Je reprends ici un long extrait d'un article rédigé par Horia Lazar, issu d'une communication prononcée lors d'un colloque (2007) en Roumanie sur Corneille.
On y trouvera une reprise de l'analyse de la querelle de la moralité du théâtre. Travail de synthèse qui met en parallèle Nicole et Varet en soulignant la différence de leur approche argumentative.
STUDIA UNIVERSITATIS BABES-BOLYAI, PHILOLOGIA, LII, 3,
2007
CORNEILLE ET LES
JÉSUITES
HORIA LAZĂR
4. La querelle du théâtre au XVIIe siècle: mimèsis et
divertissement. Désignées par synecdoque comme débat sur la «comédie», les
querelles sur le théâtre qui émaillent le siècle classique mettent en scène
deux conceptions chrétiennes qui s’affrontent: le camp des défenseurs et celui
des ennemis du spectacle[1].
Les partisans du théâtre en minimisent l’emprise sociale et en font valoir les
vertus pédagogiques (corriger les mœurs par le rire), fût-ce au prix d’une
ambiguïté patente, qui joue sur le va-et-vient entre «instruire» et «plaire». En
même temps, ils mettent en avant les variations historiques du genre. Dans la
préface de Théodore, Corneille considère qu’Augustin s’en prend, dans ses écrits,
au théâtre de son temps ; il est relayé par Molière qui, dans la préface de
Tartuffe, relève un curieux „effet d’homonymie”[2]
(un même mot pour des réalités différentes) dans les écrits des moralistes et
des censeurs – des „essentialistes” qui n’ont pas le sens du vécu et de
l’histoire. Pour sa part, Racine écrit avec impertinence, dans sa Lettre aux deux apologistes de l’auteur des
„Héresies imaginaires” que les Pères de l’Église ne pouvaient pas interdire la
comédie d’après eux, faute de l’avoir connue.
Les détracteurs du
théâtre, dont le plus illustre est Nicole avec son Traité de la comédie, publié
en 1667 mais rédigé avant 1650, sont nourris de références platoniciennes et
augustiniennes. Hostile à la mimèsis, le
platonisme chrétien du XVIIe siècle s’interroge sur l’acteur et sur le statut du
comédien, là où la poétique d’Aristote développe une théorie de la représentation
et une esthétique de la réception focalisée sur le spectateur. C’est ainsi que
dans la polémique de la moralité théâtrale l’enjeu n’est pas un genre littéraire mais le spectacle comme divertissement.
Dénoncer la comédie revient donc à condamner le comédien et la puissance de
contagion de son art, où
l’«impression» et l’«expression» des passions sont
les deux facettes du même dispositif. Une passion représentée est une passion
que l’on éprouve, et dont le spectateur se laisse imprégner par contamination.
Le langage des passions (leur «expression») «produit la réalité, et le dire
entraîne le sentir”[3].
La cible du
rigorisme de Nicole n’est pas la comédie mais la tragédie: les exemples à ne
pas suivre sont tirés du Cid, d’Horace et de Théodore ainsi que des Illustres
ennemis de Thomas Corneille, le frère du dramaturge. Cette offensive morale,
contemporaine de celle d’un autre janséniste, ou ami des jansénistes, Varet,
est cependant différente de cette dernière. L’objectif de Nicole est la
dénonciation de la „vertu romaine”, „chimère de l’honneur”, réduite à la seule
dimension mondaine de l’amour-propre[4];
celui de Varet, de bannir du théâtre tout sujet chrétien. Nicole voit dans le
théâtre un substitut de la morale chrétienne débordant le spectacle et risquant
de s’imposer comme modèle anthropologique, alors que Varet, qui annonce la
querelle du merveilleux, ramène la comédie à une profanation des mystères
chrétiens. Contrairement à Molière qui, pour sauver le genre, réclame pour la
comédie une place spécifique – les „intervalles” entre les exercices de piété
-, Nicole voit dans l’engouement pour le théâtre le vertige d’un „vice
d’accoutumance”: non pas une pratique de l’eutrapélie aristotélicienne (le
plaisir de la conversation et du divertissement hygiénique) mais un excès qui
se nourrit de son propre vide, un „dégoût de satiété”[5].
