici, il va faire immédiatement mouche. Le public, un quart d'heure auparavant encore janséniste, a compris qu'il dénonçait le divertissement. Rousseau combat la morale philosophique pour instituer une morale laïque avec un argument théologique. Avant Feuerbach, il branche le vieux reste de la conscience religieuse, sur la conscience moderne, il met l'énergie de la religion dans la morale politique. Quels sont les types humains que propose la scène ? Diderot, dans des saynètes édifiantes, avait imaginé des types moralisés. Rousseau campe sur les exemples, à tous connus, de la tragédie classique et de la comédie de Molière. Le type tragique est celui du criminel ; le type comique est celui du courtisan. Les honnêtes gens, sont toujours bafoués et confondus. Le théâtre est nécessairement une école d'immoralité, parce que la société qui l'a conçu et auquel correspond son genre artistique et littéraire, est, et n'est que la société de cour. Le criminel, le courtisan, la cour. Nous y sommes. Voilà l'ensemble articulé de la société de représentation. Le monde mécanique du jeu, du masque, du semblant, où chacun est hors de soi, où ne se meuvent que des automates déshumanisés par la convention et par l'asservissement. Le théâtre est une arme contre le régime républicain. C'est une machine de guerre royale et aristocratique destinée, par la flatterie, la séduction et l'appel aux plus viles passions humaines, à démoraliser la civilité populaire.

Si Rousseau avait eu comme but immédiat d'infliger un camouflet à Voltaire, de rallier le peuple genevois autour de ses pasteurs, contre les salons parisiens, il dût être pleinement satisfait. Il faudra attendre 1782 pour qu'un théâtre puisse s'installer durablement dans la ville protestante. Mais une fois encore, au-delà de la querelle de personnes, il s'agissait de l'opposition entre deux conceptions de la société, du conflit entre deux idées de l'homme. La civilité aristocratique d'un côté, la civilité républicaine de l'autre. Ici les moeurs du mondain, là les moeurs du paysan. Davantage, il était question de l'antagonisme proclamé désormais par Rousseau, entre la moralité et la civilité.

Car ce que dérange finalement la victoire inattendue de Jean-Jacques dans son combat contre la mise en scène de la civilisation des moeurs par le théâtre, c'est tout le programme des philosophes. De constituer l'homme social par la soumission aux moeurs, de policer l'entendement en disciplinant les instincts. Ce faisant, dit Rousseau, on construit un homme artificiel, on promeut le paraître sans l'être, l'amour-propre sans l'amour du prochain, on creuse définitivement l'abîme entre la nature et la culture. Ou, pour le dire en termes actuels, on refoule la conscience par la compétence. C'est le projet de prétendre éduquer la vertu. Alors que celle-ci est la loi du coeur, qu'elle est simple, qu'il n'y a nul effort à faire pour la chercher :

"Oh vertu ! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d'appareils pour te connaître ? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les coeurs et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d'écouter la voix de la conscience dans le silence des passions ? Voilà la véritable philosophie, sachons nous en contenter ; et, sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s'immortalisèrent dans les républiques des lettres, tachons de mettre en eux et en nous cette distinction glorieuse qui se remarquait jadis entre deux grands peuples ; que l'un savait bien dire, et l'autre bien faire".

C'est le programme enfin d'instituer le bonheur des individus. Peu de temps avant que Saint-Just ne déclare, à la suite des Lumières que "le bonheur est une idée nouvelle en Europe", Rousseau proclame que la destination de l'homme n'est pas le bonheur mais l'éthique. Kant dira bientôt "le bonheur n'est pas une idée de la raison". Contre toute la théorie mécaniste de l'origine des sentiments moraux, Rousseau affirme que la bonté originelle de l'homme, loin d'être une qualité issue du sentiment, est une destination fondée sur la volonté et que la bonté n'a pas de fondement dans la sympathie, mais d'abord et avant tout, dans l'autonomie.
Rousseau contre les philosophes, Rousseau contre le mécanisme. Le mécanisme est un artefact, le théâtre un décor, l'utilitarisme un produit de la société aristocratique. L'homme, par le biais de la volonté inscrite au coeur de sa nature, devra se donner à lui-même sa loi inscrite dans des moeurs simples. Au-delà de la représentation, l'homme ; à côté du paraître, l'être :
"Mais où est-il cet homme de la nature qui vit vraiment de la vie humaine, qui comptant pour rien l'opinion d'autrui se conduit uniquement d'après ses penchants et sa raison, sans égard à ce que le public approuve ou blâme. On le chercherait en vain parmi nous. Tous, avec un beau verni de paroles tachent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s'y trompe et pas un n'est la dupe des autres quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l'apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître. Tous esclaves et dupes de l'amour-propre ne vivent point pour vivre mais pour faire croire qu'ils ont vécu".

Déjà le thème de la vraie vie... Contre l'éducation par la civilisation et la représentation, contre les philosophes qui voulaient moraliser par la discipline de la mise en scène, Rousseau prétend que l'éducation consiste non dans la civilité mais dans le retrait de la société, non dans représentation mais dans le retour à l'originaire. Les philosophes veulent élever le vulgaire par la représentation théâtrale, avec son lot de décors, de déguisements, de masques. Mais on enlèvera les perruques, on cessera de se poudrer les cheveux, on simplifiera le costume. On préférera le grand jour de l'herborisation aux lumières de la scène. On cessera de jouer, rien n'ira plus. Paris et le peuple suivront Rousseau. Rousseau abaisse consciemment, il convoque à dessein les mauvais sentiments, et pour commencer, il suscite l'envie. Plus de belles robes et de parures qui décoiffent, plus de performance ou de compétition. Derrière le besoin de normalité, la volonté de niveler ; en-deçà du désir de conformité, la volonté de dénoncer.

Changement de scène : la nature ? Oui et non. Car Rousseau chambre, il recloître, il resserre les énergies religieuses dans un nouvel enclos volcanique, celui de la conscience morale. De là, l'ambivalence de la querelle du théâtre et la double nature du rousseauisme. On peut en faire le "Newton du monde moral", le protestataire des pauvres en esprit, des simples et des opprimés, et parce que Rousseau est celui qui a prononcé que la conscience est toujours plus haute que la compétence, on peut voir en lui le républicain démocrate en lutte contre le despotisme éclairé et le fondateur d'une citoyenneté qui reposerait, non sur l'entendement, mais sur le jugement en conscience. Mais on peut aussi, en écoutant sa haine de la civilité, son hostilité à la représentation, son opposition à l'élitisme, en observant son retour au moi absolutisé - fut-il celui de la conscience morale adornée de ressentiment - entendre avec Henri Heine, une autre musique : le chant déjà mortifère du romantisme révolutionnaire qui commence par un roman rédigé quand le théâtre a été fermé.

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