Dans cette Querelle on peut voir se superposer les acquis
de la Renaissance (reviviscence, et à Rome même, du théâtre antique, de son
architecture, de ses décors, de son action oratoire) et de la Réforme,
protestante et tridentine, qui l'une et l'autre se donnent pour modèle l'Eglise
des premiers siècles, hostile au théâtre : école de dépravation, liée au culte
païen, peuplée de mimes et d'histrions corrompus et corrupteurs. Si, au XVIIe
siècle, l'Angleterre puritaine, la Hollande gomariste, la Genève calviniste
réussissent à supprimer complètement le théâtre et à interdire la profession
comique, il n'en va pas de même en terre catholique : la Querelle de la
moralité du théâtre y laisse place au compromis entre cet art et ses
interprètes d'une part, généralement soutenus par les autorités civiles, et
d'autre part les autorités ecclésiastiques soucieuses de réforme profonde des
moeurs chrétiennes. Ce qui est en jeu dans ce débat entre clergé réformateur et
amis du théâtre, c'est moins la moralité du texte théâtral que les moeurs de
ses interprètes, et la portée morale du jeu dramatique proprement dit.
L'Eglise, et en cela elle partage, si je puis dire, la conception du théâtre
d'un Antonin Artaud, ne s'intéresse pas tant au théâtre “ de texte ”, qu'à
l'expérience dramatique elle-même, à ses acteurs, à ses spectateurs, et à
l'enjeu de salut ou de perdition qu'ils impliquent.
Passons en revue les protagonistes de la Querelle.
D'abord, les arguments d'autorité. Aussi bien le cardinal Borromée que le
publiciste puritain William Prynne, le jésuite Mariana (De Spectaculis, 1606)
que le théatin Francesco del Monaco (In Actores et spectatores comoediarum
nostri temporis paraenesis, 1621), tous les tenants de la thèse rigoriste
citent les Pères de l'Eglise, Tertullien, Cyprien, Augustin parmi les grecs.
Tous condamnent les spectacles profanes comme autant de reviviscences d'un
paganisme archaïque, et les comédiens, comme des résurgences d'un clergé
démoniaque, attachés sous ses masques multiples à séduire et perdre les âmes.
Sous cet arsenal de citations patristiques (auxquelles se joignent celles de
Sénèque) on reconnaît la volonté de reprendre ab ovo le grand combat de
l'Eglise des premiers siècles contre cette forme du culte polythéiste qu'était
le théâtre antique, revivifié dans les Académies par l'humanisme docte, répandu
par les troupes de Commedia dell'arte.
La seconde série d'arguments invoqués par les partisans
de la suppression du théâtre porte sur les comédiens eux-mêmes, les histriones.
Ce sont non seulement des agents du démon, et de sa multiplicité, mais des
prévaricateurs de la parole, qu'ils vendent aux spectateurs : il est légitime
que le droit romain ait dénié à de tels sophistes toute fiabilité dans la vie
civile, en leur ôtant la capacité d'entrer dans un quelconque contrat, à
commencer par le mariage. Le droit canon a étendu à la société religieuse
l'incapacité de ces esclaves mercenaires : il les exclut des sacrements et de
la sépulture chrétienne. Perdus de moeurs, par définition, ils vivent en état
de prostitution publique ; leur vue, à plus forte raison leur fréquentation,
est criminelle. Les masques qu'ils portent ou les personnages qu'ils miment les
ravalent dans une sorte d'animalité contagieuse. Le troisième groupe
d'arguments est sans doute le plus déterminant : il touche cette fois à
l'essence de l'art dramatique, et à la nature du plaisir mimétique qui appelle
les uns vers les autres comédiens et spectateurs. Pour les rigoristes,
l'essence de la mimesis dramatique est démoniaque : l'homme, image de Dieu, se
dissout au miroir de la scène en images de Satan, auxquelles l'identifie un
plaisir intrinsèquement sexuel et pervers, une inclination à la chute et à la corruption.
Le temps consacré au théâtre est l'envers direct du temps consacré au salut.
Toute moralisation ou christianisation du théâtre est un alibi qui, rendant le
mal moins voyant, accroît son pouvoir corrupteur. Même le dramaturge, que les
Jésuites du XVIIe siècle préservent de la malédiction qui frappe ses
interprètes, se trouve englobé par les jansénistes Nicole et Varet dans
l'oeuvre de mort spirituelle qu'est le théâtre dans son ensemble. Corneille est
l'objet de leurs attaques les plus virulentes justement parce que ses tragédies
chrétiennes servent de prétexte à l'espèce d'acoquinement sexuel que la scène
crée nécessairement entre les comédiens et les spectateurs.
Le soupçon qui se porte sur le théâtre s'adresse à la
parodie d'incarnation du Verbe qui s'y fait jour, à des fins mercenaires de la
part d'histrions impies, et pour des effets d'égarement sur leurs spectateurs.
Face aux sacrements, et entre autres au sacrement de la parole en chaire, que
le concile de Trente a élevé au rang d'office majeur de l'épiscopat, la parole
et l'action “ comiques ” apparaissent comme des rivales démoniaques : la parole
de vérité et de salut ne peut coexister dans la même cité chrétienne avec la
parole de mensonge et de perdition, la chaire avec les tréteaux ou la scène, le
Christ orateur avec l'Antéchrist sophiste. Même si saint Thomas, suivant la
leçon d'Aristote, admettait une certaine légitimité du théâtre, pourvu qu'il se
donne une fin édifiante, cette légitimité partielle et de principe ne pouvait
s'étendre aux comédiens, frappés à la fois d'incapacité juridique au civil, et
d'exclusion de la vie sacramentelle. Elle pouvait tout au plus tranquilliser la
conscience des auteurs chrétiens de théâtre, mais non pas excuser le recours de
ceux-ci aux comédiens pour interpréter leurs oeuvres. Et cependant, en dépit de
ces vues rigoristes très généralement prêchées et inspirant les instructions
épiscopales ou synodales, le débat en terre catholique restait ouvert. Dans
l'Allemagne catholique, on a affaire à un théâtre monocolore, si j'ose dire,
puisque les Jésuites et les Ordres enseignants sont seuls à le pratiquer dans
leurs collèges. La situation est très différente en Italie, en Espagne, en
France, où coexistent un théâtre de Collège et un théâtre profane, interprété par
des comédiens “ mercenaires ” et non par des étudiants, et soutenu par les
autorités civiles, qui y voient un divertissement louable pour les nobles comme
pour le peuple. C'est encore autre chose en terre calviniste. Dans ce dernier
cas, le théâtre, sous quelque forme que ce soit, est interdit. On pourrait
dessiner une carte de l'Europe au XVIIe siècle selon les lieux où l'on fait du
théâtre, où l'on fait les deux théâtres, où l'on n'en fait aucun.
Le théâtre humaniste, rappelons-le, est né à Rome en 1460-1480,
et il n'a pas tardé a être patronné par le Sacré Collège. Au XVIIe siècle, le
pape Urbain VIII Barberini fait construire un théâtre dans les jardins de son
palais privé, sur le Quirinal. L'Italie du XVIIe et du XVIIIe est la patrie
européenne du théâtre et de l'opéra. Or c'est le pays d'Europe le plus
exclusivement catholique, avec l'Espagne. La Moderazione cristiana del teatro,
du jésuite italien Ottonelli, chef d'oeuvre d'intelligence diplomatique,
concilie le souci d'éthique chrétienne et la réalité des hommes et des moeurs.
Tout cela tend bien à établir que l'Eglise romaine italienne a composé
volontiers (en dépit de Charles Borromée) avec l'impulsion naturelle à “ faire
du théâtre ” qui sourdait de toutes parts en Italie.
Toute une diplomatie casuistique réussit peu à peu à
concilier la réforme des moeurs, la légitimité d'un théâtre servant cette
réforme, voire une réhabilitation des comédiens appliquant leur art à ce
théâtre réformé. Toute une apologétique des comédiens par eux-mêmes, toute une
réflexion plus technique de la part de théologiens et de canonistes,
concoururent avec l'invention des dramaturges pour conférer une place légitime,
et même utile, au théâtre dans la Cité catholique. Sans ce dialogue, pas de “
Siècle d'or ” espagnol, pas de “ Baroque ” italien, pas de Corneille ni de
Molière.
