mardi 19 février 2013

Humour : Kierkegaard, le Post-scriptume aux miette philosophiques

J'enchaîne avec deux extraits de Kierkegaard sur l'humour pour commencer. Je recopie ces textes du petit ouvrage fort utile publié aux PUF en 1967 : Kierkegaard, l'existence, présentant des textes choisis par Jean Brun et traduits par P.H. Tisseau.


Kierkegaard – Post-scriptum, IIe partie, 2e section, A) Le pathétique, § 3.

L’humour, comme limite de la religiosité de l’intériorité cachée, comporte la conscience de la faute totale. Aussi l’humoriste parle-t-il rarement de telle ou telle faute ; il saisit en effet tout l’ensemble, ou, si d’aventure il accentue quelque faute particulière, il le fait parce que la totalité s’y trouve indirectement exprimée. L’effe humoristique se produit quand il laisse la conscience enfantine de la faute se refléter dans la conscience totale. De l’union de la culture intellectuelle où l’on se rapporte à l’absolu, et de l’immédiateté enfantine, naît l’humour. Il n’est pas rare de rencontrer de grands gaillards, confirmés et bons garçons qui, bien que depuis longtemps des adultes, agissent en toute occasion comme des enfants dont ils semblent avoir gardé l’âge, même s’il était normal de vivre deux cent cinquante ans. Mais la puérilité et la gaminerie sont bien différentes de l’humour. L’humoriste a l’esprit enfantin sans y être assujetti ; il l’empêche toujours de s’exprimer directement et se borne à le laisser percer à travers une culture absolue. Aussi, quand un homme dont la culture est ainsi marquée au coin de l’absolu et un enfant sont ensemble, ils découvrent toujours en commun l’humoristique : l’enfant l’exprime et n’en sait rien, et l’humoriste sait que la drôlerie a été formulée. Par contre, un homme de culture relative avec ce même enfant ne découvre rien, parce qu’il dédaigne l’enfant et sa niaiserie.
Je me rappelle une répartie donnée dans une situation très précise que je vais rapporter. C’était dans un de ces petits groupes qui se forment pour un moment dans une nombreuse société ; on parlait d’une fâcheuse histoire ; une jeune femme formula, non sans grâce, sa triste opinion de la vie qui tient si peu ce qu’elle promet. « Quel bonheur », dit-elle, « que celui de l’enfance, ou plutôt de l’enfant ! » Elle se tut, se pencha vers un chérubin pendu à sa robe et lui caressa la joue. L’un des assistants, dont l’émotion montrait sa sympathie pour la jeune femme, poursuivit : « Oui, et surtout, quel bonheur dans l’enfance de recevoir des coups »[1] ; là-dessus, il se tourna pour parler à la maîtresse de céans qui passait.
Justement parce que la plaisanterie de l’humour consiste à révoquer un commencement d’approfondissement spirituel, l’humour recourt tout naturellement et souvent à l’enfance. Si un coryphée de la science, comme Kant, disait à propos des preuves de l’existence de Dieu : « Je n’en sais pas plus que ceci, que j’ai appris de mon père », le mot serait humoristique, et il en dirait réellement plus que tout un livre sur ces preuves, si ce livre oubliait cet humour. Mais justement parce que l’humour recèle toujours une douleur cachée, il comporte aussi une sympathie dont l’ironie est dépourvue, car elle cherche à se faire valoir ; aussi sa sympathie n’est-elle sympathie que très indirectement ; elle ne s’applique à personne, mais à l’idée de se faire valoir soi-même comme virtuelle en chacun. Aussi, chez la femme, trouve-t-on souvent l’humour, mais jamais l’ironie. S’y essaie-t-elle, cela ne lui sied pas et une nature vraiment féminine verra toujours dans l’ironie une sorte de cruauté.
L’humour reflète la conscience de la faute totale ; il est par suite plus vrai que toute mesure de comparaison. Mais la profondeur qu’il comporte se trouve révoquée, annulée dans la plaisanterie, tout à fait comme précédemment dans ce que nous avons dit de la souffrance. L’humour saisit le total, mais juste au moment de passer à l’explication, il s’impatiente et révoque tout : « Ce serait trop long et m’entraînerait trop loin, je révoque tout et rends l’argent. » - Nous sommes tous débiteurs », dirait un humoriste ; « nous tombons maintes fois et de maintes façons, nous tous qui appartenons à cette espèce animale qui s’appelle l’humanité et que Buffon décrit ainsi... ». Suivait une vraie définition d’histoire naturelle. L’opposition est ici au point culminant ; elle est celle d’un individu qui, dans le ressouvenir éternel, a la conscience de la faute totale, et d’un exemplaire d’une espèce animale. [...] La dérobade où l’humoriste passe de l’individu à l’espèce, est d’ailleurs un retour aux catégories esthétiques, et ce n’est nullement en cela que réside la profondeur de l’humour. La conscience de la faute totale en l’individu particulier devant Dieu et la félicité éternelle, voilà le religieux. L’humour porte la réflexion sur ce point, mais il révoque aussitôt. Car pour le religieux, la catégorie d’espèce est inférieure à celle d’individu, et les manœuvres où l’on cherche à se ranger sous la catégorie d’esprit sont des faux-fuyants...


[1] Le mot fit rire et l’on s’y méprit totalement. On y vit de l’ironie quand il n’en était rien. Si ce mot avait été comique, l’interlocuteur aurait été un piètre ironiste ; car la réplique avait un accent de tristesse absolument incompatible avec l’ironie. Le mot était humoristique et rendait ironique la situation du fait de la méprise. Et c’est tout naturel, car une réplique ironique ne peut rendre ironique une situation ; elle peut tout au plus faire comprendre que la situation l’est ; par contre une réplique humoristique peut rendre ironique une situation. L’ironiste cherche à se faire valoir et empêche la situation de se former, mais la douleur secrète de l’humoriste comporte une sympathie grâce à laquelle il contribue à créer la situation qui peut devenir ironique. Mais on confond assez souvent ce que l’on dit ironiquement avec ce qui, lorsqu’on le dit, peut produire un effet ironique de situation. Dans le cas en question la situation est ironique parce qu’on rit en prenant la réplique pour une taquinerie sans voir qu’elle témoigne beaucoup plus de mélancolie sur le bonheur de l’enfance que le mot de la jeune femme. La conception mélancolique de l’enfance mesure son importance à celle de l’opposition d’où l’on éprouve et formule ses nostalgiques regrets. Or, la plus grande opposition est celle du ressouvenir éternel de la faute, et la plus mélancolique nostalgie est fort justement exprimée par le nostalgique désir de recevoir des coups. Quand la jeune femme parlait, on avait un brin d’émotion ; mais on fut presque choqué de la réplique de l’humoriste dont on rit néanmoins ; et pourtant, il parla avec beaucoup plus de profondeur. Quand, de tout le galimatias de la vie, de ses fatigues et de son abêtissement, du morose souci de la vie matérielle et même de la douleur quotidienne d’un mariage malheureux, on a la nostalgie du bonheur de l’enfance, on n’est pas aussi mélancolique, à beaucoup près, que lorsqu’on soupire après ce bonheur en partant du ressouvenir de l’éternel faute auquel songeait tristement notre humoriste ; car c’est une niaiserie, quand on part de la conscience de la faute totale que le procédé soit fréquemment employé, et avec émotion, par des gens superficiels. La réplique en question n’était pas une taquinerie désobligeante ; elle était dictée par la sympathie. Un homme, dit-on, vint faire part à Socrate de son indignation d’entendre les gens le calomnier en son absence : « Y a-t-il lieu d’en faire état », répondit Socrate, « ce que les gens disent de moi en mon absence m’importe si peu que, si cela leur faisait plaisir, ils peuvent même me battre en mon absence ». Cette réplique est d’une ironie correcte ; elle est dénuée de la sympathie qui permettrait à Socrate de créer avec l’autre une situation commune (et la loi de l’ironie taquine porte tout simplement que la ruse de l’ironiste empêche constamment la conversation d’être telle, bien qu’elle semble à tous égards être un entretien, et même cordial) ; elle est d’une ironie taquine, même si elle l’est au regard de l’éthique, et elle vise à inciter l’interlocuteur à la maîtrise de soi. Aussi Socrate dit-il avec justesse moins que lui, car la calomnie est bien quelque chose, tandis que battre quelqu’un en son absence, c’est une absurdité. Par contre, une réplique humoristique doit toujours avoir quelque chose de profond bien que caché sous la plaisanterie ; aussi doit-elle exprimer davantage. Quand par exemple un homme s’adresse à un ironiste pour lui confier un secret sous la promesse du silence et que celui-ci répond : « Compte sur moi ; on peut me confier un secret sans crainte, car je l’oublie aussitôt entendu », la confiance est ici fort justement réduite à néant par le jeu de la dialectique abstraite. Si l’autre lui confie réellement son secret, les deux hommes s’entretiennent assurément, mais l’on se méprend si l’on y voit une confidence. Par contre, si cet homme obsédé par la calomnie avait dit par exemple à une jeune fille ce qu’il dit à Socrate ; s’il s’était plaint de tel ou tel qui parlait mal de lui en son absence, et si la jeune fille avait répondu : « Alors, je dois m’estimer heureuse, puisqu’il m’a complètement oubliée », cette réplique aurait un accent d’humour, sans être pourtant humoristique pour autant qu’elle ne reflète aucune détermination de totalité, dont l’opposition spécifique constitue l’humour.

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