Jean-Loup Amselle, « Iliffe, John. -- Les Africains. Histoire d'un continent. Traduit de l'anglais par Jean-Paul Mourlon, Paris, Aubier, 1997, 459 p. (« Histoires »). »,Cahiers d'études africaines [En ligne], 161 | 2001, mis en ligne le 30 avril 2003, consulté le 07 janvier 2012. URL : http://etudesafricaines.revues.org/72
À l'heure où l'on s'interroge sur la capacité de
l'Afrique à entrer dans le XXIe siècle, il n'était pas inutile qu'un ouvrage de
synthèse et de vulgarisation fasse le point sur les connaissances dont on
dispose sur ce continent.
Le pari que constitue le livre de John Iliffe, professeur
d'histoire africaine à l'Université de Cambridge, et qui consiste à rendre
compte de l'ensemble de l'histoire de l'Afrique, des origines de l'humanité
jusqu'aux élections de 1994, en Afrique du Sud, est largement tenu. Certes les
spécialistes pourront contester dans le détail telle ou telle affirmation, mais
il reste que cette saga du passé du continent convoité fait de ce livre un
ouvrage de référence qui n'a pas son équivalent dans l'historiographie de
langue française1.
Trois thèmes majeurs dominent dans ce travail de
reconstitution : l'importance de la démographie, le rôle de la question
foncière et le poids de l'isolement par rapport au monde extérieur.
L'Afrique, comme on le sait, est le berceau de l'humanité
et c'est à partir de la vallée du Rift, en Afrique orientale, qu'ont essaimé
les groupes qui ont peuplé notre planète. Mais, comme le montre John Iliffe,
si, de ce point de vue, la contribution de l'Afrique à l'histoire de l'humanité
est capitale, ce continent est resté jusqu'à une période récente un espace
sous-peuplé donnant à ses structures sociales, politiques et économiques, des
caractéristiques particulières.
C'est en effet en termes de poches de peuplement séparées
par des no man's land de plus ou moins grande extension qu'il faut se
représenter l'Afrique d'avant la colonisation. Maîtrisant faiblement
l'environnement, les paysans et les éleveurs africains étaient en quelque sorte
perdus au sein d'étendues immenses, peu fertiles, et soumises de surcroît à des
maladies endémiques. Cette faible prégnance de l'homme sur le milieu naturel a
été accentuée par la traite atlantique des esclaves qui a opéré une lourde
ponction en hommes mais qui n'a pas seulement eu, comme le montre John Iliffe,
que des effets négatifs : à mesure que des formations politiques centralisées
disparaissaient, des royaumes mercantilistes prenaient leur place pour satisfaire
la demande d'esclaves.
Ce n'est qu'avec la période coloniale qui, en dépit du
travail forcé, s'est traduite par une ère de paix et de progrès médicaux, et
plus encore celle des indépendances, que la population a crû de façon
significative, passant de 200 millions en 1950 à 600 millions en 1990. De nos
jours, le taux d'accroissement de la population africaine est l'un des plus
élevé, sinon le plus élevé de la planète, et ceci malgré l'épidémie de Sida
dont les effets, en l'absence d'enquêtes systématiques portant sur la totalité
des pays africains, sont d'ailleurs difficiles à évaluer.
L'Afrique est donc demeurée pendant des siècles un
continent sous-peuplé et John Iliffe, se situant, de ce point de vue, dans un
courant bien représenté par les géographes français -- Pierre Gourou, par
exemple --, lie cette faiblesse numérique de la population à un milieu hostile
ainsi qu'à des techniques agricoles peu élaborées et à un isolement du
continent par rapport à l'extérieur.
Dans ce contexte, la maîtrise de l'espace par la chasse,
l'élevage, ou l'agriculture, était une condition primordiale de la survie des
Africains. L'Afrique couverte de forêts, de savanes et de déserts, et abritant
des populations de chasseurs-collecteurs, a progressivement fait l'objet d'un
processus de colonisation mené par des peuples d'éleveurs et de cultivateurs.
Pour John Iliffe, le rapport à la terre joue un rôle déterminant dans
l'histoire de l'Afrique et c'est ce lien privilégié qui a conduit à la
différenciation sociale, politique et économique qui caractérisait ce continent
avant la colonisation. Menées par des groupes de colons à la recherche de
terres, les migrations de peuplement se sont souvent soldées par l'émergence de
chefferies, de royaumes ou d'empires et, parallèlement, par la constitution, à
la périphérie de ces entités politiques, de zones-tampon où trouvaient refuge
les sociétés segmentaires ou acéphales. À la tête de ces groupes de pionniers
se tenaient des éclaireurs -- le plus souvent des chasseurs -- ce qui explique
le rôle capital, sur toute l'étendue du continent, du motif du chasseur dans
les récits de fondation de chefferies ou de royaumes.
Dans cette configuration lâche d'occupation de l'espace,
la mobilité des populations aurait été, selon l'auteur, beaucoup plus grande
qu'aujourd'hui, d'où la difficulté pour les souverains précoloniaux d'asseoir
leur autorité sur de vastes étendues. Lorsqu'un pouvoir se faisait trop
despotique, il était en effet toujours loisible aux opposants de « voter avec
leurs pieds » et de gagner les zones-refuge qui devenaient d'ailleurs souvent
le foyer de réémergence de nouvelles formations étatiques. Cependant, la
situation de l'Afrique contemporaine n'apparaît pas essentiellement différente
de celle qui prévalait avant la colonisation : comme par le passé, le moteur
des recompositions étatiques réside dans ces groupes de réfugiés qui, à partir
de bases étrangères ou de la périphérie de leurs propres États, se livrent à la
reconquête de leur pays (Ouganda, Rwanda, République démocratique du Congo). Il
y aurait là toute une relecture à faire, en termes de continuité historique,
entre la période précoloniale et la période actuelle, cette dernière se
définissant, en quelque sorte, comme la réappropriation par les Africains de
leur propre passé. Dans le même sens, ainsi que le montre finement John Iliffe,
les phénomènes qui ont tant fait pour discréditer l'Afrique, la corruption par
exemple, apparaissent essentiellement comme des instruments de redistribution
envers les milieux sociaux les plus remuants, ceux des villes notamment. Une
mention particulière doit être faite, à cet égard, des jeunes combattants,
composante désormais familière du paysage politique de nombreux pays africains
(Somalie, Sierra Leone, Liberia, etc.), et en qui John Iliffe voit justement
les dignes continuateurs des cadets des sociétés lignagères en butte à
l'autoritarisme des patriarches.
L'insistance sur les permanences de l'histoire africaine,
au-delà de la classique division historiographique entre période précoloniale,
coloniale et contemporaine, est un des atouts essentiels de ce livre. Ce qui
convainc moins, en revanche, c'est l'accent mis sur l'isolement du continent
tout au long de l'histoire. Il y a en effet quelque paradoxe à expliquer, dans
une optique très classique, le retard de l'Afrique par son imperméabilité aux
facteurs extérieurs et dans le même temps sa résistance à la dépopulation,
voire à l'extermination par ces mêmes contacts avec l'extérieur. L'Afrique,
loin d'être un continent isolé, est le continent, par excellence, de la
relation, et John Iliffe le sait bien qui a montré, dans un autre ouvrage, les
liens unissant le commerce de Kano, à l'époque précoloniale, avec le
capitalisme nigérian d'aujourd'hui.
Ces quelques réserves n'enlèvent rien aux qualités d'un
livre qui deviendra sans nul doute un classique de l'introduction aux études
africaines. Le souci de traiter l'ensemble du continent, de prendre en compte
aussi bien les aspects anthropologiques que le domaine proprement historique,
de lier continûment le passé et le présent, en un mot de faire une véritable
anthropologie historique de l'Afrique, dans le ton et dans l'esprit d'un
ouvrage de vulgarisation, classe son auteur au premier rang des africanistes
contemporains.
1
1re éd., Africans. The History of a Continent, Cambridge, Cambridge University
Press, 1995. Cf. le compte rendu de C. Coquery-Vidrovitch, Cahier
d'Études africaines, XXXVII (1), 145, 1997 : 238-240.
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