lundi 18 février 2013

Humour : Jean-Paul Richter, Cours préparatoire d'esthétique, de l'humour (4)

La fin :


§ 35. — Perception de l'humour.

Comme sans les sens il ne peut y avoir de comique, les attributs perceptibles, en tant qu'expression du fini appliqué, ne peuvent jamais, dans l'objet humoriste, devenir trop colorés. Il faut que les images et les contrastes de l'esprit et de l'imagination, c'est-à-dire les groupes et les couleurs, abondent dans l'objet, pour remplir l'âme de ce caractère sensible ; il faut qu'ils l'enflamment par ce dithyrambe[1], qui relève contre l'idée et met en opposition avec elle le monde sensible, devenu anguleux et allongé comme dans un miroir concave. Comme un pareil jour final précipite le monde sensible dans un second chaos, mais seulement pour amener un jugement divin, et commode son côté l'entendement ne peut habiter que dans un univers plein d'ordre, tandis que la raison, semblable à la divinité, ne peut même être contenue dans le plus grand des temples, on pourrait admettre une affinité apparente de l'humour avec la démence, qui perd naturellement, comme le philosophe le perd artificiellement, l'usage de ses sens et de son entendement, en conservant cependant, comme celui-ci, sa raison ; l'humour est, comme les anciens appelaient Diogène, un Socrate en démence.
Nous allons étudier en détail le style de l'humour qui a la double propriété de métamorphoser son objet et de parler aux sens. D'abord il individualise jusqu'aux plus petites choses, et même jusqu'aux parties de ce qu'il a subdivisé. Shakespeare n'est jamais plus individuel, c'est-à-dire ne s'adresse jamais plus aux sens, que lorsqu'il est comique. Aristophane, pour les mêmes raisons, offre, plus qu'aucun autre poète de l'antiquité, les mêmes caractères.
Le sérieux, comme on l'a vu plus haut, met partout en avant le général, et nous spiritualise tellement le cœur, qu'il nous fait voir de la poésie dans l'anatomie, plutôt nue de l'anatomie dans la poésie. Le comique, au contraire, nous attache étroitement à ce qui est déterminé par les sens ; il ne tombe pas à genoux, mais il se met sur ses rotules, et peut même se servir du jarret. Quand il a par exemple à exprimer celle pensée : « L'homme de notre temps n'est pas bête, mais pense avec lumière ; seulement il aime mal ; » il doit d'abord introduire cet homme dans la vie sensible, en faire par conséquent un Européen, et plus précisément encore un Européen du dix-neuvième siècle ; il doit le placer dans tel pays et dans telle ville, à Paris ou à Berlin ; il faut encore qu'il cherche une rue pour y loger son homme. Quant à la seconde proposition, il doit la réaliser organiquement de la même manière, ce qui se ferait le plus rapidement par une allégorie, jusqu'à ce qu'il puisse arriver à parler d'un habitant du quartier de Frédérichstadt à Berlin, écrivant près d'une lumière dans une cloche à plongeur, sans camarade de chambre ou de cloche, au sein de la mer froide, n'étant en communication avec le monde de son vaisseau que par le tuyau qui est la prolongation de sa trachée. « Et ainsi, dira en concluant l'auteur comique, cet habitant de Frédérichstadt n'éclaire que lui-même et son papier, et méprise entièrement tous les monstres et les poissons qui l'entourent. » Et voilà précisément l'expression comique de la pensée que nous avons proposée tout à l'heure.
On pourrait poursuivre cette individualisation comique jusque dans les moindres choses. Ainsi les Anglais aiment le bourreau qui pend et le fait d'être pendu ; nous autres aimons le diable, mais seulement comme comparatif du bourreau ; par exemple quand on dit : « Il est au diable ; » cela est plus fort que de dire : « 11 est allé se faire pendre. » Il y a la même différence entre les expressions « gibier de potence » et « proie du diable ». On pourrait peut-être écrire à ses égaux que « le diable emporte un tel » ; mais, devant un supérieur, cette locution devrait être atténuée par le bourreau.