Ce refus radical du théâtre est en fait un rejet du divertissement, quel qu’en
soit le genre[6]. Il
passe par la dénonciation de l’amour, qui ranime en nous, par le biais du
spectacle, la mémoire du péché; du mariage, si présent dans le genre comique,
qui ne fait que brider la concupiscence sans l’abolir[7] ;
du travestissement, qui fait vaciller l’identité sexuelle du personnage (homme
ou femme?) mais aussi son statut moral et anthropologique (dévot ou hypocrite?
porte-parole de Dieu ou imposteur[8] ?);
du rire, dont l’insouciance est un outrage à la piété véhiculée par les larmes;
du plaisir des yeux enfin, la libido oculorum d’Augustin, dans laquelle le
plaisir du spectacle et les joies du narcissisme échangent leurs signes.
À l’époque de
Corneille, la méfiance du théâtre était largement partagée: gallicans,
réformés, jansénistes et jésuites s’y retrouvaient fraternellement. En 1639, le
ministre réformé André Rivet s’en prenait déjà aux spectacles, dans une période
où le processus de régularisation de la comédie se déroulait sans heurts, sous
la houlette de Richelieu. Quant aux jésuites, en général favorables à la
rhétorique théâtrale, les choses sont complexes. Comme l’a montré Marc Fumaroli,
ils distinguent entre l’inventio dramatique et l’actio histrionique[9],
proposant un théâtre d’amateurs (de collège) ou domestique, de fauteuil (sans représentation:
plaisir des oreilles, non des yeux). Louis Cellot lui-même, auteur de comédies
latines, fait passer ses œuvres pour un simple exercice pédagogique de
déclamation paraliturgique destiné à cautionner un savoir humaniste d’où l’inspiration
profane est bannie.
On devine
l’amertume de Corneille vieillissant, dont l’étoile commence à décliner et qui,
à partir des années 1650, est de plus en plus isolé. Avant cette date,
cependant, il avait réformé en profondeur le théâtre français. Il avait imposé
une dramaturgie à la fois chrétienne (héritage jésuite) et moderne (choix de la
langue française), capable de concurrencer les Anciens. Si parfois il adapte le
mythe grec, qu’il «adoucit» et «corrige», comme dans Rodogune, il le fait par
respect des bienséances (le suicide de Cléopâtre doit faire oublier la cruauté
inhumaine d’Électre) et aussi par la conviction que le registre historique est
le plus propre a l’édification. Jouant simultanément sur le mythe et
l’histoire, sur l’esthétique et la pragmatique, Corneille a imposé, ne fût-ce qu’un
instant, une conception «théorhétorique» du théâtre, dans laquelle l’expérience
proprement esthétique est mise au service de l’union mystique. Avec une audace
peu commune, son ancien maître Delidel affirme, dans sa Théologie des saints,
que les miracles, piliers de la foi dans les premiers siècles chrétiens,
n’étaient plus nécessaires au XVIIe siècle. Qui plus est, ils étaient même
«préjudiciables aux mérites des fidèles»[10]
du fait de l’érosion de leur signification surnaturelle par banalisation. Le
bon jésuite propose, comme soutien de l’éloquence sacrée et de la grâce, les
«spectacles artificiels» procurés par le théâtre, la peinture, la musique[11].
5. Épilogue.
