ATELIER
DE THÉORIE LITTÉRAIRE : HUMOUR EST-IL RHÉTORIQUE ?
Bernard
Gendrel, Patrick Moran
b. Litote
et hyperbole
Genette
voit dans litote et hyperbole les deux figures privilégiées de l’humour.
La litote
Définition
de Fontanier : « au lieu d'affirmer positivement une chose, nie absolument la chose contraire, ou
la diminue plus ou moins,
dans la vue même de donner plus d'énergie et de poids à l'affirmation positive
qu'elle déguise. »
Proposition
vite avancée, vite retirée de définir la litote comme un faux euphémisme (c’est-à-dire recours à la forme euphémistique
(diminution) mais pour frapper davantage)
De
nouveau, exemple tiré de Bierce pour mener l’analyse :
« Early one June morning in
1872 I murdered my father - an act which made a deep impression on me at the
time »
Recours
à une formule euphémistique pour qualifier un acte actroce
Ici
l’usage d’une formule euphémistique comme qualification de l’acte ne sert pas à
rétablir une vérité cachée mais « révéler l'humour absurde de l'ensemble ».
[Discussion :
1.
Y a-t-il ici litote ?
J’aurais tendance à en douter :
dire d’un acte qu’il a fait « une profonde impression » n’est pas une
litote.
La litote est une figure de
substitution : un trope. C’est-à-dire qu’il y a autrechose à la place.
Ici, je ne suis pas certain qu’il y ait substitution.
2.
L’effet d’humour tient davantage à l’usage d’une expression assez usuelle, pour
ne pas dire figée « faire une profonde impression sur moi » pour
qualifier un acte auquel cette expression ne s’applique pas. Il faudrait
bêtement montrer à quoi on peut appliquer cette expression : un film ?
la visite d’un monument ? d’une ville ?]
Hyperbole :
problème similaire
Définition
de Fontanier : « L'Hyperbole augmente
ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou
bien au-dessous de ce qu'elles sont, dans la vue, non de tromper, mais d'amener à la vérité même, et de fixer,
par ce qu'elle dit d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire. »
[On
notera en passant les efforts presque désespérés de Fontanier pour garder l’hyperbole
dans la sphère de la vérité, ce qui pourrait être franchement discuter... ]
Exemple
tiré de Blondin : un prof qui conte la bataille de Fontenoy ; à la
sonnerie de la cloche, les enfants qui sortent « semblaient enjamber avec
une déférence renouvelée les douze mille cadavres que j’avais amoncelés entre
ma chaire et le tableau noir »
Ici
l’hyperbole des « douze mille cadacres » ne crée aucune vérité.
L’auteur
du séminaire propose de parler de faux euphémisme ou d’excès dans le cas de l’humour
– parce qu’il n’y a pas de rétablissement d’une vérité.
c. Épitrope
et astéisme
C’est
toujours Genette qui sert de guide :
« L'Épitrope ou Permission, dans la vue même de nous détourner d'un
excès, ou de nous en inspirer soit l'horreur, soit le repentir, semble nous inviter à nous y livrer sans réserve, ou à y mettre le comble,
et à ne plus garder de mesure. » (Fontanier)
Exemples :
1. Britanicus, Agrippine à
Néron : un usage ironique de l’épitrope
« Poursuis, Néron ; avec de tels ministres, / Par
des faits glorieux tu vas te signaler ; / Poursuis, tu n’as pas fait ce
pas pour reculer. »
2. Swift, Instructions
aux domestiques : épitrope et humour.
« Quand vous avez cassé toutes vos tasses de faïence
(ce qui ordinairement est l'affaire d'une semaine), la casserole de cuivre fera
aussi bien l'affaire. On y peut faire bouillir le lait, chauffer le potage,
mettre de la petite bière, elle peut en cas de nécessité servir de « Jules » ;
appliquez-la donc indifféremment à tous ces usages ; mais ne la lavez, ni
ne la récurez jamais, de peur d'enlever l'étamage. Bien qu'on vous ait affecté
des couteaux pour vos repas à l'office, vous ferez bien de les ménager et de
n'employer que ceux de votre maître. »
Je
reprends telle quelle l’analyse proposée dans le séminaire :
Le locuteur encourage ici les domestiques
à faire des actions répréhensibles, mais rien n'indique qu'il s'agisse d'une
attaque contre ces pratiques et qu'il faille retourner l'éloge en condamnation.
L'humour est au delà.
Astéisme :
« est un badinage délicat et
ingénieux par lequel on loue ou l'on
flatte avec l'apparence même du
blame et du reproche.»
d. Paradoxisme
« Le Paradoxisme, qui revient à ce qu'on
appelle communément Alliance de mots,
est un artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement
opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s'exclure
réciproquement, ils frappent
l'intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et
le plus énergique. » (Fontanier)
Pour
l’auteur, là où la rhétorique use du paradoxe pour faire découvrir une vérité
plus profonde, l’humour lui ne recourt qu’à un faux paradoxe.
Opposition
entre l’exemple de Boileau (paradoxe au service d’une vérité) et Woody Allen
(faux paradoxe)
« Souvent trop d'abondance
appauvrit la matière. »
« ce n'est pas que j'aie vraiment
peur de mourir, mais je préfère ne pas être là quand ça arrivera »
Opposition
entre esprit et humour :
« Pour
qu’il y ait esprit il y ait écart comique, mais il faut aussi qu’il y ait
maintien du fonctionnement rhétorique » (c’est-à-dire que la vérité reste
l’horizon de la parole)
« Corot est l'auteur de 3000
tableaux dont 10000 ont été vendus aux Américains » (Alfred Capus).
e. Syllepse
« Les
Tropes mixtes, qu'on appelle Syllepses, consistent à prendre un
même mot tout-à-la-fois dans deux sens différents, l'un primitif ou censé
tel, mais toujours du moins propre ; et l'autre figuré ou censé tel, s'il
ne l'est pas toujours en effet. » (Fontanier)
« Rome n’est plus dans Rome »
« Brûlé par plus de feux que je
n'en allumai »
Reprise
de la distinction humour/esprit (présence ou non du fonctionnement rhétorique)
« Il n'y a qu'à être en Espagne
pour n'avoir plus envie d'y bâtir des châteaux » (Madame de Sévigné)
Bilan
Rapprochement
avec DominiqueNoguez qui souligne le caractère anti-rhétorique de l’humoue
(mais chez Noguez, la rhétorique est ce qui est visible, repérable, alors qu’ici
la rhétorique (à la Fontanier) se définit bien plus comme un arraisonnement du
langage à une entreprise de persuasion mise au service de la vérité)
On
arrive aux distinctions suivantes :
|
Fonctionnement
comique
|
Situation
d’énonciation
|
Fonctionnement
rhétorique
|
humour
|
+
|
Normale
(locuteur = énonciateur)
|
_
|
esprit
|
+
|
|
+
|
ironie
|
+
|
Locuteur
différent énonciateur
|
+
|
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