Poétique ou Introduction à l'esthétique. Tome 1 / par Jean Paul Fr. Richter ; traduite de l'allemand, précédée d'un essai sur Jean Paul et sa poétique, suivie de notes et de commentaires, par Alexandre Büchner et Léon Dumont, A. Durand (Paris), 1862
Jean-Paul
Richter – Cours préparatoire d’esthétique
Chapitre
VII – De la poésie humoristique
31§.
De l’humour
En
opposition avec la poésie plastique, nous avons assigné à la poésie romantique
l’infinité du sujet, comme un espace où le monde objectif perd ses limites de
même que dans un clair de lune. Comment donc le comique peut devenir
romantique, puisqu’il ne consiste que dans le contraste du fini avec l’infini[v1] , et ne
peut admettre l’infini ? L’entendement et le monde objectif ne connaissent
que le fini. Ici il n’y a plus qu’un contraste infini entre les idées (de la
raison) et le fini lui-même, pris dans sa totalité. Mais qu’arriverait-il si l’on
attribuait et si l’on supposait ce fini comme contraste subjectif[1] à l’idée (infinité) en
tant que contraste objectif, et qu’au lieu du sublime ou de la manifestation de
l’infini, on fit naître une manifestation du fini dans l’infini, c’est-à-dire
une infinité de contraste, en un mot une négation de l’infini ?
Nous
aurions en ce cas l’humour ou le comique romantique. Et en fait cela se passe
ainsi. Bien que l’entendement soit l’athée de la religion de l’infini, il doit
rencontrer ici un contraste qui va jusqu’à l’infini. Pour le prouver, j’expose
ici d’une manière plus complète les quatre éléments de l’humour.
§32
– Universalité de l’humour
L’humour,
en tant que renversement du sublime, n’anéantit pas l’individuel, mais le fini
dans son contraste avec l’idée. Pour lui il n’y a pas de sottise individuelle,
pas de sots, mais seulement de la sottise et un monde sot. Différent des
saillies du plaisant vulgaire, il ne met pas en évidence une folie
individuelle. Il rabaisse la grandeur et exalte la petitesse, mais, différent
aussi de la parodie et de l’ironie, c’est en plaçant le grand à côté du petit
en même temps que le petit à côté du grand, et en les anéantissant ainsi l’un
et l’autre ; car, devant l’infini, tout est égal et tout n’est rien. « Vive
la bagatelle ! » s’écrie avec sublimité Swift à demi insensé (98),
qui finit par ne plus aimer qu’à lire et composer des mauvais livres : c’était
dans ce miroir concave que le fini de la sottise, en tant qu’ennemi de l’idée,
lui paraissait le mieux déchiré ; et, dans le mauvais livre qu’il lisait
ou que même il composait, il jouissait de ce livre qu’il se créait dans son
imagination. Le satirique ordinaire peut, dans ses ouvrages ou dans ses
critiques, saisir quelques bévues ou quelques véritables fautes de goût, et les
attacher sur son pilori, pour leur jeter, au lieu d’œufs pourris, quelques
saillies pleines de sel ; mais l’humoriste préfère protéger la sottise
individuelle, et sévir au contraire contre le bourreau et tous ses spectateurs,
parce que ce n’est pas la sottise de telle ou telle ville, mais la sottise
humaine, c’est-à-dire l’universel qu’il poursuit. Son thyrse n’est ni un bâton
de chef d’orchestre ni un fouet, et ses coups tombent au hasard. Dans la Foire de Plundersweiler de Goethe, il
serait absurde que le poëte eût voulu faire des satires isolées contre des
marchands de bœufs, des comédiens, etc. ; il faut donc qu’il ait voulu
faire un arrangement épique et s’attaquer en général à la vie ordinaire. Les
campagnes de l’Oncle Toby ne rendent
pas seulement ridicules, comme on pourrait le penser, l’Oncle et Louis XIV (99) ;
mais elles sont l’allégorie de toutes les manies humaines, et de cette tête d’enfant
qui se conserve au fond de chaque tête humaine comme dans un carton à chapeau,
et qui, bien que cachée sous plus d’une enveloppe, se dresse quelquefois nue
dans l’air, et reste souvent sur les épaules et sous les cheveux blancs de l’homme
arrivé à la vieillesse et à la décrépitude.
