mardi 20 décembre 2011

Monstres : tentative d'esquisse d'une réflexion autour du monstre en l'âge classique et romantique


Comment la figure du monstre vient se glisser dans l'argumentation pour définir l'indéfinissable, l'inexplicable.
Je proposerai de définir le monstre comme une identité travaillée par l'altérité, l'impossibilité d'une identité de soi à soi, le travail de l'altérité au sein de l'identité.


On voit surgir cette figure du monstre dans quelques textes connus que je rapproche ici de façon presque arbitraire :


- D'abord deux exemples de monstruosité esthétique, d'auteurs monstrueux : Rabelais et Shakespeare. Dans les deux cas, on voit des auteurs, La Bruyère et Voltaire, partagés entre la fascination pour le caractère génial d'une oeuvre, caractère génial qu'ils se voient bien obligés de reconnaître (question d'honnêteté), et d'autre part les exigences que font peser sur eux l'esthétique dans le cadre de laquelle ils conçoivent l'oeuvre d'art - c'est-à-dire l'esthétique classique ou néo-classique.
  • les remarques de La Bruyère sur Rabelais, monstre inassimilable à sa propre esthétique.
  • Celle de Voltaire sur Shakespeare
Dans cette série, Diderot occupe une place intermédiaire, le monstre étant chez lui à la fois rejeté, condamné mais en même temps un objet de fascination - la fascination même qu'il exercera d'ailleurs sur ses lecteurs. On sent que la fascination pour la figure du monstre est en train de l'emporter sur la condamnation - la condamnation est prise en charge, revendiquée par le moi du narrateur (on aurait envie de dire que ce moi, c'est tout entier un surmoi ; c'est l'image idéalisée que Diderot a de lui-même, tout entier être de raison qui a réussi à expulser hors de lui l'être pulsionnel qu'est Rameau) - mais que le Neveu continue, lui, de son côté, à courir dans le texte en toute liberté et que Diderot auteur organise le texte de façon à laisser au Neveu un espace où exercer cette fascination.
  • le portrait du neveu de Rameau par Diderot, emblème de l'identité travaillée par l'altérité : " Rien ne dissemble plus de lui que lui-même".
  • "A Albert Durer" de Victor Hugo, où le peintre allemand apparaît comme celui qui sait saisir l'essence monstrueuse du réel, le monstre étant devenu chez Hugo la figure paradigmatique.


La Bruyère, Les Caractères, Des ouvrages de l'esprit,
à propos de Rabelais
43 (V)
Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable ; c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme ; c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse, et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c’est le charme de la canaille ; où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats.


Voltaire à propos de Shakespeare dans les Lettres philosophiques, (18e lettre, Sur la tragédie) :


Les Anglais avaient déjà un théâtre, aussi bien que les Espagnols, quand les Français n’avaient que des tréteaux. Shakespeare, qui passait pour le Corneille des Anglais, fleurissait à peu près dans le temps de Lope de Véga. Il créa le théâtre. Il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie : c’est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais ; il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses qu’on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps, qui seul fait la réputation des hommes, rend à la fin leurs défauts respectables. La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis au bout de deux cents ans le droit de passer pour sublimes ; les auteurs modernes l’ont presque tous copié ; mais ce qui réussissait chez Shakespeare est sifflé chez eux, et vous croyez bien que la vénération qu’on a pour cet ancien augmente à mesure que l’on méprise les modernes. On ne fait pas réflexion qu’il ne faudrait pas l’imiter, et le mauvais succès de ses copistes fait seulement qu’on le croit inimitable.
Notons en passant qu'on trouve ici chez Voltaire l'opposition qu'on retrouvera dans l'article "génie" de l'Encyclopédie, attribué à Saint-Lambert :
- le génie est contraire au bon goût : il est une force naturelle, féconde qui se moque des entraves du bon goût qui, lui, s'acquiert par l'étude, qui est l'objet d'un apprentissage, d'une transmission possible.




Diderot, le portrait du neveu de Rameau 


- Avec Diderot, la question du monstre sort du domaine esthétique pour devenir un type humain, une singularité (j'ai quelques idées sur la question de singularité chez Diderot : il faudrait aller voir par exemple dans Jacques le fataliste l'exemple du capitaine de Jacques et son amitié "singulière" avec son camarade d'arme avec qui il se bat en duel régulièrement. La singularité, c'est le mode d'existence de l'individu - chez Diderot ; nous sommes dans un monde où n'existent que des individus singuliers, ce qui permet de poser la question de la norme - question posée à la fin du portrait du Neveu, puisque l'homme ordinaire, à la différence de Rameau, c'est celui qui est façonné par la norme sociale, par ses contraintes - et aussi celle, différente, des lois statiques, des figures moyennes, ordinaires...). Le monstre ici parmi les types humains c'est celui que la contrainte sociale ne sait pas ramener à une norme ; c'est aussi celui dans lequel le principe d'altérité travaille le plus fort.
Une après-dînée j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison ; il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est doué d’une organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière, et d’une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues, on dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l’appeler pour lui donner l’aumône. Demain poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée ; triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude : ou il regagne à pied un petit grenier qu’il habite, à moins que l’hôtesse ennuyée d’attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il attend le jour entre un morceau de pain et un pot de bière. Quand il n’a pas six sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit au cocher d’un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la paille, à côté de ses chevaux. Le matin il a encore une partie de son matelas dans les cheveux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs-Élysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé de la veille pour le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste de la semaine. Je n’estime pas ces originaux-là ; d’autres en font leurs connaissances familières, même leurs amis. Ils m’arrêtent une fois l’an, quand je les rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu’ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation, nos conventions de société, nos bienséances d’usage, ont introduite. S’il en paraît un dans une compagnie, c’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute et démêle son monde.
Victor Hugo, Les Voix Intérieures, A Albert Durer


Dans les vieilles forêts où la sève à grands flots
Court du fût noir de l'aulne au tronc blanc des bouleaux,
Bien des fois, n'est-ce pas ? à travers la clairière,
Pâle, effaré, n'osant regarder en arrière,
Tu t'es hâté, tremblant et d'un pas convulsif,
Ô mon maître Albert Dure, ô vieux peintre pensif !


On devine, devant tes tableaux qu'on vénère,
Que dans les noirs taillis ton œil visionnaire
Voyait distinctement, par l'ombre recouverts,
Le faune aux doigts palmés, le sylvain aux yeux verts,
Pan, qui revêt de fleurs l'antre où tu te recueilles,
Et l'antique dryade aux mains pleines de feuilles.


Une forêt pour toi, c'est un monde hideux.
Le songe et le réel s'y mêlent tous les deux.
Là se penchent rêveurs les vieux pins, les grands ormes
Dont les rameaux tordus font cent coudes difformes,
Et dans ce groupe sombre agité par le vent,
Rien n'est tout à fait mort ni tout à fait vivant.
Le cresson boit ; l'eau court ; les frênes sur les pentes,
Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes,
Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs.
Les fleurs au cou de cygne ont les lacs pour miroirs ;
Et sur vous qui passez et l'avez réveillée,
Mainte chimère étrange à la gorge écaillée,
D'un arbre entre ses doigts serrant les larges nœuds,
Du fond d'un antre obscur fixe un œil lumineux.
Ô végétation ! esprit ! matière ! force !
Couverte de peau rude ou de vivante écorce !


Aux bois, ainsi que toi, je n'ai jamais erré,
Maître, sans qu'en mon cœur l'horreur ait pénétré,
Sans voir tressaillir l'herbe, et, par le vent bercées,
Pendre à tous les rameaux de confuses pensées.
Dieu seul, ce grand témoin des faits mystérieux,
Dieu seul le sait, souvent, en de sauvages lieux,
J'ai senti, moi qu'échauffe une secrète flamme,
Comme moi palpiter et vivre avec une âme,
Et rire, et se parler dans l'ombre à demi-voix,
Les chênes monstrueux qui remplissent les bois


20 avril 1837

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