Poétique ou Introduction à l'esthétique. Tome 1 / par Jean Paul Fr. Richter ; traduite de l'allemand, précédée d'un essai sur Jean Paul et sa poétique, suivie de notes et de commentaires, par Alexandre Büchner et Léon Dumont, A. Durand (Paris), 1862
§
33. — L'idée anéantissante ou infinie de l'humour.
Voici le
second élément de l'humour, en tant que sublime renversé. De même que Luther
appelle dans un sens défavorable notre volonté une lex inversa, l'humour est une lex
inversa dans un bon sens. Sa descente aux enfers lui ouvre les portes du
ciel. Il ressemble à l'oiseau Mérops qui monte vers le ciel, mais en tenant sa
queue tournée vers lui; c'est un jongleur qui boit et aspire le nectar en
dansant sur la tête.
Quand
l'homme, comme les théologiens d'autrefois, contemple le moude terrestre du
haut du inonde immatériel, celui-là lui parait plein de petitesse et de vanité ;
quand il se sert du petit monde, comme fait l'humour, pour mesurer le monde infini,
il enfante ce rire où viennent se mêler une douleur et une grandeur. C'est
pourquoi, de même que la poésie grecque, en opposition avec la poésie moderne,
inspirait la sérénité, l'humour, en opposition avec l'ancienne plaisanterie,
inspire surtout le sérieux. Il marche sur un brodequin, mais peu élevé, et
porte souvent le masque tragique, du moins à la main ; c'est pourquoi
non-seulement de grands humoristes ont été, comme nous l'avons dit,
très-sérieux, mais c'est à une nation très-mélancolique que l'on doit les
meilleurs. Les anciens aimaient trop la vie pour la mépriser à la façon de
l'humour. Cette introduction du sérieux dans les vieilles farces allemandes se
révèle par ce fait, que le diable y sert de bouffon. Dans les farces françaises
on trouve la grande diablerie*, c'est-à-dire l'alliance bouffonne de quatre diables.
Voici une idée caractéristique : je puis facilement imaginer le diable, en
tant que renversement du monde divin et eu tant que grande ombre de l'univers,
qui par cela même dessine les contours du corps lumineux, je puis, dis-je,
l'imaginer comme le plus grand humoriste et whimsical
man (102); mais, comme la'moresque d'une moresque (103), il serait beaucoup
trop contraire à l'esthétique ; car sourire serait trop désagréable et ressemblerait
au costume bigarré cl fleuri d'une victime qu'on mène à l'échafaud.
Après
chaque tension pathétique, l'homme éprouve ordinairement le besoin du relâchement
de l'humour. Mais, comme un sentiment ne peut exiger sa contre-partie, mais
seulement son affaiblissement, il doit y avoir dans la plaisanterie que
provoque le pathétique, un sérieux intermédiaire; et celui-ci habite dans
l'humour. Il y a par conséquent dans la Sacountala(104),
comme dans Shakespeare, un bouffon de cour, Madhawya; et Socrate, dans le Banquet de Platon, retrouve une
disposition comique même dans le talent pour la tragédie (103). C'est encore
pour cette raison qu'après la tragédie les Anglais offrent un épilogue
humoriste et une comédie, de même que la tétralogie grecque faisait terminer
son triple drame sérieux par un drame satirique ; Schiller au contraire a
commencé par ce dernier[1] (106). Chez les anciens,
après les rhapsodes, les parodistes se mettaient à chanter. Quand, dans les anciens
mystères français, un martyr ou le Christ devaient être flagellés, la bonhomie
et la simplicité du vieux temps avaient soin d'avertir entre parenthèses, qu' « ici
parait Arlequin et qu'il parle pour remettre les spectateurs en gaieté[2] ». Mais qui
consentira jamais à descendre de la hauteur du pathétique jusqu'à un persiflage
à la manière de Lucien ou seulement de Paris ? « Le beau Léandre, dit
Mercier[3], doit intéresser
constamment; il a un bel habit, il doit jouer un rôle de sentiment; mais enfin
la gaieté publique l'environne tout comme un autre ; elle pourrait tomber