Chez les Français, le diable et le chien occupent un rang plus élevé : « Le chien d'esprit que j'ai » écrit la magistrale Sévigné, entre tous les Français la grand'mère de Sterne, comme Rabelais est son grand-père ; et, comme tous les Français, elle aime beaucoup à employer cette expression. Voici encore d'autres minuties à l'adresse des sens : on choisit partout des verbes actifs dans la présentation propre ou figurée des objets ; on fait, comme Sterne et d'autres, précéder ou suivre chaque action intérieure d'une courte action corporelle ; on indique partout les quantités exactes d'argent, de nombre et de chaque grandeur, là où l'on ne s'attendait qu'à une expression vague ; par exemple : « un chapitre long d'une coudée, » ou : « cela ne vaut pas un liard rogné, » etc.Ce caractère sensible du comique est favorisé en anglais par le monosyllabisme serré de cette langue : quand par exemple Sterne dit (Tristram, vol. XI, ch. x) qu'un postillon français ne monte que pour descendre, parce qu'il manque toujours quelque chose à la voiture, a tag, a rag, a jay, a strap, ce sont là des syllabes et surtout des assonances que l'Allemand rend moins facilement que le ridiculus mus d'Horace. En général, on ne trouve pas seulement chez Sterne (par exemple, ch. xxxi, all the frusts, crusts, and rusts of antiquity) les assonances produites par la verve comique ; mais ces espèces de rimes, comme camarades de chambre, se rencontrent encore dans Rabelais, Fischart et d'autres auteurs.
A cette catégorie des éléments du comique se rattachent encore les noms propres et techniques. Aucun Allemand ne sent avec plus de tristesse que celui qui rit, le manque d'une capitale nationale ; car c'est là un obstacle à l'individualisation. Bedlam, Grubstreet (110), etc., sont parfaitement connus dans toute la Grande-Bretagne et au-delà des mers ; mais nous autres Allemands sommes réduits à dire : « maison d'aliénés, rue des Ecrivassiers » ; et cela à cause du manque de capitale, parce que les noms propres de ces endroits dans les différentes villes sont ou trop peu connus ou trop peu intéressants. Ainsi l'humoriste qui individualise est très-heureux que Leipsick possède son Schwarzes-Bret (lieu où sont apposées les affiches universitaires), sa cour d'Auerbach (111), ses alouettes et ses foires[2], qui sont assez connues à l'étranger pour qu'on puisse les utiliser avantageusement; il serait à désirer qu'il en fût de même pour d'autres objets et pour d'autres villes.
On peut rapporter encore aux caractères sensibles de l'humour la paraphrase, c'est-à-dire la séparation , du sujet et du prédicat, qui souvent peut n'avoir pas de fin, et qu'on peut imiter surtout d'après Sterne, qui lui-même a eu Rabelais pour guide. Quand par exemple Rabelais voulait dire que Gargantua jouait, il commençait (1,22) : « Là jouoit :
au flux,
à la prime,
à la vole,
à la pille,
à la triumphe,
à la Picardie,
au cent,
etc., etc. »
Il nomme deux cent seize jeux. Fischart[3] cite jusqu'à cinq cent quatre-vingt-six jeux d'enfants et de société que j'ai comptés en me pressant et en m'ennuyant beaucoup. Cette paraphrase humoriste. qui se trouve très-fréquemment et très-largement développée dans Fischart, Sterne la continue dans ses allégories, qui, par l'abondance des détails sensibles, se rapprochent des comparaisons homériques et des métaphores orientales. Ses spirituelles métaphores ont même pour encadrement une marge colorée et des digressions pleines de détails étrangers; et cette hardiesse est précisément la qualité que Hippel a particulièrement choisie en lui pour l'imiter et la corriger ; car chacun des imitateurs a choisi dans Sterne un côté particulier : par exemple, Wieland, la paraphrase du sujet et du prédicat ; .d'autres, son incomparable périodologie ; d'autres, ses éternels « dit-il » ; quelques-uns, rien du tout, et personne, la grâce de sa facilité. Supposons par exemple que quelqu'un veuille exprimer la pensée précédente à la manière d'Hippel ; il devra, s'il veut qualifier les imitateurs de traducteurs transcendants, dire : « Ce sont les tétra, hexa et octapla origéniques de Sterne. » Un exemple plus clair encore serait de nommer les animaux une contrefaçon de librairie de Carlsruhe ou de Vienne du genre humain, imprimée sur papier gris. On rafraîchit singulièrement l'esprit, quand on le force à ne contempler que du général dans le particulier et même dans l'individuel (comme ici Vienne, Carlsruhe et papier gris), à ne voir en un mot la lumière que dans la couleur noire.
Le mouvement, et surtout le mouvement rapide, ou le repos à côté de ce dernier, peuvent contribuer à rendre un objet plus comique, comme moyen de rendre l'humour saisissable par les sens. Il en est de même de la foule, qui fournit, en outre, par la prédominance du sensible et des corps, l'apparence comique d'un mécanisme. C'est pourquoi nous autres auteurs paraissons véritablement ridicules, à cause du grand nombre de têtes, dans tous les articles critiques de l’Allemagne savante de Mensel ; et chaque critique plaisante un peu (115).


