mardi 19 février 2013

Humour : Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques : l'ironie

J'enchaîne avec le texte sur l'ironie, comme passage du stade esthétique au stade éthique.



Kierkegaard – Post-scriptum, IIe partie, 2e section, A) Le pathétique, §2

L’ironie paraît quand on rapporte sans cesse les particularités du monde fini à l’exigence éthique infinie et qu’on laisse éclater la contradiction. Celui qui le peut avec habileté sans se laisser prendre à quelque relativité capable d’effaroucher sa virtuosité, doit avoir exécuté un mouvement de l’infini, dans l’éventualité où il serait un éthicien. [...] L’observateur ne pourra donc même pas le surprendre à son incapacité de se voir lui-même sous un jour comique, car son interlocuteur est aussi capable de parler de soi comme d’un tiers, de se rattacher comme infime détail à l’exigence absolue ; de se rattacher, dis-je, et qu’il est étrange de voir ce terme désignant la dernière difficulté de la vie, celle de mettre en liaison des choses absolument différentes (comme l’idée de Dieu et celle d’une promenade à Dyrehaven), s’appliquer aussi dans le langage à l’art de taquiner ! Mais s’il est établi que notre homme est ironiste, il ne l’est pas qu’il soit éthicien. Il ne l’est que s’il se rapporte en son for intérieur à l’exigence absolue. Un pareil éthicien fait de l’ironie son incognito. C’est en ce sens que Socrate était éthicien mais qui, je le souligne, tendait à la limite du religieux ; aussi bien avons-nous montré précédemment (Sect. II, chap. II) l’analogie que son existence présentait avec la foi. Qu’est-ce donc que l’ironie, si l’on appelle Socrate un ironiste et si l’on ne se contente pas d’en mettre en relief un seul aspect comme l’a fait à dessein ou non le Mag. Kierkegaard dans sa thèse sur Le concept d’ironie ? L’ironie est la synthèse de la passion éthique qui accentue infiniment dans l’intériorité le je individuel rapporté à l’exigence éthique, et de la culture qui, dans le monde extérieur, fait infiniment abstraction de ce je individuel, comme d’une chose finie parmi toutes les autres choses finies et particulières. Cette abstraction a pour effet, et c’est l’art de l’ironiste, que personne ne remarque le premier aspect du je dont la véritable infinitisation se trouve ainsi conditionnée[1]. Une foule de gens vivent de la façon inverse ; ils s’empressent d’être quelque chose quand on les regarde et de se donner si possible de l’importance à leurs propres yeux dès qu’ils se voient observés ; mais tout au fond d’eux-mêmes, sous le regard de l’exigence absolue, ils n’ont aucune envie d’accentuer leur moi propre.
L’ironie est une détermination, une catégorie existentielle ; aussi rien n’est-il plus ridicule que d’y voir une façon de parler, ou que de voir un écrivain tout heureux d’avoir de temps à autre le ton ironique. Celui qui possède essentiellement l’ironie, la possède tout le long du jour sans qu’elle soit liée à aucune forme, parce qu’elle est en lui l’infinité.
L’ironie est la culture de l’esprit ; elle succède à l’immédiateté ; puis vient l’éthicien, puis l’humoriste, et enfin, l’esprit religieux. [...] Les hommes portent toujours sur un pareil individu ce jugement : pour lui, il n’y a rien qui compte. Et pourquoi ? Parce que pour lui, l’éthique a une importance absolue ; c’est en cela, en effet, qu’il diffère des hommes en général pour qui tant de choses sont importantes ; presque toutes le sont, mais aucune absolument. – Mais, je l’ai dit, un observateur risque d’être dupe s’il prend un ironiste pour un éthicien, car l’ironie n’est que la possibilité de le devenir.


[1] La tentative désespérée et manquée de l’éthique hégélienne, de faire de l’Etat la dernière instance de l’éthique, est au plus haut point contraire à l’éthique en voulant donner les individus au fini ; contre toute éthique, on y déserte la catégorie d’individualité pour passer à celle de génération, d’espèce. [...]


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