lundi 30 janvier 2012

Condamner le théâtre, à propos de Tertullien


Traduction en ligne


De la septième Lettre à Lucilius de Sénèque au De Spectaculis de Tertullien, échos et influences,
Par Stéphanie Binder
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009



Tertullien, Les spectacles (De spectaculis), introduction, textique critique, traduction et commentaire de Marie Turcan, Paris, Editions du Cerf, 1986, 19 cm, 368 p. (« Sources chrétiennes », 332), 207 F. —

Tertullien a écrit ce traité pour détourner les chrétiens des nombreux spectacles qui étaient offerts au public de son temps. Il ne s'en prend pas seulement aux représentations théâtrales et aux combats de gladiateurs, qui avaient déjà provoqué la réprobation de plusieurs consciences païennes par leur obscénité ou cruauté, mais il étend son indignation aux concours sportifs du stade et aux courses hippiques de l'amphithéâtre : toutes ces manifestations ont à ses yeux partie liée avec l'idolâtrie et l'immoralité. Tels sont les principaux griefs qu'il leur adresse en donnant beaucoup d'exemples et en nous apportant par là de précieux renseignements sur les usages de son temps.
Dans l'Introduction, Mme Turcan présente la tradition manuscrite et imprimée du texte, dégage la structure de l'ouvrage, puis discute sa date, qu'elle place en 197, juste après VApologeticum. Concernant les sources, elle réagit à bon droit contre la thèse outrancière de C. Azéza, qui voit partout la marque du judaïsme. Beaucoup plus vraisemblable, et effectivement très visible, est l'influence des moralistes païens et de la tradition chrétienne. Mme Turcan évoque en particulier un passage du Discours aux Grecs de Tatien où se trouvaient déjà réunis plusieurs des thèmes développés par Tertullien. Il faut aussi compter avec les ouvrages disparus. Tertullien n'est pas, même en théologie, « une sorte d'aérolithe d'une originalité étonnante », comme l'a écrit Danielou, imprudemment cité p. 53, et qui, toujours pressé, a dans ce cas comme dans beaucoup d'autres parlé avant d'avoir bien regardé, l’Adv. Valentinianos n'est pas le seul traité où Tertullien pille un prédécesseur. Plus on avance dans la fréquentation de son œuvre en étant familier des écrivains grecs du IIe et du IIIe siècle, plus on est frappé des emprunts qu'il leur fait, ou, quand il ne dépend pas directement de ceux dont les ouvrages sont conservés, il est facile de voir par de bons indices qu'ils ont une source commune, qui se laisse même souvent identifier. L'exemple de l’Adv. Hermogenem est connu, et l'on peut affirmer, preuves en main, qu'il en va de même pour le livre III de l’Adv. Marcionem et très probablement pour les autres livres du même ouvrage, pour l’Adv. Iudaeos (même une fois débarrassé de ses interpolations), l’Adv.Praxean, le De carne Christi, le De pudicitia, le De baptismo et au moins une bonne partie du De anima (en dehors de ses emprunts au médecin Soranos décelés par Waszink). Tertullien a pour lui son style et son brio, mais sa théologie et le plus souvent aussi sa documentation sont de seconde main.
Le texte du De spectaciilis est transmis par un seul manuscrit complet, l’Agobardinus de Lyon. Un bon nombre de ses fautes avait été déjà corrigé par les éditeurs précédents, notamment par E. Castorina (1961), qui a bénéficié du témoignage de quelques autres feuillets découverts dans l'intervalle au Vatican et à Leyde. Venant elle-même après la publication du précieux Index de Glaesson et possédant aussi un sens affiné du latin, Mme Turcan fait faire un nouveau progrès par son édition. La traduction est remarquable de précision et d'aisance. Le commentaire détaillé qui l'accompagne justifie le texte adopté, quand c'est utile, et s'emploie surtout à l'éclairer par une connaissance approfondie de la vie quotidienne de cette époque d'après les témoignages littéraires et les realia archéologiques. Par sa richesse et son intérêt, il prend place parmi les meilleurs commentaires qui aient été écrits sur un ouvrage de Tertullien.
Pierre Nautin.

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