§
35. — Perception de l'humour.
Comme
sans les sens il ne peut y avoir de comique, les attributs perceptibles, en
tant qu'expression du fini appliqué, ne peuvent jamais, dans l'objet humoriste,
devenir trop colorés. Il faut que les images et les contrastes de l'esprit et
de l'imagination, c'est-à-dire les groupes et les couleurs, abondent dans
l'objet, pour remplir l'âme de ce caractère sensible ; il faut qu'ils
l'enflamment par ce dithyrambe[1], qui relève contre l'idée
et met en opposition avec elle le monde sensible, devenu anguleux et allongé
comme dans un miroir concave. Comme un pareil jour final précipite le monde
sensible dans un second chaos, mais seulement pour amener un jugement divin, et
commode son côté l'entendement ne peut habiter que dans un univers plein d'ordre,
tandis que la raison, semblable à la divinité, ne peut même être contenue dans
le plus grand des temples, on pourrait admettre une affinité apparente de
l'humour avec la démence, qui perd naturellement, comme le philosophe le perd
artificiellement, l'usage de ses sens et de son entendement, en conservant
cependant, comme celui-ci, sa raison ;
l'humour est, comme les anciens appelaient Diogène, un Socrate en démence.
Nous
allons étudier en détail le style de l'humour qui a la double propriété de
métamorphoser son objet et de parler aux sens. D'abord il individualise jusqu'aux
plus petites choses, et même jusqu'aux parties de ce qu'il a subdivisé.
Shakespeare n'est jamais plus individuel, c'est-à-dire ne s'adresse jamais plus
aux sens, que lorsqu'il est comique. Aristophane, pour les mêmes raisons,
offre, plus qu'aucun autre poète de l'antiquité, les mêmes caractères.
Le
sérieux, comme on l'a vu plus haut, met partout en avant le général, et nous
spiritualise tellement le cœur, qu'il nous fait voir de la poésie dans l'anatomie,
plutôt nue de l'anatomie dans la poésie. Le comique, au contraire, nous attache
étroitement à ce qui est déterminé par les sens ; il ne tombe pas à
genoux, mais il se met sur ses rotules, et peut même se servir du jarret. Quand
il a par exemple à exprimer celle pensée : « L'homme de notre temps
n'est pas bête, mais pense avec lumière ; seulement il aime mal ; »
il doit d'abord introduire cet homme dans la vie sensible, en faire par
conséquent un Européen, et plus précisément encore un Européen du dix-neuvième
siècle ; il doit le placer dans tel pays et dans telle ville, à Paris ou à
Berlin ; il faut encore qu'il cherche une rue pour y loger son homme.
Quant à la seconde proposition, il doit la réaliser organiquement de la même
manière, ce qui se ferait le plus rapidement par une allégorie, jusqu'à ce qu'il
puisse arriver à parler d'un habitant du quartier de Frédérichstadt à Berlin,
écrivant près d'une lumière dans une cloche à plongeur, sans camarade de
chambre ou de cloche, au sein de la mer froide, n'étant en communication avec
le monde de son vaisseau que par le tuyau qui est la prolongation de sa
trachée. « Et ainsi, dira en concluant l'auteur comique, cet habitant de
Frédérichstadt n'éclaire que lui-même et son papier, et méprise entièrement
tous les monstres et les poissons qui l'entourent. » Et voilà précisément
l'expression comique de la pensée que nous avons proposée tout à l'heure.
On
pourrait poursuivre cette individualisation comique jusque dans les moindres
choses. Ainsi les Anglais aiment le bourreau qui pend et le fait d'être pendu ;
nous autres aimons le diable, mais seulement comme comparatif du bourreau ;
par exemple quand on dit : « Il est au diable ; » cela est
plus fort que de dire : « 11 est allé se faire pendre. » Il y a
la même différence entre les expressions « gibier de potence » et « proie
du diable ». On pourrait peut-être écrire à ses égaux que « le diable
emporte un tel » ; mais, devant un supérieur, cette locution devrait
être atténuée par le bourreau.