Empoisonnée par la polémique calviniste, la France gallicane
manifeste une vive hostilité envers le comédien, qu’elle partage, étonnamment,
avec les milieux protestants. Si l’acteur est toléré avec bienveillance dans
l’Italie de la Renaissance, où l’Église est peu regardante sur les pratiques
païennes, dans la France du XVIIe siècle les comédiens font l’objet
d’interdiction de sacrements et sont marqués d’incapacité juridique. Leur réhabilitation
civile, œuvre de rois et de ministres qui aimaient le théâtre, a été contemporaine
de la tentative des jésuites de conquérir l’espace laïque par l’affaiblissement
du rigorisme gallican et aussi par la mise en veilleuse du théâtre populaire,
profane, vulgaire. Créateur de langue littéraire devenue bientôt langue de Cour,
Corneille anticipait, avec son Illusion comique qui met en scène le magicien
Alcandre, figure du poète-dramaturge, la réhabilitation du comédien dépeint
sous les traits du créateur de
prestiges. En 1641, Richelieu, grand amateur de théâtre, en fit un objet
de loi. À partir de cette date, le comédien, qui se distingue de l’antique
histrion, devient personne juridique, peut se marier et accède aux sacrements,
aux donations et aux actes de bienfaisance. Grâce à une synthèse sui generis
entre rhétorique et poétique, humanisme et symbolisme religieux, le «paradigme
sacerdotal» des jésuites s’incarne dans un théâtre paraliturgique traversé et
imprégné par l’héroïsme profane, auquel cependant il ne peut être réduit. Dans
le même sens, l’exaltation de la politique et l’éloge des vertus publiques ne
doit pas faire oublier que le politique cornélien se développe, peut-être sous
l’influence de l’inquiétant mystique Lallemant, sous le signe de la souffrance
et du deuil: un abîme qui donne le vertige et qui peut être rempli, mais avec
des vertus privées (la bienveillance, l’amitié, la douceur, l’amour[12]).
Engagé dans un destin collectif et dans des projets de fondation politique, le
héros cornélien est une figure emblématique de l’individualisme.
Université Babes-Bolyai, Clu
[1] Voir les analyses de Laurent Thirouin, L’aveuglement
salutaire. Le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris,
Honoré Champion, 1997, passim.
[3] Ibid., p. 179. Pour sa part, Nicole écrit: «Les comédies
et les romans n’excitent pas seulement les passions, elles enseignent aussi le
langage des passions» (Traité de la comédie, chap. V).
[4] Un «furieux amour de soi-même» qui fait naître
l’ambition, la jalousie, la vengeance (Ibid., chap. VI).
[5] Ibid., chap. VIII: «[…] il est visible qu’ils n’y vont
pas pour se délasser l’esprit des occupation sérieuses; puisque ces personnes,
et principalement les femmes du monde ne s’occupent presque jamais
sérieusement. Leur vie n’est qu’une vicissitude continuelle de divertissements. »
[6] Le réquisitoire de Nicole vise conjointement la comédie
et le roman (Traité…, chap. IV, V, VIII). C’est une radicalisation du
platonisme, car Platon demandait le bannissement des poètes, experts de la
mimèsis par laquelle la participation de la copie au modèle engendre la
confusion des objets et de la réalité, mais non des conteurs, professionnels de
la diègesis, qui incarnent «la maîtrise du logos sur le monde» (Laurent
Thirouin, op. cit., p. 58)
[7]«La représentation d’un amour légitime et celle d’un amour qui ne l’est pas
font presque le même effet» (Traité de la comédie, chap. III)
[8] Dans la deuxième version de Tartuffe (Panulphe ou
l’Imposteur, 1667), Panulphe est habillé en homme du monde en non plus en
semi-ecclésiastique, afin d’apaiser la colère des dévots.
[9] Marc Fumaroli, «Sacerdos sive rhetor, orator sive
histrio: rhétorique, théologie et „moralité du théâtre” en France de Corneille
à Molière”, dans Héros et Orateurs…, op. cit., p. 457.
[10] Cité par Marc Fumaroli, «Rhétorique, dramaturgie et
spiritualité: Pierre Corneille et Claude Delidel, S. J.», dans Héros et
Orateurs…, op. cit., p. 135
[11] Selon Louis Châtellier, L’Europe des dévots, Paris,
Flammarion, 1987, p. 163 et suiv., la piété des jésuites fait passer les
dévotions publiques et communes, fortement théâtralisées, avant celles de l’«homme
intérieur». Ce sont ces rites collectifs (processions, parcours pénitentiels,
représentations de la passion, pèlerinages) et la communautarisation de la foi
qui ont suscité la réaction de l’Oratoire et des jansénistes, avec comme point
d’orgue la publication des Provinciales de Pascal. Reste à savoir, selon
l’auteur, si l’individualisme pascalien est l’expression de l’angoisse ou du
désespoir d’un auteur antibaroque, hostile au catholicisme romain porté par les
jésuites, toujours plus envahissant dans les années 1640-1650.
[12] Marc Fumaroli, «Corneille et le Collège des Jésuites de
Rouen», dans Héros et Orateurs…, op. cit., p. 76)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire