§
34 – Subjectivité de l’humour
Ainsi
que le sérieux romantique, le comique romantique est, comme en opposition avec
l'objectivité classique, le roi de la subjectivité. Car, dès que le comique
consiste dans le renversement du contraste qui existe entre les deux principes,
le subjectif et l'objectif, et que, d'après ce que nous avons dit, le principe
objectif doit être un infini que nous désirons saisir, je ne puis imaginer et
poser ce dernier principe en dehors de moi, mais je le place en moi-même où je
lui substitue le principe subjectif.
Je me
mets par conséquent moi môme dans cette opposition, sans me mettre cependant à
une place étrangère, comme il arrive dans la comédie; je divise mon moi en deux
facteurs, le fini et l'infini, et je fais sortir ce dernier du premier. L'homme
rit alors, car il se dit : « Cela est impossible ! cela est absurde ! »
—Sans doute, c'est pour cela que dans l'humoriste le moi joue le premier rôle,
et que, là où cela est possible, il entraîne sur son théâtre comique ses
relations personnelles, mais seulement pour les anéantir poétiquement. Comme il
est tout à la fois le fou, le quadrille comique de masques italiens, le
directeur et le régisseur, il faut que le lecteur apporte de la bienveillance,
où du moins n'apporte pas de haine, et ne fasse pas un être réel de ce qui
n'est qu'apparence ; celui qui pourrait goûter entièrement une épigramme
humoriste dirigée contre lui-même devrait être le meilleur lecteur du meilleur
auteur. Il faut qu'il y ait pour chaque poète, et surtout pour le poète
comique, autant de bienveillance qu'il doit y avoir au contraire de défiance
hostile à l'égard du philosophe; et cela est à l'avantage de l'un et de
l'autre.
Déjà,
dans la réalité corporelle, le tissu serré de la haine ferme l'entrée aux ailes
légères de la plaisanterie; mais le comique poétique a plus besoin encore d'un
accueil sincèrement favorable ; car, dans son imitation artistique et
conventionnelle, il ne peut, quand son personnage est gôné et doublé par un
autre personnage prosaïquement haineux, le mettre en jeu avec sérénité. Quand
Swift emprunte un air de ruse ou d'arrogance, et Musæus un air de stupidité,
comment pourront-ils produire un effet comique sur celui qui prend au sérieux
leur apparence et se trouve par conséquent mal disposé à leur égard? L'auteur
comique, en tant que représentant toujours de nouveau des irrégularités
toujours nouvelles, a, pour se concilier son public, tout autrement besoin de
bienveillance que le poète sérieux qui s'attache à des sentiments et à des
beautés qui existent depuis mille ans ; et cette bienveillance a pour
condition une certaine intimité avec le public lui-même ; aussi est-il
facile d'expliquer pourquoi des ouvrages de haut comique, qui ont fait rire la
postérité, n'ont pas fait rire la première année de leur naissance, et ont été
accueillis avec un sérieux stupide, tandis qu'un trait d'esprit vulgaire, mais
faisant allusion à des choses contemporaines, volait de main en main et de
bouche en bouche. Par exemple un Cervantes, afin de voir son Don Quichotte,
négligé* d'abord, exalté ensuite par la foule, dut l'attaquer et le rabaisser
lui-même ; et, pour empêcher qu'il ne se perdit en l'air comme une fusée,
dut écrire contre lui une critique sous le titre d’el buscapie, c'est-à-dire la Fusée. Aristophane fut privé du prix
que méritaient ses deux meilleures pièces, les Grenouilles et les Nuées,
par un certain Amipsias, oublié depuis longtemps, qui avait du reste pour lui,
dans le sens figuré, dès choeurs de nuages et de grenouilles. Le Tristram de
Sterne fut d'abord accueilli en Angleterre avec autant de froideur que s'il
avait été écrit en Allemagne pour des Allemands. Un critique du Mercure allemand*, qui d'ordinaire
épargne et même prône tout ce qui est vigoureux, prononce sur le tome premier
des Voyages physionomiques de Musæus le jugement suivant : « Le style
est à la Schubart et a la prétention d'être plaisant. Il est impossible de
parcourir ce livre, etc., etc. » Misérable, qui, dans cette seconde
édition, et après tant d'années, réussis à me fâcher encore, parce que j'ai,
malheureusement pour moi, mais pour le profit de l'esthétique, conservé mot
pour mot un extrait de tes sottises ! Et à côté de ce misérable, son frère
jumeau dans la Bibliothèque universelle
allemande[1]
allait, comme un âne, ravager, avec des dents incisives semblables, les
parterres de Musæis et en arracher les fleurs; c'est ce même Musæs qui avait
l'humour véritablement allemand, c'est-à-dire ce caractère de père de famille
qui se sourit bénévolement à lui-même, cette bonhomie qui atténue l'immixtion de
la langue étrangère du coeur parmi les éléments du comique. Plura exempla sunt odiosa.
Revenons
à la subjectivité de l'humour. Si l'humour faux rencontre une si grande
répugnance, c'est qu'il veut paraître parodier une nature qui est déjà la
sienne. Aussi, quand 3'auteur n'est pas gouverné par un noble naturel, il n'y a
rien de plus périlleux que de confier au bouffon lui-môme la confession comique ;
une âme vulgaire, comme l'est le plus souvent celle, du Gil Blas de Lesage, qui est tantôt confessée et tantôt confessante,
volontairement suspendue entre la connaissance et l'ignorance de soi-même,
entre le repentir et l'endurcissement, entre le rire indécis et le sérieux,
nous laisse également nous-mêmes dans cet état d'indécision. Pigault-Lebrun,
dans son Chevalier Mendoza, inspire
encore plus de dégoût par sa suffisance et par la nudité de son incrédulité
banale. Dans le sel de Crébillon, au contraire, se reflète déjà quelque chose de
plus élevé que les sots qu'il met en action. Avec quelle grandeur surgit à côté
d'eux le noble génie de Shakespeare, quand il donne à un sot débauché
l'humoriste Falstaff pour pendant ! Comme ici l'immoralité, mais seulement
en tant que faiblesse et habitude, se môle à une sottise fantastique ! La
Folie d'Érasme, se critiquant elle-même, n'est pas moins répréhensible, d'abord
comme moi vide et abstrait, c'est-à-dire comme non-moi, et ensuite parce qu'au
lieu d'humour lyrique ou d'ironie sévère, cette Folie ne débite que des leçons
universitaires de cette sagesse qui, de son trou de souffleur, crie encore plus
haut que la Colombine, c'est-à-dire la folie elle-même.
Comme,
dans l'humour, le moi se montre parodié, plusieurs Allemands, il y a environ
vingt-cinq ans, ont laisse de côté le moi
grammatical, pour le faire ressortir plus fortement par cette ellipse de
langage. Un meilleur auteur l'a plus récemment, dans la parodie de cette
parodie, biffé de nouveau avec de grosses barres qui font apercevoir clairement
la correction : c'est l'inappréciable Musæis, dans ses Voyages physionomiques, qui sont les
véritables voyages pittoresques et de plaisir de Comus et du lecteur. Bientôt
après, ces moi abattus furent ressuscités en masse par la non-entité, le
subjectivisme et l'individualisme de Fichte. Mais d'où vient que ce suicide
grammatical du moi est propre aux plaisanteries allemandes, tandis que ni les
langues plus modernes et voisines de de l'allemand, ni les langues anciennes,
n'en sont susceptibles ? C'est probablement parce que nous sommes, comme
les Persans ou les Turcs*[2], trop polis pour avoir un
moi devant les grands personnages. Car un Allemand est volontiers tout ce qu'on
voudra, excepté lui-même. Tandis que l'Anglais écrit grand son I (je), même au beau milieu d'une phrase,
il y a toujours beaucoup d'Allemands qui, au milieu d'une lettre, se servent
d'un i minuscule, et qui voudraient même en avoir un tellement petit qu'il fût
à peine visible, et ressemblât plutôt au point mathématique qui accompagne
cette lettre qu'à la barre qui la constitue. L'Anglais ajoute toujours self à
son my, comme le Français, même à son moi ; l'Allemand au contraire ne dit
que rarement ich selber, mais il dit volontiers ich meines Orts, c'est-à-dire moi de mon côté, expression où il
espère que personne ne verra de l'orgueil. Il n'y a pas longtemps encore, il ne
parlait jamais de la partie de sa personne qui s'étend des pieds jusqu'au
nombril, sans demander pardon de son existence, de telle sorte qu'il portait
toujours une moitié digne d'être invitée à la table des grands personnages et
de faire partie d'un chapitre, sur une autre moitié malheureuse, déclarée
roturière, comme sur un pilori. Il ne place hardiment son moi que dans les cas
où il peut s'allier à un plus petit que lui : le recteur d'un lycée dit
modestement à son gymnasiaste nous(wir).
