POLICE DES SPECTACLES
On excommuniait autrefois
les rois de France, et, depuis Philippe Ier jusqu’à Louis VIII, tous
l’ont été solennellement, de même que tous les empereurs depuis Henri IV
jusqu’à Louis de Bavière inclusivement. Les rois d’Angleterre ont eu aussi une
part très honnête à ces présents de la cour de Rome. C’était la folie du temps,
et cette folie coûta la vie à cinq ou six cent mille hommes. Actuellement on se
contente d’excommunier les représentants des monarques : ce n’est pas les
ambassadeurs que je veux dire, mais les comédiens, qui sont rois et empereurs
trois ou quatre fois par semaine, et qui gouvernent l’univers pour gagner leur
vie.
Je ne connais guère que leur
profession et celle des sorciers à qui on fasse aujourd’hui cet honneur. Mais
comme il n’y a plus de sorciers depuis environ soixante à quatre-vingts ans que
la bonne philosophie a été connue des hommes, il ne reste plus pour victimes
qu’Alexandre, César, Athalie, Polyeucte, Andromaque, Brutus, Zaïre, et
Arlequin.
La grande raison qu’on en
apporte, c’est que ces messieurs et ces dames représentent des passions. Mais
si la peinture du coeur humain mérite une si horrible flétrissure, on devrait
donc user d’une plus grande rigueur avec les peintres et les statuaires. Il y a
beaucoup de tableaux licencieux qu’on vend publiquement, au lieu qu’on ne
représente pas un seul poème dramatique qui ne soit dans la plus exacte
bienséance. La Vénus du Titien et celle du Corrége sont toutes nues, et sont
dangereuses en tout temps pour notre jeunesse modeste ; mais les comédiens
ne récitent les vers admirables de Cinna que pendant environ deux
heures, et avec l’approbation du magistrat, sous l’autorité royale. Pourquoi
donc ces personnages vivants sur le théâtre sont-ils plus condamnés que ces
comédiens muets sur la toile ? Ut pictura poesis erit(36). Qu’auraient dit les Sophocle et les
Euripide, s’ils avaient pu prévoir qu’un peuple qui n’a cessé d’être barbare
qu’en les imitant imprimerait un jour cette tache au théâtre, qui reçut de leur
temps une si haute gloire ?
Ésopus et Roscius n’étaient
pas des sénateurs romains, il est vrai ; mais le flamen ne les déclarait
point infâmes, et on ne se doutait pas que l’art de Térence fût un art
semblable à celui de Locuste. Le grand pape, le grand prince Léon X, à qui on
doit la renaissance de la bonne tragédie et de la bonne comédie en Europe, et
qui fit représenter tant de pièces de théâtre dans son palais avec tant de
magnificence, ne devinait pas qu’un jour, dans une partie de la Gaule, des
descendants des Celtes et des Goths se croiraient en droit de flétrir ce qu’il
honorait. Si le cardinal de Richelieu eût vécu, lui qui a fait bâtir la salle
du Palais-Royal, lui à qui la France doit le théâtre, il n’eût pas souffert
plus longtemps que l’on osât couvrir d’ignominie ceux qu’il employait à réciter
ses propres ouvrages.
Ce sont les hérétiques, il
le faut avouer, qui ont commencé à se déchaîner contre le plus beau de tous les
arts. Léon X ressuscitait la scène tragique ; il n’en fallait pas
davantage aux prétendus réformateurs pour crier à l’oeuvre de Satan. Aussi la
ville de Genève et plusieurs illustres bourgades de Suisse ont été cent
cinquante ans sans souffrir chez elles un violon. Les jansénistes, qui dansent
aujourd’hui sur le tombeau de saint Pâris, à la grande édification du prochain,
défendirent, le siècle passé, à une princesse de Conti qu’ils gouvernaient, de
faire apprendre à danser à son fils, attendu que la danse est trop profane.
Cependant il fallait avoir bonne grâce, et savoir le menuet ; on ne voulait
point de violon, et le directeur eut beaucoup de peine à souffrir, par
accommodement, qu’on montrât à danser au prince de Conti avec des castagnettes.
Quelques catholiques un peu visigoths de deçà les monts craignirent donc les
reproches des réformateurs, et crièrent aussi haut qu’eux ; ainsi peu à
peu s’établit dans notre France la mode de diffamer César et Pompée, et de
refuser certaines cérémonies à certaines personnes gagées par le roi, et
travaillant sous les yeux du magistrat. On ne s’avisa point de réclamer contre
cet abus ; car qui aurait voulu se brouiller avec des hommes puissants, et
des hommes du temps présent, pour Phèdre et pour les héros des siècles passés ?
On se contenta donc de
trouver cette rigueur absurde, et d’admirer toujours à bon compte les
chefs-d’oeuvre de notre scène.
Rome, de qui nous avons
appris notre catéchisme, n’en use point comme nous ; elle a su toujours
tempérer les lois selon les temps et selon les besoins ; elle a su
distinguer les bateleurs effrontés, qu’on censurait autrefois avec raison,
d’avec les pièces de théâtre du Trissin et de plusieurs évêques et cardinaux
qui ont aidé à ressusciter la tragédie. Aujourd’hui même on représente à Rome
publiquement des comédies dans des maisons religieuses. Les dames y vont sans
scandale ; on ne croit point que des dialogues récités sur des planches
soient une infamie diabolique. On a vu jusqu’à la pièce de George Dandin exécutée
à Rome par des religieuses, en présence d’une foule d’ecclésiastiques et de
dames. Les sages Romains se gardent bien surtout d’excommunier ces messieurs
qui chantent le dessus dans les opéras italiens ; car en vérité c’est bien
assez d’être châtré dans ce monde, sans être encore damné dans l’autre.
Dans le bon temps de Louis
XIV il y avait toujours aux spectacles qu’il donnait un banc qu’on nommait le
banc des évêques. J’ai été témoin que dans la minorité de Louis XV le
cardinal de Fleury, alors évêque de Fréjus, fut très pressé de faire revivre
cette coutume. D’autres temps, d’autres moeurs ; nous sommes apparemment
bien plus sages que dans les temps où l’Europe entière venait admirer nos
fêtes, où Richelieu fit revivre la scène en France où Léon X fit renaître en
Italie le siècle d’Auguste. Mais un temps viendra où nos neveux, en voyant
l’impertinent ouvrage du P. Le Brun contre l’art des Sophocles, et les oeuvres
de nos grands hommes, imprimés dans le même temps, s’écrieront : « Est-il
possible que les Français aient pu ainsi se contredire et que la plus absurde
barbarie ait levé si orgueilleusement la tête contre les plus belles
productions de l’esprit humain ? »
Saint Thomas d’Aquin, dont
les moeurs valaient bien celles de Calvin et du P. Quesnel ; saint Thomas,
qui n’avait jamais vu de bonne comédie, et qui ne connaissait que de malheureux
histrions, devine pourtant que le théâtre peut être utile. Il eut assez de bon
sens et assez de justice pour sentir le mérite de cet art, tout informe qu’il
était; il le permit, il l’approuva. Saint Charles Borromée examinait lui-même
les pièces qu’on jouait à Milan ; il les munissait de son approbation et
de son seing.
Qui seront après cela les
visigoths qui voudront traiter d’empoisonneurs Rodrigue et Chimène ? Plût
au ciel que ces barbares, ennemis du plus beau des arts, eussent la piété de
Polyeucte, la clémence d’Auguste, la vertu de Burrhus, et qu’ils finissent
comme le mari d’Alzire.
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