samedi 7 janvier 2012

Compte rendu de l'ouvrage de John Iliffe, Les Africains, histoire d'un continent (Cahiers d'études africaines)

Je reprends ici le compte rendu de la traduction française de l'ouvrage de John Iliffe, Les Africains, histoire d'un continent, publié dans les Cahiers d'études africaines (2001)par Jean-Loup Amselle. J'en lis actuellement la version publiée chez Champs-histoire en 2009.

Jean-Loup Amselle, « Iliffe, John. -- Les Africains. Histoire d'un continent. Traduit de l'anglais par Jean-Paul Mourlon, Paris, Aubier, 1997, 459 p. (« Histoires »). »,Cahiers d'études africaines [En ligne], 161 | 2001, mis en ligne le 30 avril 2003, consulté le 07 janvier 2012. URL : http://etudesafricaines.revues.org/72



À l'heure où l'on s'interroge sur la capacité de l'Afrique à entrer dans le XXIe siècle, il n'était pas inutile qu'un ouvrage de synthèse et de vulgarisation fasse le point sur les connaissances dont on dispose sur ce continent.
Le pari que constitue le livre de John Iliffe, professeur d'histoire africaine à l'Université de Cambridge, et qui consiste à rendre compte de l'ensemble de l'histoire de l'Afrique, des origines de l'humanité jusqu'aux élections de 1994, en Afrique du Sud, est largement tenu. Certes les spécialistes pourront contester dans le détail telle ou telle affirmation, mais il reste que cette saga du passé du continent convoité fait de ce livre un ouvrage de référence qui n'a pas son équivalent dans l'historiographie de langue française1.
Trois thèmes majeurs dominent dans ce travail de reconstitution : l'importance de la démographie, le rôle de la question foncière et le poids de l'isolement par rapport au monde extérieur.
L'Afrique, comme on le sait, est le berceau de l'humanité et c'est à partir de la vallée du Rift, en Afrique orientale, qu'ont essaimé les groupes qui ont peuplé notre planète. Mais, comme le montre John Iliffe, si, de ce point de vue, la contribution de l'Afrique à l'histoire de l'humanité est capitale, ce continent est resté jusqu'à une période récente un espace sous-peuplé donnant à ses structures sociales, politiques et économiques, des caractéristiques particulières.
C'est en effet en termes de poches de peuplement séparées par des no man's land de plus ou moins grande extension qu'il faut se représenter l'Afrique d'avant la colonisation. Maîtrisant faiblement l'environnement, les paysans et les éleveurs africains étaient en quelque sorte perdus au sein d'étendues immenses, peu fertiles, et soumises de surcroît à des maladies endémiques. Cette faible prégnance de l'homme sur le milieu naturel a été accentuée par la traite atlantique des esclaves qui a opéré une lourde ponction en hommes mais qui n'a pas seulement eu, comme le montre John Iliffe, que des effets négatifs : à mesure que des formations politiques centralisées disparaissaient, des royaumes mercantilistes prenaient leur place pour satisfaire la demande d'esclaves.
Ce n'est qu'avec la période coloniale qui, en dépit du travail forcé, s'est traduite par une ère de paix et de progrès médicaux, et plus encore celle des indépendances, que la population a crû de façon significative, passant de 200 millions en 1950 à 600 millions en 1990. De nos jours, le taux d'accroissement de la population africaine est l'un des plus élevé, sinon le plus élevé de la planète, et ceci malgré l'épidémie de Sida dont les effets, en l'absence d'enquêtes systématiques portant sur la totalité des pays africains, sont d'ailleurs difficiles à évaluer.
L'Afrique est donc demeurée pendant des siècles un continent sous-peuplé et John Iliffe, se situant, de ce point de vue, dans un courant bien représenté par les géographes français -- Pierre Gourou, par exemple --, lie cette faiblesse numérique de la population à un milieu hostile ainsi qu'à des techniques agricoles peu élaborées et à un isolement du continent par rapport à l'extérieur.
