Kierkegaard
– Post-scriptum, IIe
partie, 2e section, A) Le pathétique, § 3.
L’humour,
comme limite de la religiosité de l’intériorité cachée, comporte la conscience
de la faute totale. Aussi l’humoriste parle-t-il rarement de telle ou telle
faute ; il saisit en effet tout l’ensemble, ou, si d’aventure il accentue
quelque faute particulière, il le fait parce que la totalité s’y trouve
indirectement exprimée. L’effe humoristique se produit quand il laisse la
conscience enfantine de la faute se refléter dans la conscience totale. De l’union
de la culture intellectuelle où l’on se rapporte à l’absolu, et de l’immédiateté
enfantine, naît l’humour. Il n’est pas rare de rencontrer de grands gaillards,
confirmés et bons garçons qui, bien que depuis longtemps des adultes, agissent
en toute occasion comme des enfants dont ils semblent avoir gardé l’âge, même s’il
était normal de vivre deux cent cinquante ans. Mais la puérilité et la
gaminerie sont bien différentes de l’humour. L’humoriste a l’esprit enfantin
sans y être assujetti ; il l’empêche toujours de s’exprimer directement et
se borne à le laisser percer à travers une culture absolue. Aussi, quand un
homme dont la culture est ainsi marquée au coin de l’absolu et un enfant sont
ensemble, ils découvrent toujours en commun l’humoristique : l’enfant l’exprime
et n’en sait rien, et l’humoriste sait que la drôlerie a été formulée. Par
contre, un homme de culture relative avec ce même enfant ne découvre rien,
parce qu’il dédaigne l’enfant et sa niaiserie.
Je me
rappelle une répartie donnée dans une situation très précise que je vais
rapporter. C’était dans un de ces petits groupes qui se forment pour un moment
dans une nombreuse société ; on parlait d’une fâcheuse histoire ; une
jeune femme formula, non sans grâce, sa triste opinion de la vie qui tient si
peu ce qu’elle promet. « Quel bonheur », dit-elle, « que celui
de l’enfance, ou plutôt de l’enfant ! » Elle se tut, se pencha vers
un chérubin pendu à sa robe et lui caressa la joue. L’un des assistants, dont l’émotion
montrait sa sympathie pour la jeune femme, poursuivit : « Oui, et
surtout, quel bonheur dans l’enfance de recevoir des coups »[1] ; là-dessus, il se
tourna pour parler à la maîtresse de céans qui passait.
Justement
parce que la plaisanterie de l’humour consiste à révoquer un commencement d’approfondissement
spirituel, l’humour recourt tout naturellement et souvent à l’enfance. Si un
coryphée de la science, comme Kant, disait à propos des preuves de l’existence
de Dieu : « Je n’en sais pas plus que ceci, que j’ai appris de mon
père », le mot serait humoristique, et il en dirait réellement plus que
tout un livre sur ces preuves, si ce livre oubliait cet humour. Mais justement
parce que l’humour recèle toujours une douleur cachée, il comporte aussi une
sympathie dont l’ironie est dépourvue, car elle cherche à se faire valoir ;
aussi sa sympathie n’est-elle sympathie que très indirectement ; elle ne s’applique
à personne, mais à l’idée de se faire valoir soi-même comme virtuelle en
chacun. Aussi, chez la femme, trouve-t-on souvent l’humour, mais jamais l’ironie.
S’y essaie-t-elle, cela ne lui sied pas et une nature vraiment féminine verra
toujours dans l’ironie une sorte de cruauté.
L’humour
reflète la conscience de la faute totale ; il est par suite plus vrai que
toute mesure de comparaison. Mais la profondeur qu’il comporte se trouve
révoquée, annulée dans la plaisanterie, tout à fait comme précédemment dans ce
que nous avons dit de la souffrance. L’humour saisit le total, mais juste au
moment de passer à l’explication, il s’impatiente et révoque tout : « Ce
serait trop long et m’entraînerait trop loin, je révoque tout et rends l’argent. »
- Nous sommes tous débiteurs », dirait un humoriste ; « nous
tombons maintes fois et de maintes façons, nous tous qui appartenons à cette
espèce animale qui s’appelle l’humanité et que Buffon décrit ainsi... ».
Suivait une vraie définition d’histoire naturelle. L’opposition est ici au
point culminant ; elle est celle d’un individu qui, dans le ressouvenir
éternel, a la conscience de la faute totale, et d’un exemplaire d’une espèce
animale. [...] La dérobade où l’humoriste passe de l’individu à l’espèce, est d’ailleurs
un retour aux catégories esthétiques, et ce n’est nullement en cela que réside
la profondeur de l’humour. La conscience de la faute totale en l’individu
particulier devant Dieu et la félicité éternelle, voilà le religieux. L’humour
porte la réflexion sur ce point, mais il révoque aussitôt. Car pour le
religieux, la catégorie d’espèce est inférieure à celle d’individu, et les manœuvres
où l’on cherche à se ranger sous la catégorie d’esprit sont des faux-fuyants...
[1] Le mot fit rire et l’on
s’y méprit totalement. On y vit de l’ironie quand il n’en était rien. Si ce mot
avait été comique, l’interlocuteur aurait été un piètre ironiste ; car la
réplique avait un accent de tristesse absolument incompatible avec l’ironie. Le
mot était humoristique et rendait ironique la situation du fait de la méprise.
Et c’est tout naturel, car une réplique ironique ne peut rendre ironique une
situation ; elle peut tout au plus faire comprendre que la situation l’est ;
par contre une réplique humoristique peut rendre ironique une situation. L’ironiste
cherche à se faire valoir et empêche la situation de se former, mais la douleur
secrète de l’humoriste comporte une sympathie grâce à laquelle il contribue à
créer la situation qui peut devenir ironique. Mais on confond assez souvent ce
que l’on dit ironiquement avec ce qui, lorsqu’on le dit, peut produire un effet
ironique de situation. Dans le cas en question la situation est ironique parce
qu’on rit en prenant la réplique pour une taquinerie sans voir qu’elle témoigne
beaucoup plus de mélancolie sur le bonheur de l’enfance que le mot de la jeune
femme. La conception mélancolique de l’enfance mesure son importance à celle de
l’opposition d’où l’on éprouve et formule ses nostalgiques regrets. Or, la plus
grande opposition est celle du ressouvenir éternel de la faute, et la plus
mélancolique nostalgie est fort justement exprimée par le nostalgique désir de
recevoir des coups. Quand la jeune femme parlait, on avait un brin d’émotion ;
mais on fut presque choqué de la réplique de l’humoriste dont on rit néanmoins ;
et pourtant, il parla avec beaucoup plus de profondeur. Quand, de tout le
galimatias de la vie, de ses fatigues et de son abêtissement, du morose souci
de la vie matérielle et même de la douleur quotidienne d’un mariage malheureux,
on a la nostalgie du bonheur de l’enfance, on n’est pas aussi mélancolique, à
beaucoup près, que lorsqu’on soupire après ce bonheur en partant du ressouvenir
de l’éternel faute auquel songeait tristement notre humoriste ; car c’est
une niaiserie, quand on part de la conscience de la faute totale que le procédé
soit fréquemment employé, et avec émotion, par des gens superficiels. La
réplique en question n’était pas une taquinerie désobligeante ; elle était
dictée par la sympathie. Un homme, dit-on, vint faire part à Socrate de son
indignation d’entendre les gens le calomnier en son absence : « Y
a-t-il lieu d’en faire état », répondit Socrate, « ce que les gens
disent de moi en mon absence m’importe si peu que, si cela leur faisait
plaisir, ils peuvent même me battre en mon absence ». Cette réplique est d’une
ironie correcte ; elle est dénuée de la sympathie qui permettrait à
Socrate de créer avec l’autre une situation commune (et la loi de l’ironie
taquine porte tout simplement que la ruse de l’ironiste empêche constamment la
conversation d’être telle, bien qu’elle semble à tous égards être un entretien,
et même cordial) ; elle est d’une ironie taquine, même si elle l’est au
regard de l’éthique, et elle vise à inciter l’interlocuteur à la maîtrise de
soi. Aussi Socrate dit-il avec justesse moins que lui, car la calomnie est bien
quelque chose, tandis que battre quelqu’un en son absence, c’est une absurdité.
Par contre, une réplique humoristique doit toujours avoir quelque chose de
profond bien que caché sous la plaisanterie ; aussi doit-elle exprimer
davantage. Quand par exemple un homme s’adresse à un ironiste pour lui confier
un secret sous la promesse du silence et que celui-ci répond : « Compte
sur moi ; on peut me confier un secret sans crainte, car je l’oublie
aussitôt entendu », la confiance est ici fort justement réduite à néant
par le jeu de la dialectique abstraite. Si l’autre lui confie réellement son
secret, les deux hommes s’entretiennent assurément, mais l’on se méprend si l’on
y voit une confidence. Par contre, si cet homme obsédé par la calomnie avait
dit par exemple à une jeune fille ce qu’il dit à Socrate ; s’il s’était
plaint de tel ou tel qui parlait mal de lui en son absence, et si la jeune
fille avait répondu : « Alors, je dois m’estimer heureuse, puisqu’il
m’a complètement oubliée », cette réplique aurait un accent d’humour, sans
être pourtant humoristique pour autant qu’elle ne reflète aucune détermination
de totalité, dont l’opposition spécifique constitue l’humour.
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