dimanche 17 février 2013

Humour : Jean-Paul Richter, Cours préparatoire d'esthétique, de l'humour

Je reprends ici des extraits du Cours préparatoire d'esthétique de Jean-Paul Richter, accessible sur le site Gallica, dans une traduction du XIXe siècle

Poétique ou Introduction à l'esthétique. Tome 1 / par Jean Paul Fr. Richter ; traduite de l'allemand, précédée d'un essai sur Jean Paul et sa poétique, suivie de notes et de commentaires, par Alexandre Büchner et Léon Dumont, A. Durand (Paris), 1862


Jean-Paul Richter – Cours préparatoire d’esthétique

Chapitre VII – De la poésie humoristique

31§. De l’humour

En opposition avec la poésie plastique, nous avons assigné à la poésie romantique l’infinité du sujet, comme un espace où le monde objectif perd ses limites de même que dans un clair de lune. Comment donc le comique peut devenir romantique, puisqu’il ne consiste que dans le contraste du fini avec l’infini[v1] , et ne peut admettre l’infini ? L’entendement et le monde objectif ne connaissent que le fini. Ici il n’y a plus qu’un contraste infini entre les idées (de la raison) et le fini lui-même, pris dans sa totalité. Mais qu’arriverait-il si l’on attribuait et si l’on supposait ce fini comme contraste subjectif[1] à l’idée (infinité) en tant que contraste objectif, et qu’au lieu du sublime ou de la manifestation de l’infini, on fit naître une manifestation du fini dans l’infini, c’est-à-dire une infinité de contraste, en un mot une négation de l’infini ?
Nous aurions en ce cas l’humour ou le comique romantique. Et en fait cela se passe ainsi. Bien que l’entendement soit l’athée de la religion de l’infini, il doit rencontrer ici un contraste qui va jusqu’à l’infini. Pour le prouver, j’expose ici d’une manière plus complète les quatre éléments de l’humour.