sur sa personne. La pièce alors irait mal. Que font les entrepreneurs de grand
spectacle ? Ils ont senti par instinct ou par réflexion qu'il fallait que
quelque comédien de la troupe se chargeât journellement du rôle de Paillasse,
pour relever la sagesse, le sang-froid et le maintion du beau Léandre. »
-- La remarque est fine et vraie. Mais quel double abaissement du sublime et en
même temps de l'humour, quand c'est le sublime qui repose et l'humour qui
détermine un effort ! Il est facile de parodier et de renverser une
épopée; mais malheur à la tragédie qui ne continuerait pas son effet dans sa parodie
même ! On peut travestir Homère, mais non Shakespeare, car le petit
anéantit le sublime, mais non le pathétique. Quand Kotzebue propose pour l'accompagnement
de son Ariane travestie la musique de
Benda, composée pour L’Ariane
sérieuse de Gotter, afin de relever ses plaisanteries par le sérieux solennel
de la musique, il oublie que cette musique, qui réunit tout à la fois les
forces du pathétique et celles du sublime, ne peut être subordonnée et doit
conserver le dessus : elle précipiterait plus d'une fois, comme déesse
sérieuse, l'Ariane plaisante d'une hauteur plus grande que celle du rocher de
Naxos. Il ne résulte alors que plus de sublimité de ce qui n'est que bas ;
et par exemple, dans la Tragédie
universelle ou Paradis perdu de Thümmel[4], chacun sent avec une
force égale la vérité et lé mensonge, la nature divine et humaine de l'homme.
J'ai
parlé, dans le titre de ce paragraphe, de l'idée anéantissante : on la
retrouve partout. De même qu'en général la raison éblouit, écrase et transporte
de force l'intelligence, par exemple dans l'idée d'une divinité infinie, et la
traite comme un Dieu traiterait le fini ; de même l'humour, différant en
cela du persiflage, abandonne l'intelligence pour se prosterne pieusement
devant l'idée. C'est pourquoi l'humour se réjouit souvent de ses propres
contradictions et impossibilités : ainsi, dans le Zerbino de Tieck, les personnages eux-mêmes se donnent à la fin
pour des personnages écrits et des non-entités ; ils entraînent les
lecteurs sur la scène et la scène sous la presse[5]. C'est encore pour cela
que l'humour fait aboutir l'amour au vide pour résultat, tandis que le sérieux
se termine épigrammatiquement par ce qu'il y a de plus important : par exemple
la conclusion de la préface à la défense de l'arlequin par Moser, ou la conclusion
misérable de mon oraison funèbre, ou plutôt de l'oraison funèbre de Fenk sur un
estomac de prince (107). Ainsi encore Sterne parle plusieurs fois longuement et
avec soin de certains événements, jusqu'à ce qu'il finisse par cette conclusion :
qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela.
On peut
sentir souvent dans la musique quelque chose de l'audace de l'humour
anéantissant, ou pour mieux dire l'expression du mépris de l'univers :
dans celle de Haydn par exemple, qui anéantit des séries de sons entières par
une série étrangère, et qui s'agite alternativement entre pianissimo et fortissimo,
entre presto et amiante. Un second fait semblable est le scepticisme qui naît,
d'après Platner, quand l'esprit promène ses regards sur la multitude terrible
des opinions ennemies qui l'entourent ; c'est là une espèce de vertige de
l'Ame, qui substitue tout à coup à notre mouvement rapide le mouvement
extérieur de l'univers entier, qui est réellement tranquille.
Un
troisième fait semblable, ce sont les fêtes humoristes des fous au moyen âge,
qui, avec un libre hysteronproteron,
dans une mascarade intérieure et spirituelle, sans aucune intention impure,
renversent les Etats et les mœurs, tout cela sous la grande égalité et sous la
liberté de la joie. Mais aujourd'hui notre goût ne serait plus assez délicat
pour un pareil humour, si d'ailleurs notre âme n'était pas trop mauvaise.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire