On y trouve une assez bonne présentation de la notion d'humour dans ses rapports avec la notion de sublime :
Comment
s’énonce cette théorie du comique sublime ? Le VIe programme, « Sur
le comique », établit d’abord un rapport de symétrie entre sublime et
comique, pour aboutir ensuite à un rapport possible d’équivalence. Comique et
sublime sont des symétriques inverses puisque l’un occupe traditionnellement la
sphère du bas tandis que l’autre habite les hauteurs. Mais ces symétriques
inverses peuvent aussi fusionner, notamment dans cette forme particulière de
comique qu’est l’humour. L’humour, que Jean Paul nomme « comique
romantique » parce que fruit de la subjectivité, est cet état d’esprit qui
fait éclater le contraste entre l’ordre de la finitude humaine et l’intuition
de l’infini. Comme tel, il participe de ce que Jean Paul nomme un « sublime
inversé » (« umgekehrte Erhabene ») : « En tant que
sublime inversé, l’humour anéantit non pas l’individuel, mais le fini, par le
contraste avec l’idée ».[1] L’humoriste touche ainsi à
l’universel, en se préoccupant non du ridicule individuel, comme le simple
comique de situation, mais bien de la « folie humaine ». L’humour
exprime ce que JP nomme « l’idée anéantissante ou infinie » par
laquelle le réel prosaïque perd sa valeur et est finalement anéanti par la
subjectivité : « Lorsque l’homme contemple le terrestre du haut du supra-terrestre,
à la manière de l’ancienne théologie, il le voit s’éloigner, minuscule et vain ;
lorsqu’à l’aune de ce monde petit on rapporte et mesure le monde infini, à la
manière de l’humour, naît ce rire qui recèle encore une douleur et une
grandeur. »[2]
Ainsi,
certes lié au « nihilisme »[3] du romantisme allemand,
issu d’une exigence d’absolu face aux petitesses du monde et exacerbé par le
sens des perpétuelles antithèses qui gouvernent la vie[4], le comique romantique
suppose néanmoins une dialectique positive et idéalisante, ayant pour horizon
la plénitude du monde des Idées et une pensée de l'absolu. Car « l’humoriste,
qui réchauffe l’âme », se distingue du « persifleur, qui la glace »
écrit Jean Paul[5];
et « l’idée anéantissante », sorte de « mascarade intérieure de
l’esprit »[6],
tout en conduisant au mépris de la vie, contient aussi une haute sagesse, un
mouvement d’élévation fait de douleur et de joie mêlées. Le sens de l’infini
est donc bien le dénominateur commun de l’humour, du sublime et de la poésie
romantique, et l’on comprend alors le lien qui les unit dans la dynamique
romanesque : comme l’écrit Stéphane Moses à propos du Titan, grâce à l’humour, « quelques lueurs de l’idéal viennent
filtrer à travers les fissures et les failles du monde. [...] La poésie
poétique, cette lumière d’un autre monde, ne parviendrait pas à traverser
l’opacité de la matière si l’humour n’avait su, au préalable, en la
désintégrant, y ménager des ouvertures, y créer des percées »[7]. « L’humour désire un
esprit poétique » écrit aussi Jean Paul, « capable d’apporter une
plus haute vision du monde »[8] Sur ce point, Jean Paul
n’est pas resté étranger aux fameux Fragments
de Friedrich Schlegel évoquant le principe de sublimation contenu dans la
pratique de l’humour : le « souffle divin de l’ironie », « bouffonnerie
véritablement transcendantale ». On voit aussi combien la conception
jean-paulienne du comique comme sublime inversé anticipe la théorie de
freudienne de l’humour comme sublimation, comme défi aux contraintes du réel,
et répond aussi au fonctionnement de l’humour poétique comme défi à la souffrance
tel qu’il apparaît souvent dans L’Homme
qui rit : notamment dans les paroles bougonnes dont Ursus accompagne
ses actes de charité.
Qu’en
est-il maintenant au niveau de la forme romanesque de l’humoriste grotesque ?
Tel qu’il s’illustre à travers les romans de Jean Paul et L’Homme qui rit, le
bouffon romantique semble se constituer progressivement à partir de la
conjugaison de plusieurs réminiscences culturelles : celle de l’ancienne
figure populaire du fou carnavalesque, celle du bouffon shakespearien et
sternien, et celle de cette première grande figure d’artistes saltimbanques que
constitue le couple formé par Mignon et le harpiste dans le Wilhelm Meister.
L’humoriste grotesque, qu’il se nomme Siebenkäs, Leibgeber ou Schoppe chez Jean
Paul, Ursus chez Hugo, est en effet toujours un « morosophe », un
sage-fou héritier de la tradition érasmienne et rabelaisienne, mais aussi un
artiste et un figure évangélique, un gardien de l’esprit d’amour, participant,
comme tel, à l’orientation du récit vers le sublime.
[1] VIIe programme « Sur la Poésie humoristique », ibid., p. 129.
[2]§ 33: « L’idée anéantissante ou infinie de l’humour », ibid., p. 132.
[3] Voir l'introduction de Jean-Luc Nancy et Anne-Marie Lang au Cours Préparatoire d'esthétique, p. 8.
[4] Cours préparatoire, p. 130.
[5] Ibid., p. 132.
[6] Ibid., p. 134.
[7] Une Affinité littéraire: le
Titan de Jean Paul et Docteur Faustus de Thomas Mann, Paris, Klincksieck,
1972, p. 118.
[8] Cours préparatoire, p. 147.
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