Cette
universalité de l’humour peut par conséquent s’exprimer tout aussi bien symboliquement
et par des parties (par exemple dans Gozzi, Sterne, Voltaire, Rabelais, dont on
peut citer l’humour universel, moins à cause de leurs allusions contemporaines
que malgré elles) que par la grande antithèse de la vie elle-même. Nous
rencontrons ici l’incomparable Shakespeare avec sa taille de géant ; dans
Hamlet, comme dans quelques-uns de ses fous mélancoliques, il porte à son comble,
sous le masque de la folie, ce mépris universel. Cervantès, dont le génie était
trop grand faire une longue plaisanterie sur une démence accidentelle ou une
simplicité vulgaire, mène jusqu’au bout, mais avec peut-être moins de
connaissance de cause que Shakespeare, sous les regards de l’égalité infinie,
le parallèle humoristique entre le réalisme et l’idéalisme, entre le corps et l’âme,
et ses gémeaux de la folie se tiennent bien au-dessous de l’humanité. Le Gulliver, de Swift (moins humoristique
pour la forme, mais plus humoristique par la pensée que son Conte du tonneau), se dresse sur la
roche tarpéienne d’où cette pensée précipite l’humanité. Ce n’est que par de
pures effusions lyriques dans lesquelles l’âme se contemple elle-même, que
Leibgeber décrit son humour universel, qui ne touche jamais au particulier et
ne le blâme jamais[2] ;
ce dernier cas est au contraire celui de son ami Siebenkæs (100), à qui j’attribue
par conséquent de la Laune plutôt que
de l’humour. Ainsi encore l’humour de Tieck, bien qu’il soit en partie imité de
celui des autres, n’abonde pas en trait spirituels et a un caractère
très-large. Rabener au contraire s’attache à flageller différents sots de la
cour de Saxe, et les critiques flagellent différents humoristes de l’Allemange.
Si
Schegel a eu raison de dire que le romantisme n’est pas un genre de poésie,
mais que la poésie doit toujours être romantique, il est encore plus juste de dire
en particulier du comique qu’il doit toujours être romantique, c’est-à-dire humoriste.
[...]
Différents
phénomènes se rattachent à l’universalité de l’humour : par exemple elle
se manifeste dans la structure des périodes de Sterne, qui réunit par des
traits d’union, non des parties, mais des touts, et aussi dans son habitude de
généraliser ce qui n’est valable que dans un cas particulier ; ainsi dans
Sterne : « Ce n’est pas sans raison que de grands hommes écrivent des
dissertations sur les longs nez ». Il y a un autre phénomène extérieur :
c’est que le critique vulgaire étouffe et matérialise le vrai esprit humoriste
universel en l’introduisant et en l’emprisonnant dans ses satires partielles ;
ce personnage insignifiant ne portant pas en lui-même l’étoffe d’un auteur
comique, c’est-à-dire l’idée du mépris du monde, doit trouver le véritable
comique sans tenue, même puérile, et sans but ; il doit trouver qu’au lieu
de faire rire, il est par lui-même ridicule, et doit préférer silencieusement,
mais avec sincérité et sous plusieurs rapports, la Laune de Müller d’Itzihœ à l’humour
de Shandy. Lichtenberg fit à la vérité le panégyrique de Müller (qui du reste
méritait des éloges pour son Siefried de
Lindenberg, surtout dans la première édition) ; il a aussi loué avec
excès les esprits facétieux et brillants du Berlin d’alors, et était un peu
borné par son caractère exclusif d’anglomane et de mathématicien ; mais
néanmoins ses qualités humoristiques étaient plus grandes qu’il ne le croyait
lui-même ; avec sa manière astronomique de considérer le va-et-vient du
monde, et avec la richesse de son esprit, il aurait pu produire quelque chose
de plus sublime que deux ailes qui s’agitent, dans le ciel à la vérité, mais
qui ne s’agitent qu’avec de longues plumes collées ensemble.
Cette
universalité explique encore la douceur et la tolérance de l’humour à l’égard
des sottises individuelles ; car celles-ci, se trouvant répandues dans la
masse, ont moins de portée et sont moins blessantes ; et d’ailleurs l’œil
de l’humoriste ne peut méconnaître sa propre affinité avec l’humanité. Le
satirique vulgaire, au contraire, n’observe et ne relève seulement, dans la vie
ordinaire ou dans celle des savants, que des traits abdéritiques isolés et qui
lui sont étrangers ; dans le sentiment étroit et égoïste de sa
supériorité, il croit être un hippocentaure au mileu d’onocentaures ; et,
comme un prédicateur du matin et du soir, dans cette maison de fous du globe
terrestre, il fait, avec une sorte de fureur, du haut de son cheval, son sermon
de capucin contre la folie. Combien est plus modeste celui qui se contente de
rire de tout, sans excepter ni hippocentaure ni lui-même !
Mais
comment, au milieu de cette raillerie universelle, l’humoriste qui réchauffe l’âme
et le persifleur qui la glace, puisque tous deux tournent également tout en
dérision, se distinguent-ils l’un de l’autre ? L’humoriste, plein de
sentiment, doit-il être mis à côté du froid persifleur qui ne fait ostentation
que d’insensibilité ? Cela est impossible, et ils se séparent l’un de l’autre,
comme Voltaire se sépare souvent de lui-même et des Français, par l’idée
anéantissante.
[1] Qu’on se rappelle que j’ai
défini plus haut le contraste objectif une contradiction de l’action comique
avec le rapport connu par les sens ; et le contraste subjectif, cette
seconde contradiction que nous attribuons à l’être comique en supposant notre
connaissance à son action.
[2] Par exemple, sa lettre
sur Adam comme loge naturelle de l’humanité, son autre lettre sur la gloire,
etc.
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