[1] Plus Sterne avance dans le Tristram, plus il devient humoristiquement lyrique. Ainsi son voyage magistral au 7e volume ; le dithyrambe humoriste dans le 8e volume, ch. 11, 12,etc.
[2] C'est pour cette raison qu'on devrait autant que possible faire connaître beaucoup de particularités locales de toutes les villes allemandes, comme on a déjà fait pour les différentes bières ; cela mettrait avec le temps sous la main du comique tout un dictionnaire et un cadastre d'individualisation comique. Une pareille ligue de Souabe réunirait les villes séparées et en ferait les rues et même la scène d'un théâtre national comique. L'auteur aurait plus de facilité pour peindre, et le lecteur pour
comprendre. Les Tilleuls (112), le Jardin des plantes, la Charité, ta Willelmshoehe (113), le Prater (11/!), la terrasse de Brûhle à Dresde, sont par bonheur des localités fécondes en individualisation pour les poètes comiques. Mais, si l'auteur de ce livre voulait utiliser dans le même but les meilleures places et les rapports les mieux connus des quelques villes qu'il a habitées, c'est-à-dire de Hof, de Leipsick, de Weimar, de Meinungen, de Cobourg, deBaireuth, il serait mal compris à l'étranger et par conséquent peu goûté.
[3] Pour l'abondance des langues, des figures et des traits sensibles, Fischart surpasse Rabelais de beaucoup, et iI est son égal pour l'érudition et la création aristophanesque de mots. Il a plutôt régénéré que traduit ; son Fleure aux paillettes d'or serait digne de l'exploitation des érudits de langues et de moeurs. Voici quelques traits de sa peinture d'une belle fille dans son Geschichtklitterung(1590),p. 142 : « Elle avait des joues de rose, qui, par leur reflet et comme un arc-en-ciel, rendaient l'air environnant plus clair que les vieilles femmes quand elles sortent du
bain; une gorge de la blancheur du cygne à travers laquelle on voyait couler le vin rouge comme dans un verre mauranique, une véritable gorge d'albâtre ; une peau de porphyre, à travers laquelle paraissaient toutes les veines comme de petites pierres blanches et noires dans l'eau limpide d'une fontaine ; un sein de marbre rond comme une pomme, et dur avec douceur, une vraie pomme de paradis, placée juste à la hauteur du coeur, ni trop haut comme en Suisse ou à Cologne, ni trop bas comme dans les Pays-Bas, mais à la française, etc. » Les rimes sont fréquentes dans sa prose et produisent quelquefois, par exemple ch. 26, p. 351, un très-bel effet. Ainsi le cinquième chapitre, sur les époux, est un chef-d'oeuvre de description et d'observation sensuelles, mais chastes et libres comme la Bible et nos ancêtres.

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