L'Allemand est le seul peuple qui se serve d'il au singulier et d'ilsau
pluriel, comme de moyens d'interpellation, et cela parce qu'il porte partout
son exclusion du moi ; car toi et vous supposent un moi. Il y eut un temps
en Allemagne où il ne venait peut-être pas à la poste une seule lettre avec le
mot Ich (Je). Plus heureux que les Français ou les Anglais, dont la langue ne
permet pas une pure inversion grammaticale, nous pouvons, par une interversion
de l'ordre des pensées, mettre partout le plus important d'abord, et ce qui a
moins de valeur en second lieu. Nous pouvons écrire : « A Votre Excellence,
rapporte ou dédie cela.» Mais depuis quelque temps (ce qui est peut-être un des
bons fruits de la révolution) il est permis d'écrire ouvertement : « A
Votre Excellence je rapporte, je dédie. » Le milieu des lettres et des
discours obtient ainsi un je faible,
mais clair ; ce qui arriverait difficilement au commencement ou à la fin
(108).
C'est à
cette particularité que nous devons de devenir plus facilement comiques
qu'aucune autre nation : comme dans la parodie humoriste, nous nous posons
nous-mêmes poétiquement comme fous, et devons par conséquent rapporter à nous
le comique, ce rapport du moi devient, par cette omission même du moi,
non-seulement, comme nous l'avons dit, plus clair, mais aussi plus
comique : car on n'en connaissait l'usage que dans les cas de sérieux et
de politesse.
Cette
valeur humoriste du moi se fait ressentir jusque dans les moindres particules;
ainsi les expressions françaises : Je
m'étonne, je me tais, sont plus
significatives que ich staune, ich schweige ; c'est pourquoi Bode
traduit souvent my self, him self par ich ou er selber. Comme
en latin le moi du verbe se dérobe, il ne peut être exprimé que par des
participes ; par exemple, le docteur Arbuthnotà la fin de son Virgilius restauratus contre Bentley ;
ainsi encore « majora moliturus ».
Ce rôle
et cette nécessité du moi parodique renversent ce préjugé que l'humour doit
être involontaire et s'ignorer soi-même. Home place Addison et Arbuthnot, à
l'égard du talent humoriste, au-dessus de Swift et de la Fontaine, parce que
ces deux derniers n'ont, à ce qu'il croit, possédé qu'un humour inné et sans
conscience de lui-même. Mais, si leur humour n'était pas engendré librement, il
n'aurait pu, pendant la composition, réjouir esthétiquement l'auteur aussi bien
que le lecteur ; or l'admission d'une pareille anomalie ferait prendre
pour humoristes tous les hommes raisonnables, et elle deviendrait comme un capitaine
insensé dans le navire rempli de fous qu'il commanderait. Ne voit-on pas dans
les premiers écrits de jeunesse de Sterne, dans ses productions postérieures
qui préparent de plus grands ouvrages[3], et, parmi ses lettres où
le flot de la nature se répand le plus volontiers, dans celles qui sont les
plus froides, ne voit-on pas que ses créations merveilleuses ne naissaient pas
d'une introduction et d'une dissolution accidentelles de plomb dans de l'encre ;
mais qu'il les a rendues pointues et arrondies avec intention dans des moules
et des formes de fonte ? On ne retrouve non plus dans la verve comique d'Aristophane
ni la trace de l'étude qu'il faisait des sources ni celle de ses travaux
nocturnes, qui cependant, comme ceux de Démosthène, sont passés en proverbe[4]. Il est vrai que ce qu'il
y a de volontaire dans l'humour peut, à la longue, devenir instinctif :
c'est ainsi que, chez le pianiste, la basse continue passe si bien de la tête
dans les doigts que ceux-ci s'abandonnent aux caprices de l'inspiration sans se
tromper, tandis que le pianiste est occupé à parcourir un livre[5]. Le plaisir que procure,
un ridicule plus élevé efface des ridicules moindres auxquels on s'habitue
moitié sérieusement, moitié en badinant. Dans le poète la bêtise peut être le
résultat de la volonté libre tout aussi bien que le cynisme. Swift, connu pour
sa propreté, qui était assez grande pour qu'un jour il ne mit rien dans la main
d'une mendiante parce qu'elle n'était pas lavée, et plus connu encore par sa
continence platonique qui, suivant ses biographes, finit par devenir chez lui,
comme chez Newton, l'impuissance des débauchés, n'en a pas moins écrit Swift's works, et parmi eux, d'un côté Ladys Dressing-room, et de l'autre, Stréphon et Chloé. Aristophane,
Rabelais, Fischart et les vieux comiques allemands en général se présentent ici
d'eux-mêmes à la mémoire : car leur immoralité d'auteur ne résultait point
d'une immoralité habituelle, et n'en devint pas non plus la cause. L'indécence
du véritable art comique séduit aussi peu que celle de l'anatomie : car
l'art comique n'est-il pas une autre anatomie, avec cette différence qu'il est
plus spirituel et plus ingénieux ? De même que la foudre, dès qu'elle est
conduite par le fil du paratonnerre, traverse la poudre elle-même sans
l'enflammer, de même l'étincelle de l'indécence, attachée au conducteur comique,
traverse, comme trait d'esprit et sans causer de dommage, la sensualité si
facile à enflammer. Aussi est-il déplorable que notre temps sans élévation ne
puisse supporter le cynisme comique qui n'a rien de dangereux, et qu'il se
complaise au contraire dans la contemplation de ces images erotiques qui sont
pleines de poison. Le hérisson, emblème du satirique, mange, d'après Bechstein,
des cantharides sans en être empoisonné comme les autres animaux ; le
voluptueux recherche ces mêmes cantharides ou mouches d'Espagne, et
s'empoisonne par leur moyen, comme on sait, de plus d'une manière : il
bâtit des châteaux en Espagne sur des mouches d'Espagne. Mais revenons à la
question.
Un
caractère humoriste est tout autre chose qu'un poëte humoriste. Le premier est
tout sans en avoir conscience ; il est sérieux ou ridicule, mais il ne
rend pas les autres ridicules; il peut devenir facilement le point de mire du
poète, mais il ne peut être son rival. Il est tout à fait faux d'attribuer au
manque de fous humoristes le manque de poètes humoristes en Allemagne :
c'est là expliquer la rareté des sages par la rareté des fous ; — c'est
plutôt, tant dans l'auteur que chez le lecteur, l'indigence et la servitude du
véritable esprit poétique comique, qui ne sait ni prendre ni goûter le gibier
comique qui court depuis les montagnes de la Suisse jusqu'aux plaines de la Belgique.
Car, puisqu'il ne prospère que sur la bruyère libre, on le trouve partout où il
y a soit de la liberté intérieure, par exemple dans la jeunesse des académies
ou chez les vieillards, etc., soit de la liberté extérieure, comme dans les
plus grandes villes et les plus grands déserts, dans les domaines seigneuriaux
ou chez les pasteurs de village, et dans les villes de l’empire, chez les
riches, et en Hollande. Entre les quatre murs de leurs maisons, la plupart des
hommes sont des originaux, comme le savent leurs femmes. Un caractère
passivement humoriste ne serait pas encore pour cela un objet de satire :
qui voudrait en effet faire une satire ou une caricature contre un monstre
naturel isolé ? Mais la déviation de la petite aiguille humaine doit être
conforme à la déviation du grand aimant de l'univers, et en être le signe ;
ainsi par exemple le vieux Shandy, pour n'être qu'un portrait, n'en est pas
moins le type colorié et bigarré de toutes les pédanteries savantes et
philosophiques[6] ;
et il en est de même de Falstaff, de Pistol, etc. (109).
[1] Musæus s'est, dans la suite, abaissé au point
d'introduire son or dans les mines de plomb de la bibliothèque allemande, et de
lui fournir des critiques de romans. Il est vraiment dommage de laisser
aujourd'hui ces critiques plaisantes périr avec les livres qui en sont les
objets et avec la bibliothèque qui les renferme, au lieu de retirer ces perles
du fatras et d'en faire un collier. -
[2] Les Persans disent : « Il n'a que Dieu qui puisse, avoir un
moi » — les Turcs disent : « Il n'y a que le diable qui dise moi. »
— (Bibliothèque des philosophes, par Gauthier.)
[3] Par exemple, dans the Koran or the life, etc.
[4] Ad Aristophanis lucernam lucubrare. — V. dans la traduction des Grenouilles par Welcker, introd., p.
IV. — Je puis, sans qu'on vienne me reprocher d'empiéter par mes jugements sur
le domaine de la philologie, où régnent tant de rois puissants, faire du moins
l'éloge de cette traduction et de la traduction antérieure des Nuées pour leur force comique, et aussi
parce qu'elles contribuent à introduire chez nous le grand Comus, qu'elles
abondent en cotes précieuses sur la matière, et enfin qu'elles se placent à un
très-haut point de vue d'esthétique.
[5] Cicéron dit :
« Adeo illum risi ut pene sim factus ille. »
[6] Quoique le plus souvent
le comique de Tristram repose sur de petites choses, il n'en est pas moins le
comique de la nature humaine, et non celui d'une individualité accidentelle.
Mais, quand ce caractère général fait défaut, par exemple dans Peter Pindar,
aucun esprit ne peut sauver le livre de la mort. Que pendant plusieurs années
Walther Shandy, chaque fois que sa porte crie, prenne la résolution d'y titre
mettre de l'huile, etc., cela n'est pas seulement conforme à sa nature, mais
aussi à la nôtre.
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