§32 – Universalité de l’humour

L’humour, en tant que renversement du sublime, n’anéantit pas l’individuel, mais le fini dans son contraste avec l’idée. Pour lui il n’y a pas de sottise individuelle, pas de sots, mais seulement de la sottise et un monde sot. Différent des saillies du plaisant vulgaire, il ne met pas en évidence une folie individuelle. Il rabaisse la grandeur et exalte la petitesse, mais, différent aussi de la parodie et de l’ironie, c’est en plaçant le grand à côté du petit en même temps que le petit à côté du grand, et en les anéantissant ainsi l’un et l’autre ; car, devant l’infini, tout est égal et tout n’est rien. « Vive la bagatelle ! » s’écrie avec sublimité Swift à demi insensé (98), qui finit par ne plus aimer qu’à lire et composer des mauvais livres : c’était dans ce miroir concave que le fini de la sottise, en tant qu’ennemi de l’idée, lui paraissait le mieux déchiré ; et, dans le mauvais livre qu’il lisait ou que même il composait, il jouissait de ce livre qu’il se créait dans son imagination. Le satirique ordinaire peut, dans ses ouvrages ou dans ses critiques, saisir quelques bévues ou quelques véritables fautes de goût, et les attacher sur son pilori, pour leur jeter, au lieu d’œufs pourris, quelques saillies pleines de sel ; mais l’humoriste préfère protéger la sottise individuelle, et sévir au contraire contre le bourreau et tous ses spectateurs, parce que ce n’est pas la sottise de telle ou telle ville, mais la sottise humaine, c’est-à-dire l’universel qu’il poursuit. Son thyrse n’est ni un bâton de chef d’orchestre ni un fouet, et ses coups tombent au hasard. Dans la Foire de Plundersweiler de Goethe, il serait absurde que le poëte eût voulu faire des satires isolées contre des marchands de bœufs, des comédiens, etc. ; il faut donc qu’il ait voulu faire un arrangement épique et s’attaquer en général à la vie ordinaire. Les campagnes de l’Oncle Toby ne rendent pas seulement ridicules, comme on pourrait le penser, l’Oncle et Louis XIV (99) ; mais elles sont l’allégorie de toutes les manies humaines, et de cette tête d’enfant qui se conserve au fond de chaque tête humaine comme dans un carton à chapeau, et qui, bien que cachée sous plus d’une enveloppe, se dresse quelquefois nue dans l’air, et reste souvent sur les épaules et sous les cheveux blancs de l’homme arrivé à la vieillesse et à la décrépitude.
Cette universalité de l’humour peut par conséquent s’exprimer tout aussi bien symboliquement et par des parties (par exemple dans Gozzi, Sterne, Voltaire, Rabelais, dont on peut citer l’humour universel, moins à cause de leurs allusions contemporaines que malgré elles) que par la grande antithèse de la vie elle-même. Nous rencontrons ici l’incomparable Shakespeare avec sa taille de géant ; dans Hamlet, comme dans quelques-uns de ses fous mélancoliques, il porte à son comble, sous le masque de la folie, ce mépris universel. Cervantès, dont le génie était trop grand faire une longue plaisanterie sur une démence accidentelle ou une simplicité vulgaire, mène jusqu’au bout, mais avec peut-être moins de connaissance de cause que Shakespeare, sous les regards de l’égalité infinie, le parallèle humoristique entre le réalisme et l’idéalisme, entre le corps et l’âme, et ses gémeaux de la folie se tiennent bien au-dessous de l’humanité. Le Gulliver, de Swift (moins humoristique pour la forme, mais plus humoristique par la pensée que son Conte du tonneau), se dresse sur la roche tarpéienne d’où cette pensée précipite l’humanité. Ce n’est que par de pures effusions lyriques dans lesquelles l’âme se contemple elle-même, que Leibgeber décrit son humour universel, qui ne touche jamais au particulier et ne le blâme jamais[2] ; ce dernier cas est au contraire celui de son ami Siebenkæs (100), à qui j’attribue par conséquent de la Laune plutôt que de l’humour. Ainsi encore l’humour de Tieck, bien qu’il soit en partie imité de celui des autres, n’abonde pas en trait spirituels et a un caractère très-large. Rabener au contraire s’attache à flageller différents sots de la cour de Saxe, et les critiques flagellent différents humoristes de l’Allemange.
Si Schegel a eu raison de dire que le romantisme n’est pas un genre de poésie, mais que la poésie doit toujours être romantique, il est encore plus juste de dire en particulier du comique qu’il doit toujours être romantique, c’est-à-dire humoriste. [...]
Différents phénomènes se rattachent à l’universalité de l’humour : par exemple elle se manifeste dans la structure des périodes de Sterne, qui réunit par des traits d’union, non des parties, mais des touts, et aussi dans son habitude de généraliser ce qui n’est valable que dans un cas particulier ; ainsi dans Sterne : « Ce n’est pas sans raison que de grands hommes écrivent des dissertations sur les longs nez ». Il y a un autre phénomène extérieur : c’est que le critique vulgaire étouffe et matérialise le vrai esprit humoriste universel en l’introduisant et en l’emprisonnant dans ses satires partielles ; ce personnage insignifiant ne portant pas en lui-même l’étoffe d’un auteur comique, c’est-à-dire l’idée du mépris du monde, doit trouver le véritable comique sans tenue, même puérile, et sans but ; il doit trouver qu’au lieu de faire rire, il est par lui-même ridicule, et doit préférer silencieusement, mais avec sincérité et sous plusieurs rapports, la Laune de Müller d’Itzihœ à l’humour de Shandy. Lichtenberg fit à la vérité le panégyrique de Müller (qui du reste méritait des éloges pour son Siefried de Lindenberg, surtout dans la première édition) ; il a aussi loué avec excès les esprits facétieux et brillants du Berlin d’alors, et était un peu borné par son caractère exclusif d’anglomane et de mathématicien ; mais néanmoins ses qualités humoristiques étaient plus grandes qu’il ne le croyait lui-même ; avec sa manière astronomique de considérer le va-et-vient du monde, et avec la richesse de son esprit, il aurait pu produire quelque chose de plus sublime que deux ailes qui s’agitent, dans le ciel à la vérité, mais qui ne s’agitent qu’avec de longues plumes collées ensemble.
Cette universalité explique encore la douceur et la tolérance de l’humour à l’égard des sottises individuelles ; car celles-ci, se trouvant répandues dans la masse, ont moins de portée et sont moins blessantes ; et d’ailleurs l’œil de l’humoriste ne peut méconnaître sa propre affinité avec l’humanité. Le satirique vulgaire, au contraire, n’observe et ne relève seulement, dans la vie ordinaire ou dans celle des savants, que des traits abdéritiques isolés et qui lui sont étrangers ; dans le sentiment étroit et égoïste de sa supériorité, il croit être un hippocentaure au mileu d’onocentaures ; et, comme un prédicateur du matin et du soir, dans cette maison de fous du globe terrestre, il fait, avec une sorte de fureur, du haut de son cheval, son sermon de capucin contre la folie. Combien est plus modeste celui qui se contente de rire de tout, sans excepter ni hippocentaure ni lui-même !
Mais comment, au milieu de cette raillerie universelle, l’humoriste qui réchauffe l’âme et le persifleur qui la glace, puisque tous deux tournent également tout en dérision, se distinguent-ils l’un de l’autre ? L’humoriste, plein de sentiment, doit-il être mis à côté du froid persifleur qui ne fait ostentation que d’insensibilité ? Cela est impossible, et ils se séparent l’un de l’autre, comme Voltaire se sépare souvent de lui-même et des Français, par l’idée anéantissante.




[1] Qu’on se rappelle que j’ai défini plus haut le contraste objectif une contradiction de l’action comique avec le rapport connu par les sens ; et le contraste subjectif, cette seconde contradiction que nous attribuons à l’être comique en supposant notre connaissance à son action.
[2] Par exemple, sa lettre sur Adam comme loge naturelle de l’humanité, son autre lettre sur la gloire, etc.





 [v1]Fini ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire