Consultable sur le site Persée :
Claude Hagège. S. Attardo, Linguistic Theories of Humor, L'Homme,
1997, vol. 37, n° 142, pp. 117-119.
Consulté le 22 février 2013
Salvatore Attardo,
Linguistic Theories of Humor.
Berlin-New York, Mouton de Gruyter, 1994, xix + 426 p., bibl., append., index,
fig., tabl. (« Humor Research » 1).
Cet ouvrage, qui inaugure la collection «
Humor Research » lancée par les éditions Mouton de Gruyter, est consacré, comme
l'indique son titre, à un examen des principales théories linguistiques qui,
spécifiquement ou à l'occasion d'autres thématiques, traitent de l'humour en
tant que manifestation culturelle susceptible d'intéresser tant les linguistes
que ceux qui l'abordent par des biais différents. Il est clair que Salvatore
Attardo (aujourd'hui professeur à Purdue University, Indiana), auquel on doit
de nombreux travaux sur diverses formes d'humour (dont la barzelletta, genre de
plaisanterie appartenant à la tradition italienne), traite ici un sujet qu'il
connaît bien et sur lequel il a beaucoup travaillé : sa bibliographie n'occupe
pas moins de cinquante-deux pages, et son ouvrage cite un nombre considérable
d'auteurs dont il présente les idées sans toujours prendre assez de distance
critique : pour ne donner qu'un seul exemple, il reprend à P. Guiraud le
traitement de l'humour comme « défonctionalisation » du langage et à M. Apter
l'idée de le définir comme une « activité paratélique » s'opposant aux
activités orientées vers un but, alors que l'on pourrait tout aussi bien
considérer comme inhérent au langage, en parlant de fonction ludique(1), le goût
du jeu avec les mots, dont S. Freud montrait en 1905, dans son ouvrage sur le
Witz, qu'il est commun aux adultes et aux enfants.
L'énumération consciencieuse et l'étude
détaillée des nombreuses théories sur l'humour que l'on trouve dans la
littérature spécialisée confèrent parfois à l'ouvrage une allure de catalogue
et induisent une présentation qui, faute d'être assez nerveuse, n'évite pas
toujours les pièges du bavardage et de la prolixité. Le livre abonde en longs
débats dont l'auteur reconnaît parfois lui-même qu'on ne peut presque rien en
conclure (« largely inconclusive », écrit-il à propos de l'un d'eux). Aux
passages en revue et exposés modérément critiques de théories dont il ne se
dégage guère de point décisif, aux déclarations en faveur de modèles
interprétatifs dont S. Attardo n'établit pas de manière convaincante en quoi
ils sont « clearly to be preferred », s'ajoutent les rappels de modèles de
base, comme la théorie saussurienne des associations (dites plus tard paradigmatiques),
dont deux raisons au moins rendaient peu nécessaire ici le traitement : d'une
part le fait qu'ils sont fort connus, d'autre part l'absence de relation
directe avec la problématique de l'humour. En outre, la prolixité enfante le
truisme, et l'auteur n'échappe pas à cette filiation lorsqu'il déclare, par
exemple, que l'humour du locuteur aux dépens de l'auditeur produit des effets
négatifs, par opposition à l'humour de complicité.
On pourrait considérer le plan de l'ouvrage
comme responsable, pour une part, de cette absence de vigueur. Une autre
organisation de sa matière était, en tout cas, possible. L'auteur présente,
pour l'essentiel, trois théories qu'il appelle respectivement « le modèle de la
disjonction d'isotopie », « la théorie de la bisociation » et « la théorie de
l'humour selon scénario sémantique ». Or, au lieu que ces théories soient
présentées sous un même grand titre initial qui les regrouperait en
développements successifs, elles apparaissent, après un premier chapitre
historique où sont rappelés les apports des Grecs, des Latins, de la
Renaissance et du début du xxe siècle, la première au chapitre 2, la deuxième
dans la première section du chapitre 5, et la troisième au chapitre 6. Le reste
du volume est consacré d'une part aux calembours (chap. 3 et 4), d'autre part à
la relation entre l'humour et le style (chap. 7), entre l'humour et le
destinataire (chap. 9), enfin à l'humour dans un long texte (chap. 8 et 10), le
dernier chapitre ne comprenant que trois pages où sont indiquées des directions
de recherche. De cet examen il ressort que l'ordre logique des chapitres aurait
dû être le suivant :l-2-5-6-3-4-9-8-10-ll.
Une autre raison du flou dont ce livre produit
parfois l'impression est tout simplement que les notions clés sur lesquelles il
s'organise ne sont pas définies ; et que, corollairement, des distinctions
importantes ne sont pas faites. Si paradoxal qu'il paraisse, la définition de
l'humour lui-même n'est nulle part donnée clairement ; dans l'introduction («
chapitre 0 », selon l'habitude disgracieuse aujourd'hui répandue), il est dit
que cette définition est impossible (B. Croce étant cité à témoin), et aucun
discriminant n'est fourni pour distinguer entre elles les composantes de ce que
l'auteur appelle le « champ sémantique de l'humour » : satire, comique, ironie,
plaisanterie, dérision, sarcasme, bon mot, calembour, etc. On ne voit pas, en
particulier, où se situe la différence entre plaisanterie et calembour, ainsi
qu'entre ces notions et celles qui en sont voisines ; c'est dans une petite
parenthèse (p. 193) que l'auteur caractérise la plaisanterie comme « un texte
court », et dans une note (p. 293) où, ayant consenti à préciser que la
plaisanterie relève, par ses dimensions, de la linguistique du texte, il se
contente d'écrire que la comparaison entre elle et d'autres types narratifs
humoristiques est « extrêmement complexe » et renvoie à divers auteurs pour la
distinction que l'on peut tracer, par exemple, entre plaisanterie et anecdote
amusante. On ne sait donc auquel de ces deux genres il convient d'assigner le
dialogue suivant, emprunté à A. Greimas : « Belle soirée, hein ? Repas
magnifique... et puis jolies toilettes, hein ? — Ça, dit l'autre, je n'en sais
rien. — Comment ça ? — Non, je n'y suis pas allé !» ; le calembour, tout comme
la plaisanterie au sens où l'entend S. Attarde, joue sur une ambiguïté (bien
que certains exemples qu'en donne l'auteur exploitent des domaines hétérogènes
: delirium tremensl très mince est une attraction morphologique, alors que
souffrante pour désigner une allumette est un jeu sur l'homonymie des radicaux
du verbe souffrir et du nom soufre) ; ce serait donc le cadre textuel, large
dans un cas, réduit à une unité dans l'autre, qui distinguerait calembour et
plaisanterie ; mais il n'y a pas de théorisation explicite de ce point dans
l'ouvrage, pourtant foisonnant d'exposés sur les théories. On ne trouve pas non
plus de théorisation de la possibilité de traduire, et l'auteur ne traite à
part ni les expressions idiomatiques, ni les bons mots qui sont liés aux
formes spécifiques d'une langue donnée : si « genius is 1 % inspiration and 99
% perspiration » est compréhensible aux francophones moyennant le changement de
per- en trans-, en revanche, « do you believe in clubs for young people ? —
Only when kindness fails » suppose qu'ils sachent que club peut signifier aussi
bien « bâton » que « club » ; ils doivent connaître assez d'anglais également
si l'on veut qu'ils apprécient la contrepèterie yesterday the dear old queen
gave an audience to the queer old dean ; inversement, seule une bonne
compétence en français permet à des étrangers d'apprécier (s'il y a lieu...)
marché coma, vaticancan, mieux vaut Tartuffe que jamais ou bulletin
d'informacons.
Les trois théories que l'auteur privilégie ici
se ramènent en réalité à deux, puisque, analysant le modèle de la bisociation,
il écrit qu'elle n'est qu'une variante notationnelle de la disjonction
d'isotopie et du scénario sémantique. Il n'empêche que la théorie de la bisociation
a exercé une grande influence, comme le rappelle S. Attardo, sur des auteurs
aussi variés qu'Eco, Fonagy, Manetti et d'autres. La bisociation est, selon la
définition d'A. Koestler, qui a proposé cette théorie dans L'acte de création
(1964) (il s'agit bien du grand humaniste et romancier anglo-hongrois auteur de
Zéro et l'infini !), « la perception d'une situation ou d'une idée dans deux
cadres de référence cohérents mais habituellement incompatibles ». D'une
manière en effet parallèle, le modèle de la disjonction d'isotopie postule que
les plaisanteries sont constituées d'une contradiction entre deux mondes
sémantiques, ou isotopies, qui sont présentés ensemble alors qu'ils sont
disjoints. Le modèle du scénario sémantique, quant à lui, emprunte initialement
à la psychologie (Bartlett, Bateson, Goffman) la notion de scénario, ou texte
écrit, qui désigne un ensemble organique d'informations sur un sujet donné, cet
ensemble étant une structure cognitive intériorisée par le locuteur ; ce
dernier possède, selon V. Raski — auteur de la théorie (familier de S. Attarde,
tous deux enseignant dans la même université) qui a adapté à l'interprétation
de l'humour les idées chomskyennes — une compétence innée qui lui permet de décider qu'un texte est
humoristique s'il est compatible avec deux scénarios opposés. À titre
d'exemple, S. Attardo cite après Raskin le bon mot suivant : « Le docteur
est-il chez lui ? », chuchote le malade d'une voix basse et toussotante. « Non
», lui répond en chuchotant la jeune et jolie femme du docteur, « entrez tout
de suite », ou encore celui-ci : « Combien de Polonais faut-il pour visser une
ampoule ? — Cinq : un pour tenir l'ampoule et quatre pour tourner la table sur
laquelle il est debout. » Selon l'auteur, ce dernier exemple oppose les
scénarios réel et irréel et active le scénario idiot. Un autre exemple encore
joue sur les fausses analogies : « Madonna n'en a pas, le pape en a un mais ne
s'en sert pas, Bush en a un court, et Gorbatchev en a un long. Qu'est-ce que
c'est ? — Réponse : un deuxième nom ». Un dernier exemple exploite l'inépuisable
veine des ambiguïtés suscitées par les formulations qui évoquent à la fois le
scénario des geste de l'amour et celui des autres gestes : la mère de trois
sœurs mariées le même jour écoute aux portes la nuit venue, et demandant, le
lendemain, pourquoi l'une a crié « hihihi », l'autre « hahaha », tandis que la
dernière n'a rien dit, s'entend répondre, respectivement : « ça chatouillait »,
« ça faisait mal » et « tu m'as appris qu'il était toujours impoli de parler la
bouche pleine ». On voit que le répertoire de bons mots dressé par l'auteur
inclut hardiment des registres et des goûts assez variés...
L'ouvrage est essentiellement fondé sur les
conceptions et les illustrations occidentales de l'humour. Au sein de ces
dernières, l'humour juif, dont la richesse n'est pas sans liens avec
l'absurdité des situations juives, n'est qu'à peine mis à contribution, sauf
dans un exemple qui exploite non pas la confrontation comique entre ces
dernières et les situations non juives, mais le jeu, typiquement linguistique,
sur l'adéquation illusoire entre le réfèrent et le signifiant : à la question «
pourquoi le kugel (gâteau traditionnel du sabbat fait de pâtes et de pommes de
terre) s'appelle-t-il kugel ?», le légendaire humoriste Motke Chabad répond : «
Quelle est cette sotte question ? N'est-il pas doux comme le kugel ? N'est-il
pas épais comme le kugel ? Et n'a-t-il pas le même goût que le kugel ? Alors,
pourquoi ne devrait-il pas s'appeler kugel ? ». S. Attarde n'insiste pas assez
sur cet humour de la circularité sémiotique. Non seulement il ne fait pas à
l'humour juif, malgré la mention de ce bon mot, la place qu'il mérite, mais
encore il n'utilise aucune des contributions que pourraient apporter aux
théories de l'humour les cultures slave, arabe, indienne, chinoise, japonaise,
austronésienne, africaine, amérindienne, etc. Corollairement, il manque ici,
bien que l'auteur en fasse le vœu pieux dans le dernier chapitre, une
perspective typologique.
Comme S. Attardo le reconnaît lui-même au
début du premier chapitre, une partie de ce livre n'est pas directement
pertinente pour la linguistique, et certains passages tiennent de la «
tétracapillotomie » épistémologique. En outre, le style, lors même que sont
exposées les théories de l'humour, n'est pas toujours d'une humoristique légèreté.
Néanmoins, résultat de l'important travail d'un auteur très bien informé,
l'ouvrage éclaire d'une vive lumière un sujet qui intéresse non seulement les
linguistes, mais aussi les ethnologues et les spécialistes de littérature.
Claude Hagège Collège de France, Paris
1. Cf. C. hagège, L'homme de paroles, Paris,
Fayard, 1985 : 262-263.
L'Homme
142, avril-juin 1997, pp. 115-171.
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