Le philosophe, me semble-t-il, peut prendre intérêt à ce
débat à un double titre. On y retrouve tout d'abord le couple platonicien :
orateur du vrai (le Phèdre) et sophiste flatteur des opinions et des passions
(le Gorgias) ; il transparaît sous l'antithèse rigoriste entre l'Orateur sacré
et l'histrion mercenaire, marchand d'illusion, prévaricateur de la parole et de
la vérité. On y retrouve aussi l'hostilité platonicienne envers la mimesis,
miroir qui piège l'âme dans le monde sensible et sensuel. Cette Querelle est
donc aussi un chapitre de l'histoire du platonisme chrétien. Ensuite, on
reconnaît la marque de l'aristotélisme, même filtré par le cicéronisme.
Celle-ci n'apparaît pas seulement dans la réhabilitation de la mimesis, qui
peut être un piège, mais aussi une psychagogie de la santé morale et de la
sagesse. Elle se révèle aussi dans les techniques d'argumentation qui
permettent le passage de la thèse rigoriste (soutenues par des autorités patristiques)
à des thèses plus modérées (soutenues par des autorités païennes, mais aussi
chrétiennes) : le dialogue entre le clergé réformateur et les apologistes laïcs
du théâtre et des comédiens se soutient d'une logique du probable, propre à
laisser surgir, dans les questions sujettes à controverse comme celle-ci, des
solutions de médiation, théoriques et pratiques. Cette casuistique,
d'ascendance aristotélicienne et cicéronienne, corrige, sur ce point comme sur
beaucoup d'autres, ce que peut avoir d'abstrait et tragique un christianisme
platonisant. Elle favorise d'ailleurs, grâce à la distinction fine des “ cas ”,
la jonction entre théologie et droit canonique d'une part, anthropologie et
sociologie “ humanistes ” d'autre part. Elle a joué intelligemment en faveur de
la “ moralisation ” de la profession comique, et d'un approfondissement
philosophique et spirituel de la dramaturgie moderne. Sa remise en cause
radicale, en France, par Port Royal (1643 : La Fréquente communion d'Antoine
Arnauld), a porté dans notre pays, puis dans l'Europe catholique, un coup fatal
au subtil et fécond équilibre qui était en train de s'établir entre la société
issue de la Renaissance et la Réforme tridentine. La violente polémique de
Nicole et de Varet contre le théâtre et d'abord contre Corneille efface près
d'un siècle de négociations et de médiations : elle donne le ton à la
condamnation par Bossuet des thèses du P. Caffaro et du théâtre de Molière.
Revenons à Corneille, dont une des meilleures comédies
(imitée de l'espagnol), s'intitule Le Menteur. Son héros Dorante, n'est pas un
comédien professionnel, mais un étudiant de province qui, à Paris, prétend
jouer au gentilhomme à la mode, et s'invente une vie fictive. C'est un “
comédien dans la vie ”, comme le Clitandre de L'Illusion comique. Il ment, mais
son mensonge n'est pas odieux. C'est une façon de s'essayer, au sens de
Montaigne, de projeter sur autrui une persona qu'il n'est pas encore en mesure
d'assumer, mais qu'il assumera pleinement plus tard. Mensonge, ici ne s'oppose
pas irréversiblement à vérité. De même qu'illusion, dans le titre de Corneille,
ne s'oppose pas irréversiblement à réalité. On est justement dans l'ordre de
l'imagination, de sa plasticité, mais aussi de la rhétorique, et du sens aigu
que celle-ci peut avoir de la fertilité du langage, de ses figures, de ses
métaphores, de son ironie (dissimulatio). Il y a des mensonges qui préfigurent
une vérité, il y a des illusions qui sont conductrices de réalités. Pour les
rigoristes, cet univers de médiations, où le théâtre est chez lui, et avec lui
l'humanité, est évidemment l'abomination de la désolation.
La polémique janséniste est à rapprocher du combat
contemporain de Pascal et d'Arnauld contre la casuistique, contre la rhétorique
d'Aristote et de Cicéron. L'un et l'autre assauts s'en prennent aux médiations
et aux médiateurs, à la modération et à la juste mesure prudente, avalisées
cependant par le Saint-Siège, dans le traitement des questions controversées au
sein de la République chrétienne. L'un et l'autre préparent les voies à la
réception en France de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, mais aussi à
la logique rigoriste des Discours de Rousseau et même de son Contrat social.
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