lundi 23 janvier 2012

Giraudoux, le choix des élus, chapitre VI, l'esthétique d'Edmée


Je continue avec mes citations de Giraudoux. Un texte extrait du Choix des élus, roman de 1938.

Giraudoux – Choix des élues – chapitre VI, p.571-572

L’esthétique d’Edmée

Dialogue entre Edmée et le directeur général des studios à Hollywood qui veut la faire rentrer dans son Conseil des Vraisemblances.
[...]
-   En tout cas, vous personnifiez quelque chose. Avec vous, on se sent avec une sûreté, une vérité. Entrez dans mon conseil, nous verrons laquelle. » On avait bientôt vu que c’était la vérité elle-même. Le conseiller pour les animaux sauvages, qui sait à quelle heure chacun d’eux se lève, et avait exigé le plein midi pour le dragon de Siegfried, le conseiller pour les Arabes, qui surveillait dans les figurants la proportion des ophtalmies, les conseillers de vraisemblance des films documentaires eux-mêmes, des éclipses sur le Guatemala, du sourire chez les bûcherons, de la monture des diamants chez les Borgia, avaient dû vite convenir que dans leur propre spécialité Edmée était la plus experte. Du jour où elle avait remplacé l’Irlandaise, - c’était exact d’ailleurs que le sous-directeur était un toucan, - cette alliance entre la puérilité et le bibelot qui était la spécialité et l’horreur de Hollywood avait enfin cédé. Edmée croyait aux sentiments, et pas à la couleur locale, à Roméo et pas au balcon, à Desdémone et pas au mouchoir, à Judith et pas à la tête d’Holopherne portée par les cheveux, pleurant et dégouttant son sang. Dans le premier film qui lui avait été soumis et qui était Mazeppa, du fait seul qu’elle avait supprimé les crinières sous le vent, les kwas pétillants dans les coupes, les bagues sertissant le derrière des étalons, les vernes miroitant sur la Volga, - tout ce qui la choquait, - elle avait lancé la mode d’un univers infiniment moins voyant et moins insistant que l’univers admis jusqu’à ce jour. Elle haïssait l’effort, qu’il fût la prétention chez les hommes, ou le pittoresque dans la nature. Elle n’aimait pas les genres, ni les particularités qui se traduisent par des différences trop évidentes d’âge ou de visage. De sorte, sous sa création, qu’était né un monde d’images où il n’y avait que quelques années d’écart entre le conscrit et le centenaire, quelques rides d’écart entre la laide et la belle, où ce maquillage de la vie obtenu par l’accentuation de la vieillesse ou de la jeunesse, du vice ou de la vertu, de l’orage ou du clair de lune, se dissolvait dans une ressemblance et dans une aise générale des paysages et des êtres. Jusque dans les documentaires, l’Amérique perdait son grand Cañon, l’Afrique son Zambèze, et n’étaient plus que des continents de vallons et de fleurs. Bref, elle avait inventé le paradis. A cette lumière douce, mais intraitable, tout ce qui n’était pas vrai devenait comique ou s’avérait frelaté. Le tri s’opérait de lui-même entre les accessoires du bonheur humain et ceux de la convention humaine. La tour Eiffel était des premiers, et l’église d’Arlington, et le péristyle de la porte de l’avant-porte de l’antichambre de la chambre du pavillon de la villa de Henry James, le frère de William James... Les Pyramides, le Niagara, le nez en trompette des vierges de Botticelli étaient des seconds. Chaque spectateur goûtait ce qu’il y avait de plus profond et de plus particulier dans sa joie au milieu de ce monde où tous étaient semblables. L’homme se rue vers tout ce qui ressemble à cette maison humaine qu’il n’a pu trouver ici-bas. Les millions d’Américains qui assiégeaient les films d’Edmée n’allaient pas au spectacle, mais enfin chez eux, enfin dans leur verger, enfin sur leur grève

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