jeudi 22 décembre 2011

Jeux partis

Tout d'abord la définition qu'en donne Arlima


Le jeu parti (ou parture; joc partit ou partimen en occitan) est une « pièce lyrique de six couplets suivis de deux envois: dans le premier couplet, l'un des deux partenaires propose à l'autre une question dilemmatique et, celui-ci ayant fait son choix, soutient lui-même l'alternative restée disponible. Dans les deux envois, chacun des deux partenaires nomme un juge. Il n'y a dans les textes aucune trace d'un jugement que ceux-ci auraient prononcé » (Långfors, Jeanroy et Brandin 1926: v-vi).

Consultable sur le web, un article de Patrice Uhl 


Du rebond parodique
publié dans Les Cahiers de recherches médiévales et humanistes (2008)

Je cite les deux pièces étudiées avec leur traduction
La première oppose Quaré à Roland de Reims, la seconde Roland de Reims à Aubert (ou Aubertin)
CLXXIV
« Rollans, amins, au fort me consilliés.
J’ain maugrei moi et de bone saixon :
J’ain la Noire, la feme Souleis Viés,
Et elle dit ke je n’i ai raison,
K’elle aimme mués Railart Tiretacon,                    5
Un sien sergent, ke li bet sa buee.
Lais ! Je l’ain tant, j’en ai la pance enflee,
Mais je n’i puis pour argent avenir.
Dites, Rollant, l’avrai je por teusir ?
– Par Deu, Quareis, je suis toz ranbraisiés             10
De respondre, mais j’ai mal au talon.
Bien ait vos cuers cant il c’est hireciés
Por dame amer de si gente faison.
C’ai droit bordeir,plus belle ne seit on.
Ce n’est mie san[s] sans ne sans testee                    15
Ke vos l’aveis si fort enamouree.
Mais c’elle avoit de vo cul un so[s]pir,
Ces cuers poroit bien a vostre flaitir.
– Rollans, amins, ne suis pas bien aixiés
De mes amors doner si riche don.                           20
Je vorroie estre en vin d’Ausai noieis
Et de s’amor ne me fust un bouton.
Lairai l’amer ? Oïl voir. Je voir non.
Se d’un sospir je l’avoie avantee
Ki vient de bais, elle seroit ferdee :                          25
Rois, contes, dus la feroient ravir,
Moi covanroit après s’amor glaitir.
– Biaus dous Quairez, point jallous n’an soiez
C’on la vos doie embleir en traïxon.
Nuns ne poroit lou jor estre haitiés                         30
Ke la vairoit lou main en sa maison,
Cant elle siet leis son feu de charbon,
Noire biauteit l’ait si enluminee ;
Ce vos l’ameis, c’est dure destinee.
Conforteis vous, je li oï jehir :                                   35
Por vostre amor ne puet son vant tenir.
– Por vos biaus mos, Rollans, suix enjaiez
Si con je fuxe asomeis d’un premon.
Je vos croirai, mais ju ai les .ij. piés
Toz enjalleis et s’ai la çurkeuson                           
 40  
Por li amer. C’est en confession
Ke je vos di, si soit chose cellee :
Por ceu l’ain ju k’elle est trop mal buee,
Et s’aimme mués totans a chans crupir
K’elle me faice en un biau leit gesir. »                    45


« Roland, mon ami, tout au moins conseillez-moi. J’aime malgré moi et ce bien à propos : j’aime la Noiraude, la femme de Vieux Souliers, et elle dit que ce n’est pas raisonnable, car elle aime mieux Railart le Rapiéceur, un de ses valets qui excelle au battoir17. Hélas ! je l’aime tant que j’en ai la panse tout enflée, mais je ne puis obtenir son amour contre argent. Dites, Roland, y parviendrai-je en toussant ?
– Par Dieu, Quaré, je suis tout excité de vous répondre, mais j’ai mal au talon. Quel bonheur pour votre cœur18 de s’être ainsi ébouriffé d’amour pour une dame de si noble façon ! Pour dire une belle bourde19, on ne saurait rencontrer plus belle femme. Ce n’est certes pas sans raison ni sur un coup de tête que vous vous en êtes entiché. Mais si elle obtenait de votre cul un soupir, son cœur pourrait bien se jeter sur le vôtre.
– Roland, mon ami, cela ne me plaît guère de donner de mon amour un si riche gage. Je voudrais être noyé dans le vin d’Alsace et que son amour ne comptât pour moi pas plus qu’un simple bouton. Renoncerai-je à l’amour ? Oui, certes. Mais non, pas du tout. Si d’un soupir venu de mon cul je l’avais éventée, elle en serait toute fardée : rois, comtes, ducs me la feraient enlever et il ne me resterait plus qu’à glapir de désespoir.
– Mon très cher Quaré, ne soyez pas jaloux qu’on cherche à vous l’enlever par trahison. Nul qui la verrait le matin dans sa maison ne pourrait être en forme de la journée : quand elle s’assied auprès de son feu de charbon, elle est toute barbouillée d’une noire beauté. Si vous l’aimez, c’est là une bien rude destinée ! Mais consolez-vous, je l’ai entendue avouer : du fait de votre amour, elle ne sait aucun vent contenir.20
– Grâce à vos bonnes paroles, Roland, me voici aussi réjoui que si j’avais été assommé d’un coup de gourdin21. Je vous croirais volontiers, mais à cause de l’amour que je ressens pour elle, j’ai les deux pieds engourdis et brûlants de démangeaisons22. C’est en confession que je vous le dis, que cela reste entre nous : je l’aime, parce qu’elle est fort mal lavée et parce qu’elle préfère de loin s’accroupir dans les champs plutôt que de me faire coucher dans un bon lit. »

CLXXV
« Concilliez moi, Aubertin, je vos prie ;
D’Amors saveis tant c’on en puet songier.
J’ain et desir, mais j’ai teile chosie
Ke nuns for[s] moi n’aimmet ne ne tient chier.
Sovant me fait por s’amour rechaignier                   5               
Et dexirer ma povre haraudie,
Car li biauteit ki est de li torchie
Et ces gens cors pareis de meschëance
M’ont si tolut et sant et contenance
K’il me covient de joie regeteir.                                 10
Dites, conpain, vient ceu de bien amer ?
– Rolans, biaus niés, j’ai lut la berkenie
De chief an chief por vos aconcillier.
D’Amors vos vient celle grant raverie
Ke vos faites por la belle a vis fier.                             15
Servez la bien ; a moins por souhaidier
Li Rois des [C]iaus vous ferait belle aïe.
Faites vo dame une grant cortoixie
De la cowe d’une viés treue rance.
C’elle ait la tous, se serait grant pitance ;                  20
Se par teil don la poiez enherber,
Ancor poriés ver[s] son val behorder.
– Aubert, bien voi vos aveis acointie
La vïande dou boin conte Adegier,
Cant ma dame, qui est dure enemie,                          25
Voleis faire true rance maingier.
Cant je lai voi crupir sor son fumier
Et je li di : « Deu te saut, belle amie »,
Par fine amor me fait une reupie
Et dont sorit ; par droite desperance                          30
Ver[s] li m’an voix, les brais a col li lance ;
Cant je la voil catillier et ribeir,
Com singesce la vairiez berbeteir.
– Rollans, amins, de sa barbeterie
La deveis vos durement gracïer.                                   35
Soiez bien liés et meneis bone vie
Si c’on vos dust trestous les dens raier.
Rollan[s], por li vos faites escorchier,
Tant vos aimme k’elle an serait trop lie ;
La gent diront : « C’est por melancolie »,                    40
Et c’i vos blasme, dites : « C’est par anfance ».
Ne cuit k’il ait nul clerc an toute France
Ke vos peüst millor consoil doner,
Ce vos dous eus ne li faites crever.
– Vostre consoil, A[u]bert, ne me plait mie :               45
Wardeis lou bien, il vos avrait mestier.
Car ma dame, qui est de sans farcie,
M’ait jai bien dit k’elle m’aimme des ier.
Mais, tant i ait, can la doi aprochier,
Si sotement la voi envisagie                                           50
Ke por s’amor me prant la furnexie.
Adont pri Deu ke j’an parte a vitance,
Mais elle dit ke me ferait despance
De son gent cors, se la voil escoler,
Et je li di : « lairiés moi enivrer ? »                               55

« Conseillez-moi, Aubertin, je vous en prie ; vous savez plus de choses sur Amour qu’on ne peut en rêver. J’aime et je désire une dame, mais j’en ai choisi une que personne, sauf moi, ne saurait aimer ni apprécier. Souvent, d’amour, elle me fait braire comme un âne et déchirer ma pauvre souquenille, car la beauté dont elle est torchée23 et son joli corps dépourvu de tout attrait m’ont tellement ôté sens et contrôle de moi qu’il me faut ruer de joie. Dites, compagnon, est-ce là un des effets de l’amour ?
– Roland, mon cher neveu, j’ai étudié le « Traité des Bergers »24 de bout en bout pour vous conseiller. C’est d’Amour que vous vient la grande folie dont vous souffrez à cause de la belle au farouche visage. Servez-la bien ; tout au moins dans vos souhaits, le Roi des Cieux vous accordera une aide précieuse. Faites à votre dame une grande faveur en lui offrant la queue d’une vieille truie rance. Si elle en attrape la toux, ça sera un grand soulagement. Si, par un tel don, vous parveniez à l’ensorceler, alors vous pourriez jouter du côté de son petit val.
– Aubert, je vois bien que vous avez du goût pour la nourriture du bon comte Audigier, puisque vous voulez faire manger à ma dame, qui est une rude diablesse, de la truie rance. Quand je la vois s’accroupir sur son fumier et que je lui dis : « Dieu te sauve, belle amie ! », par fin’ amourelle me fait un rot, ce qui la fait sourire ; fou de désespoir, je cours vers elle et lance les bras autour de son cou. Mais quand je la veux caresser et cajoler, vous la verriez grommeler comme une guenon…
– Roland, mon ami, vous devez grandement la remercier de ses grommellements. Soyez heureux et prenez du bon temps, comme si on devait vous arracher toutes les dents. Roland, pour elle, faites-vous écorcher vif ; elle vous aime tant que ça la mettra en joie. Les gens diront : « C’est par mauvaise humeur », mais si quelqu’un vous blâme, répondez : « C’est par enfantillage ». Je ne pense pas qu’il y ait un seul clerc dans toute la France qui puisse vous donner un meilleur conseil, à moins que vous ne vous fassiez crever les deux yeux par elle.
– Votre conseil, Aubert, ne me plaît guère : gardez-le pour vous, il vous sera utile un jour. Car ma dame, qui est pleine de bon sens, m’a dit hier qu’elle m’aimait. Pour autant, quand je dois m’approcher d’elle, je lui vois une si sotte expression au visage que, pour l’amour de ma dame, la frénésie me reprend. C’est pourquoi, à mon grand déshonneur, je prie Dieu de m’en séparer. Mais elle dit qu’elle me fera des prodigalités de son joli corps si je veux la prendre par le cou, alors je lui réponds : « Me laisserez-vous m’enivrer ? »25


Sinon on trouvera dans Open Library le recueil des trouvères belges édité par Auguste Scheler à la fin du XIXe, avec notamment des jeux partis de Jehan d'Estruen.

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