mardi 27 décembre 2011

Marc Fumaroli, La querelle du spectacle au XVIIe siècle, Cahiers de médiologie

Pour revenir à cette question qui m'intéresse et qui reste pour moi encore en suspens, je me contente ici de faire un copié-collé d'un article de Marc Fumaroli dans les Cahiers de médiologie sur la querelle de la moralité des spectacles au XVIIe.



Dans cette Querelle on peut voir se superposer les acquis de la Renaissance (reviviscence, et à Rome même, du théâtre antique, de son architecture, de ses décors, de son action oratoire) et de la Réforme, protestante et tridentine, qui l'une et l'autre se donnent pour modèle l'Eglise des premiers siècles, hostile au théâtre : école de dépravation, liée au culte païen, peuplée de mimes et d'histrions corrompus et corrupteurs. Si, au XVIIe siècle, l'Angleterre puritaine, la Hollande gomariste, la Genève calviniste réussissent à supprimer complètement le théâtre et à interdire la profession comique, il n'en va pas de même en terre catholique : la Querelle de la moralité du théâtre y laisse place au compromis entre cet art et ses interprètes d'une part, généralement soutenus par les autorités civiles, et d'autre part les autorités ecclésiastiques soucieuses de réforme profonde des moeurs chrétiennes. Ce qui est en jeu dans ce débat entre clergé réformateur et amis du théâtre, c'est moins la moralité du texte théâtral que les moeurs de ses interprètes, et la portée morale du jeu dramatique proprement dit. L'Eglise, et en cela elle partage, si je puis dire, la conception du théâtre d'un Antonin Artaud, ne s'intéresse pas tant au théâtre “ de texte ”, qu'à l'expérience dramatique elle-même, à ses acteurs, à ses spectateurs, et à l'enjeu de salut ou de perdition qu'ils impliquent.
Passons en revue les protagonistes de la Querelle. D'abord, les arguments d'autorité. Aussi bien le cardinal Borromée que le publiciste puritain William Prynne, le jésuite Mariana (De Spectaculis, 1606) que le théatin Francesco del Monaco (In Actores et spectatores comoediarum nostri temporis paraenesis, 1621), tous les tenants de la thèse rigoriste citent les Pères de l'Eglise, Tertullien, Cyprien, Augustin parmi les grecs. Tous condamnent les spectacles profanes comme autant de reviviscences d'un paganisme archaïque, et les comédiens, comme des résurgences d'un clergé démoniaque, attachés sous ses masques multiples à séduire et perdre les âmes. Sous cet arsenal de citations patristiques (auxquelles se joignent celles de Sénèque) on reconnaît la volonté de reprendre ab ovo le grand combat de l'Eglise des premiers siècles contre cette forme du culte polythéiste qu'était le théâtre antique, revivifié dans les Académies par l'humanisme docte, répandu par les troupes de Commedia dell'arte.
La seconde série d'arguments invoqués par les partisans de la suppression du théâtre porte sur les comédiens eux-mêmes, les histriones. Ce sont non seulement des agents du démon, et de sa multiplicité, mais des prévaricateurs de la parole, qu'ils vendent aux spectateurs : il est légitime que le droit romain ait dénié à de tels sophistes toute fiabilité dans la vie civile, en leur ôtant la capacité d'entrer dans un quelconque contrat, à commencer par le mariage. Le droit canon a étendu à la société religieuse l'incapacité de ces esclaves mercenaires : il les exclut des sacrements et de la sépulture chrétienne. Perdus de moeurs, par définition, ils vivent en état de prostitution publique ; leur vue, à plus forte raison leur fréquentation, est criminelle. Les masques qu'ils portent ou les personnages qu'ils miment les ravalent dans une sorte d'animalité contagieuse. Le troisième groupe d'arguments est sans doute le plus déterminant : il touche cette fois à l'essence de l'art dramatique, et à la nature du plaisir mimétique qui appelle les uns vers les autres comédiens et spectateurs. Pour les rigoristes, l'essence de la mimesis dramatique est démoniaque : l'homme, image de Dieu, se dissout au miroir de la scène en images de Satan, auxquelles l'identifie un plaisir intrinsèquement sexuel et pervers, une inclination à la chute et à la corruption. Le temps consacré au théâtre est l'envers direct du temps consacré au salut. Toute moralisation ou christianisation du théâtre est un alibi qui, rendant le mal moins voyant, accroît son pouvoir corrupteur. Même le dramaturge, que les Jésuites du XVIIe siècle préservent de la malédiction qui frappe ses interprètes, se trouve englobé par les jansénistes Nicole et Varet dans l'oeuvre de mort spirituelle qu'est le théâtre dans son ensemble. Corneille est l'objet de leurs attaques les plus virulentes justement parce que ses tragédies chrétiennes servent de prétexte à l'espèce d'acoquinement sexuel que la scène crée nécessairement entre les comédiens et les spectateurs.
Le soupçon qui se porte sur le théâtre s'adresse à la parodie d'incarnation du Verbe qui s'y fait jour, à des fins mercenaires de la part d'histrions impies, et pour des effets d'égarement sur leurs spectateurs. Face aux sacrements, et entre autres au sacrement de la parole en chaire, que le concile de Trente a élevé au rang d'office majeur de l'épiscopat, la parole et l'action “ comiques ” apparaissent comme des rivales démoniaques : la parole de vérité et de salut ne peut coexister dans la même cité chrétienne avec la parole de mensonge et de perdition, la chaire avec les tréteaux ou la scène, le Christ orateur avec l'Antéchrist sophiste. Même si saint Thomas, suivant la leçon d'Aristote, admettait une certaine légitimité du théâtre, pourvu qu'il se donne une fin édifiante, cette légitimité partielle et de principe ne pouvait s'étendre aux comédiens, frappés à la fois d'incapacité juridique au civil, et d'exclusion de la vie sacramentelle. Elle pouvait tout au plus tranquilliser la conscience des auteurs chrétiens de théâtre, mais non pas excuser le recours de ceux-ci aux comédiens pour interpréter leurs oeuvres. Et cependant, en dépit de ces vues rigoristes très généralement prêchées et inspirant les instructions épiscopales ou synodales, le débat en terre catholique restait ouvert. Dans l'Allemagne catholique, on a affaire à un théâtre monocolore, si j'ose dire, puisque les Jésuites et les Ordres enseignants sont seuls à le pratiquer dans leurs collèges. La situation est très différente en Italie, en Espagne, en France, où coexistent un théâtre de Collège et un théâtre profane, interprété par des comédiens “ mercenaires ” et non par des étudiants, et soutenu par les autorités civiles, qui y voient un divertissement louable pour les nobles comme pour le peuple. C'est encore autre chose en terre calviniste. Dans ce dernier cas, le théâtre, sous quelque forme que ce soit, est interdit. On pourrait dessiner une carte de l'Europe au XVIIe siècle selon les lieux où l'on fait du théâtre, où l'on fait les deux théâtres, où l'on n'en fait aucun.
Le théâtre humaniste, rappelons-le, est né à Rome en 1460-1480, et il n'a pas tardé a être patronné par le Sacré Collège. Au XVIIe siècle, le pape Urbain VIII Barberini fait construire un théâtre dans les jardins de son palais privé, sur le Quirinal. L'Italie du XVIIe et du XVIIIe est la patrie européenne du théâtre et de l'opéra. Or c'est le pays d'Europe le plus exclusivement catholique, avec l'Espagne. La Moderazione cristiana del teatro, du jésuite italien Ottonelli, chef d'oeuvre d'intelligence diplomatique, concilie le souci d'éthique chrétienne et la réalité des hommes et des moeurs. Tout cela tend bien à établir que l'Eglise romaine italienne a composé volontiers (en dépit de Charles Borromée) avec l'impulsion naturelle à “ faire du théâtre ” qui sourdait de toutes parts en Italie.
Toute une diplomatie casuistique réussit peu à peu à concilier la réforme des moeurs, la légitimité d'un théâtre servant cette réforme, voire une réhabilitation des comédiens appliquant leur art à ce théâtre réformé. Toute une apologétique des comédiens par eux-mêmes, toute une réflexion plus technique de la part de théologiens et de canonistes, concoururent avec l'invention des dramaturges pour conférer une place légitime, et même utile, au théâtre dans la Cité catholique. Sans ce dialogue, pas de “ Siècle d'or ” espagnol, pas de “ Baroque ” italien, pas de Corneille ni de Molière.
Le philosophe, me semble-t-il, peut prendre intérêt à ce débat à un double titre. On y retrouve tout d'abord le couple platonicien : orateur du vrai (le Phèdre) et sophiste flatteur des opinions et des passions (le Gorgias) ; il transparaît sous l'antithèse rigoriste entre l'Orateur sacré et l'histrion mercenaire, marchand d'illusion, prévaricateur de la parole et de la vérité. On y retrouve aussi l'hostilité platonicienne envers la mimesis, miroir qui piège l'âme dans le monde sensible et sensuel. Cette Querelle est donc aussi un chapitre de l'histoire du platonisme chrétien. Ensuite, on reconnaît la marque de l'aristotélisme, même filtré par le cicéronisme. Celle-ci n'apparaît pas seulement dans la réhabilitation de la mimesis, qui peut être un piège, mais aussi une psychagogie de la santé morale et de la sagesse. Elle se révèle aussi dans les techniques d'argumentation qui permettent le passage de la thèse rigoriste (soutenues par des autorités patristiques) à des thèses plus modérées (soutenues par des autorités païennes, mais aussi chrétiennes) : le dialogue entre le clergé réformateur et les apologistes laïcs du théâtre et des comédiens se soutient d'une logique du probable, propre à laisser surgir, dans les questions sujettes à controverse comme celle-ci, des solutions de médiation, théoriques et pratiques. Cette casuistique, d'ascendance aristotélicienne et cicéronienne, corrige, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, ce que peut avoir d'abstrait et tragique un christianisme platonisant. Elle favorise d'ailleurs, grâce à la distinction fine des “ cas ”, la jonction entre théologie et droit canonique d'une part, anthropologie et sociologie “ humanistes ” d'autre part. Elle a joué intelligemment en faveur de la “ moralisation ” de la profession comique, et d'un approfondissement philosophique et spirituel de la dramaturgie moderne. Sa remise en cause radicale, en France, par Port Royal (1643 : La Fréquente communion d'Antoine Arnauld), a porté dans notre pays, puis dans l'Europe catholique, un coup fatal au subtil et fécond équilibre qui était en train de s'établir entre la société issue de la Renaissance et la Réforme tridentine. La violente polémique de Nicole et de Varet contre le théâtre et d'abord contre Corneille efface près d'un siècle de négociations et de médiations : elle donne le ton à la condamnation par Bossuet des thèses du P. Caffaro et du théâtre de Molière.
Revenons à Corneille, dont une des meilleures comédies (imitée de l'espagnol), s'intitule Le Menteur. Son héros Dorante, n'est pas un comédien professionnel, mais un étudiant de province qui, à Paris, prétend jouer au gentilhomme à la mode, et s'invente une vie fictive. C'est un “ comédien dans la vie ”, comme le Clitandre de L'Illusion comique. Il ment, mais son mensonge n'est pas odieux. C'est une façon de s'essayer, au sens de Montaigne, de projeter sur autrui une persona qu'il n'est pas encore en mesure d'assumer, mais qu'il assumera pleinement plus tard. Mensonge, ici ne s'oppose pas irréversiblement à vérité. De même qu'illusion, dans le titre de Corneille, ne s'oppose pas irréversiblement à réalité. On est justement dans l'ordre de l'imagination, de sa plasticité, mais aussi de la rhétorique, et du sens aigu que celle-ci peut avoir de la fertilité du langage, de ses figures, de ses métaphores, de son ironie (dissimulatio). Il y a des mensonges qui préfigurent une vérité, il y a des illusions qui sont conductrices de réalités. Pour les rigoristes, cet univers de médiations, où le théâtre est chez lui, et avec lui l'humanité, est évidemment l'abomination de la désolation.
La polémique janséniste est à rapprocher du combat contemporain de Pascal et d'Arnauld contre la casuistique, contre la rhétorique d'Aristote et de Cicéron. L'un et l'autre assauts s'en prennent aux médiations et aux médiateurs, à la modération et à la juste mesure prudente, avalisées cependant par le Saint-Siège, dans le traitement des questions controversées au sein de la République chrétienne. L'un et l'autre préparent les voies à la réception en France de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, mais aussi à la logique rigoriste des Discours de Rousseau et même de son Contrat social.









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