Dans ce contexte, la maîtrise de l'espace par la chasse, l'élevage, ou l'agriculture, était une condition primordiale de la survie des Africains. L'Afrique couverte de forêts, de savanes et de déserts, et abritant des populations de chasseurs-collecteurs, a progressivement fait l'objet d'un processus de colonisation mené par des peuples d'éleveurs et de cultivateurs. Pour John Iliffe, le rapport à la terre joue un rôle déterminant dans l'histoire de l'Afrique et c'est ce lien privilégié qui a conduit à la différenciation sociale, politique et économique qui caractérisait ce continent avant la colonisation. Menées par des groupes de colons à la recherche de terres, les migrations de peuplement se sont souvent soldées par l'émergence de chefferies, de royaumes ou d'empires et, parallèlement, par la constitution, à la périphérie de ces entités politiques, de zones-tampon où trouvaient refuge les sociétés segmentaires ou acéphales. À la tête de ces groupes de pionniers se tenaient des éclaireurs -- le plus souvent des chasseurs -- ce qui explique le rôle capital, sur toute l'étendue du continent, du motif du chasseur dans les récits de fondation de chefferies ou de royaumes.
Dans cette configuration lâche d'occupation de l'espace, la mobilité des populations aurait été, selon l'auteur, beaucoup plus grande qu'aujourd'hui, d'où la difficulté pour les souverains précoloniaux d'asseoir leur autorité sur de vastes étendues. Lorsqu'un pouvoir se faisait trop despotique, il était en effet toujours loisible aux opposants de « voter avec leurs pieds » et de gagner les zones-refuge qui devenaient d'ailleurs souvent le foyer de réémergence de nouvelles formations étatiques. Cependant, la situation de l'Afrique contemporaine n'apparaît pas essentiellement différente de celle qui prévalait avant la colonisation : comme par le passé, le moteur des recompositions étatiques réside dans ces groupes de réfugiés qui, à partir de bases étrangères ou de la périphérie de leurs propres États, se livrent à la reconquête de leur pays (Ouganda, Rwanda, République démocratique du Congo). Il y aurait là toute une relecture à faire, en termes de continuité historique, entre la période précoloniale et la période actuelle, cette dernière se définissant, en quelque sorte, comme la réappropriation par les Africains de leur propre passé. Dans le même sens, ainsi que le montre finement John Iliffe, les phénomènes qui ont tant fait pour discréditer l'Afrique, la corruption par exemple, apparaissent essentiellement comme des instruments de redistribution envers les milieux sociaux les plus remuants, ceux des villes notamment. Une mention particulière doit être faite, à cet égard, des jeunes combattants, composante désormais familière du paysage politique de nombreux pays africains (Somalie, Sierra Leone, Liberia, etc.), et en qui John Iliffe voit justement les dignes continuateurs des cadets des sociétés lignagères en butte à l'autoritarisme des patriarches.
L'insistance sur les permanences de l'histoire africaine, au-delà de la classique division historiographique entre période précoloniale, coloniale et contemporaine, est un des atouts essentiels de ce livre. Ce qui convainc moins, en revanche, c'est l'accent mis sur l'isolement du continent tout au long de l'histoire. Il y a en effet quelque paradoxe à expliquer, dans une optique très classique, le retard de l'Afrique par son imperméabilité aux facteurs extérieurs et dans le même temps sa résistance à la dépopulation, voire à l'extermination par ces mêmes contacts avec l'extérieur. L'Afrique, loin d'être un continent isolé, est le continent, par excellence, de la relation, et John Iliffe le sait bien qui a montré, dans un autre ouvrage, les liens unissant le commerce de Kano, à l'époque précoloniale, avec le capitalisme nigérian d'aujourd'hui.
Ces quelques réserves n'enlèvent rien aux qualités d'un livre qui deviendra sans nul doute un classique de l'introduction aux études africaines. Le souci de traiter l'ensemble du continent, de prendre en compte aussi bien les aspects anthropologiques que le domaine proprement historique, de lier continûment le passé et le présent, en un mot de faire une véritable anthropologie historique de l'Afrique, dans le ton et dans l'esprit d'un ouvrage de vulgarisation, classe son auteur au premier rang des africanistes contemporains.

1 1re éd., Africans. The History of a Continent, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Cf. le compte rendu de C. Coquery-Vidrovitch, Cahier d'Études africaines, XXXVII (1), 145, 1997 : 238-240.

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