Chez les
Français, le diable et le chien occupent un rang plus élevé : « Le
chien d'esprit que j'ai » écrit la magistrale Sévigné, entre tous les
Français la grand'mère de Sterne, comme Rabelais est son grand-père ; et, comme
tous les Français, elle aime beaucoup à employer cette expression. Voici encore
d'autres minuties à l'adresse des sens : on choisit partout des verbes
actifs dans la présentation propre ou figurée des objets ; on fait, comme
Sterne et d'autres, précéder ou suivre chaque action intérieure d'une courte
action corporelle ; on indique partout les quantités exactes d'argent, de
nombre et de chaque grandeur, là où l'on ne s'attendait qu'à une expression vague ;
par exemple : « un chapitre long d'une coudée, » ou :
« cela ne vaut pas un liard rogné, »
etc.Ce caractère sensible du comique est favorisé en anglais par le
monosyllabisme serré de cette langue : quand par exemple Sterne dit (Tristram, vol. XI, ch. x) qu'un
postillon français ne monte que pour descendre, parce qu'il manque toujours
quelque chose à la voiture, a tag, a rag, a jay, a strap, ce sont
là des syllabes et surtout des assonances que l'Allemand rend moins facilement
que le ridiculus mus d'Horace. En
général, on ne trouve pas seulement chez Sterne (par exemple, ch. xxxi, all the frusts, crusts, and rusts of
antiquity) les assonances produites par la verve comique ; mais ces espèces
de rimes, comme camarades de chambre, se rencontrent encore dans Rabelais,
Fischart et d'autres auteurs.
A cette
catégorie des éléments du comique se rattachent encore les noms propres et
techniques. Aucun Allemand ne sent avec plus de tristesse que celui qui rit, le
manque d'une capitale nationale ; car c'est là un obstacle à
l'individualisation. Bedlam, Grubstreet (110), etc., sont parfaitement connus
dans toute la Grande-Bretagne et au-delà des mers ; mais nous autres Allemands
sommes réduits à dire : « maison d'aliénés, rue des Ecrivassiers » ;
et cela à cause du manque de capitale, parce que les noms propres de ces
endroits dans les différentes villes sont ou trop peu connus ou trop peu
intéressants. Ainsi l'humoriste qui individualise est très-heureux que Leipsick
possède son Schwarzes-Bret (lieu où sont apposées les affiches universitaires),
sa cour d'Auerbach (111), ses alouettes et ses foires[2], qui sont assez connues à
l'étranger pour qu'on puisse les utiliser avantageusement; il serait à désirer
qu'il en fût de même pour d'autres objets et pour d'autres villes.
On peut
rapporter encore aux caractères sensibles de l'humour la paraphrase,
c'est-à-dire la séparation , du sujet et du prédicat, qui souvent peut n'avoir
pas de fin, et qu'on peut imiter surtout d'après Sterne, qui lui-même a eu
Rabelais pour guide. Quand par exemple Rabelais voulait dire que Gargantua
jouait, il commençait (1,22) : « Là jouoit :
au flux,
à la
prime,
à la
vole,
à la
pille,
à la
triumphe,
à la
Picardie,
au cent,
etc.,
etc. »
Il nomme
deux cent seize jeux. Fischart[3] cite jusqu'à cinq cent
quatre-vingt-six jeux d'enfants et de société que j'ai comptés en me pressant
et en m'ennuyant beaucoup. Cette paraphrase humoriste. qui se trouve très-fréquemment
et très-largement développée dans Fischart, Sterne la continue dans ses allégories,
qui, par l'abondance des détails sensibles, se rapprochent des comparaisons
homériques et des métaphores orientales. Ses spirituelles métaphores ont même
pour encadrement une marge colorée et des digressions pleines de détails
étrangers; et cette hardiesse est précisément la qualité que Hippel a particulièrement
choisie en lui pour l'imiter et la corriger ; car chacun des imitateurs a
choisi dans Sterne un côté particulier : par exemple, Wieland, la
paraphrase du sujet et du prédicat ; .d'autres, son incomparable périodologie ;
d'autres, ses éternels « dit-il » ; quelques-uns, rien du tout,
et personne, la grâce de sa facilité. Supposons par exemple que quelqu'un
veuille exprimer la pensée précédente à la manière d'Hippel ; il devra,
s'il veut qualifier les imitateurs de traducteurs transcendants, dire : « Ce
sont les tétra, hexa et octapla origéniques
de Sterne. » Un exemple plus clair encore serait de nommer les animaux une
contrefaçon de librairie de Carlsruhe ou de Vienne du genre humain, imprimée
sur papier gris. On rafraîchit singulièrement l'esprit, quand on le force à ne contempler
que du général dans le particulier et même dans l'individuel (comme ici Vienne,
Carlsruhe et papier gris), à ne voir en un mot la lumière que dans la couleur
noire.
Le
mouvement, et surtout le mouvement rapide, ou le repos à côté de ce dernier,
peuvent contribuer à rendre un objet plus comique, comme moyen de rendre
l'humour saisissable par les sens. Il en est de même de la foule, qui fournit,
en outre, par la prédominance du sensible et des corps, l'apparence comique d'un
mécanisme. C'est pourquoi nous autres auteurs paraissons véritablement
ridicules, à cause du grand nombre de têtes, dans tous les articles critiques
de l’Allemagne savante de Mensel ;
et chaque critique plaisante un peu (115).
[1] Plus Sterne avance dans le Tristram,
plus il devient humoristiquement lyrique. Ainsi son voyage magistral au 7e
volume ; le dithyrambe humoriste dans le 8e volume, ch. 11,
12,etc.
[2] C'est pour cette raison
qu'on devrait autant que possible faire connaître beaucoup de particularités locales
de toutes les villes allemandes, comme on a déjà fait pour les différentes
bières ; cela mettrait avec le temps sous la main du comique tout un
dictionnaire et un cadastre d'individualisation comique. Une pareille ligue de
Souabe réunirait les villes séparées et en ferait les rues et même la scène
d'un théâtre national comique. L'auteur aurait plus de facilité pour peindre,
et le lecteur pour
comprendre.
Les Tilleuls (112), le Jardin des plantes, la Charité, ta Willelmshoehe (113),
le Prater (11/!), la terrasse de Brûhle à Dresde, sont par bonheur des
localités fécondes en individualisation pour les poètes comiques. Mais, si
l'auteur de ce livre voulait utiliser dans le même but les meilleures places et
les rapports les mieux connus des quelques villes qu'il a habitées, c'est-à-dire
de Hof, de Leipsick, de Weimar, de Meinungen, de Cobourg, deBaireuth, il serait
mal compris à l'étranger et par conséquent peu goûté.
[3] Pour l'abondance des
langues, des figures et des traits sensibles, Fischart surpasse Rabelais de
beaucoup, et iI est son égal pour l'érudition et la création aristophanesque de
mots. Il a plutôt régénéré que traduit ; son Fleure aux paillettes d'or serait
digne de l'exploitation des érudits de langues et de moeurs. Voici quelques
traits de sa peinture d'une belle fille dans son Geschichtklitterung(1590),p.
142 : « Elle avait des joues de rose, qui, par leur reflet et comme
un arc-en-ciel, rendaient l'air environnant plus clair que les vieilles femmes
quand elles sortent du
bain;
une gorge de la blancheur du cygne à travers laquelle on voyait couler le vin
rouge comme dans un verre mauranique, une véritable gorge d'albâtre ; une
peau de porphyre, à travers laquelle paraissaient toutes les veines comme de
petites pierres blanches et noires dans l'eau limpide d'une fontaine ; un
sein de marbre rond comme une pomme, et dur avec douceur, une vraie pomme de
paradis, placée juste à la hauteur du coeur, ni trop haut comme en Suisse ou à
Cologne, ni trop bas comme dans les Pays-Bas, mais à la française, etc. »
Les rimes sont fréquentes dans sa prose et produisent quelquefois, par exemple
ch. 26, p. 351, un très-bel effet. Ainsi le cinquième chapitre, sur les époux,
est un chef-d'oeuvre de description et d'observation sensuelles, mais chastes et
libres comme la Bible et nos ancêtres.
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