lundi 30 janvier 2012

Condamner le théâtre, Tertullien, Des Spectacles

Un autre texte fondateur, celui, très violent de Tertullien



Tertullien : Des Spectacles (155-220)

I.                   Origine diabolique du théâtre
Passons au théâtre dont l’origine et les titres sont les mêmes que ceux du cirque, comme nous l’avons déjà montré, en parlant des jeux en général. Ainsi l’appareil du théâtre ne diffère presque point de celui du cirque. On se rend à l’un et à l’autre de cex deux spectables au sortir du temple ; où l’on a prodigué l’encens en abondance, et arrosé l’autel du sang de plusieurs victimes. On marche parmi le bruit des fifres et des trompettes ; pendant que deux infâmes personnages, directeurs des funérailles, et des sacrifices, je veux dire le désignateur et l’aurispice, conduisent tout le cortège. Mais voici ce que le théâtre a de particulier et ce qui le distingue du cirque : voyons d’abord combien le lieu en est infâme.
Le théâtre est proprement le temple de Vénus. C’est ainsi que sous prétexte d’honorer la déesse ce lieu exécrable a été canonisé dans le monde. Autrefois s’il s’élevoit quelque nouveau théâtre, qui ne fût point consacré par une dédicace solennelle, les censeurs le faisoient souvent abatre pour prévenir la corruption des mœurs, qu’ils prévoyaient devoir suivre infailliblement des actions lascives qu’on y représentoit. Remarquez ici en passant, combien les païens se condamnent eux-mêmes par leurs propres arrêts, et combien ils décident en notre faveur par leur attention à conserver la police. [...]
Le théâtre n’est pas seulement consacré à la déesse de l’amour, il l’est encore au dieu du vin. Car ces deux démons du libertinage et de l’ivrognerie sont si étroitement unis, qu’ils semblent avoir conjuré ensemble contre la vertu : ainsi le palais de Vénus est aussi l’hôtel de Bacchus. En effet il y avoit autrefois certains jeux du théâtre, qu’on apelloit libériaux : non-seulement à cause qu’ils étoient consacrés à Bacchus, comme sont les Dyonisiens chez les Grecs ; mais encore parce que Bacchus en étoit l’instituteur.
Du reste ces deux divinités exécrables ne président pas moins aux actions du théâtre, qu’au théâtre ; soit qu’on ait égard à la turpitude du geste, ou aux autres mouvements dissolus du corps. C’est ce qu’on remarque en particulier dans les acteurs de la comédie. Dans ce misérable métier, ils font gloire d’immoler en quelque façon leur mollesse à Vénus et à Bacchus ; les uns par des disssolutions horribles, les autres par des représentations lascives et brutales. Pour ce qui regarde les vers, la musique, les flutes, les violons, tout cela ressent les Apollons, les Muses, les Minerves, les Mercures. Disciples de Jésus-Christ ne détesterez-vous pas des objets, dont les auteurs doivent vous paroître si détestables. Ajoutons un mot sur ce qui regarde les actions théâtrales, et la qualité de leurs instituteurs, dont le seul nom nous doit être en abomination. Nous savons que les noms de ces hommes morts ne sont rien, non plus que leurs simulacres. Mais nous n’ignorons pas que ceux qui ont tâché de contrefaire la divinité sous des noms empruntés, et sous des simulacres nouveaux, ne sont autre chose que de malins esprits, c’est-à-dire des démons. D’où il paroît manifestement, que les actions théâtrales dont nous parlons, sont consacrées à l’honneur de ceux qui se sont couverts, pour ainsi dire, du nom de leurs inventeurs : et par conséquent que ces exercices sont idolâtres : puisque ceux qui en sont les auteurs, passent pour de Dieux. Je me trompe ; je devrois avoir dit d’abord que ces exercices ont une origine bien plus ancienne. Ce sont les démons, qui prévoyant dès le commencement, que le plaisir des spectacles seroit un des moyens les plus éficaces pour introduire l’idolâtrie, inspirèrent eux-mêmes aux hommes l’art des représentations théâtrales. En effet, ce qui devoit tourner à leur gloire, ne pouvoit venir que de leur inspiration : et pour enseigner cette funeste science au monde, ils ne devoient point employer d’autres hommes, que ceux, dans l’apothéose desquels ils trouvoient un honneur et un avantage singulier.

II.                L’entraînement au péché
Si nous nous faisons donc un scrupule de souiller notre bouche de ces viandes profanes, à combien plus forte raison ne devons-nous pas éloigner de tout spectacle consacré ou aux dieux, ou aux morts, les autres organes de nos sens, qui nous doivent être sans doute plus précieux ; je veux dire, les yeux, et les oreilles ? Car ce qui entre par ces deux organes ne se dissout pas dans l’estomac, mais se digère dans l’ame même. Or il est hors de doute que la pureté de notre ame est beaucoup plus agréable à Dieu, que la netteté de notre corps.
Quoique j’aie montré jusqu’ici que l’idolâtrie règne dans toute sorte de jeux (ce que devroit suffire pour nous les faire haïr) tâchons néammoins d’appuyer encore par de nouvelles raisons, le sujet qui est en question ; ne fût-ce que pour répondre à quelques-uns, qui se prévalent de ce qu’il ne paroît point de loi positive, qui nous défende d’assister aux spectacles : comme si ces spectacles n’étoient pas interdits dès qu’on nous interdit toute convoitise du siècle. En effet de même qu’il y a une convoitise des richesses, des honneurs, de la bonne chère, des voluptés charnelles, il y en a une des plaisirs. Or entre les autres espèces de plaisir, on peut compter les spectacles. Les convoitises, dont nous venons de parler, prises en général, renferment en soi les plaisirs, de même les plaisirs entendus dans une signification générale, s’étendent aux spectacles. Du reste nous avons déjà dit en parlant des lieux, où se donnent les spectacles, que ces lieux ne nous souillent pas par eux-mêmes ; mais par les choses qui s’y passent : parce que ces actions étant infâmes de leur nature, font rejaillir leur infamie sur les spectateurs. Jugez donc encore, mes Frères, s’il est permis de prendre part à un divertissement, où les marques de l’idolâtrie sont tracées par tout.
Mais comme certains esprits ne se rendroient qu’avec peine à ces vérités, tâchons de les convaincre par d’autres raisons. Dieu nous commande de révérer, et de conserver le S. Esprit en nous par notre tranquilité, notre douceur, notre modération, notre patience ; parce qu’il est de sa nature un esprit tendre, et doux : il nous défend au contraire de l’inquiéter par nos fureurs, par nos emportemens, par nos colères, par nos chagrins. Or comment acordrer tout cela avec les spectacles, qui troublent, qui agitent si furieusement l’esprit ? Car par tout où il y a du plaisir, il y a de la passion, sans quoi le plaisir serait insipide : par tout où il y a de la passion, il y a de l’émulation, sans quoi la passion seroit désagréable. Or l’émulation amène la fureur, l’emportement, la colère, le chagrin, et cent autres passions semblables, qui sont incompatibles avec les devoirs de notre religion. Je veux même qu’une persone assiste aux spectacles avec la gravité et la modestie qu’inspire ordinairement une dignité honorable, ou un âge avancé, ou un heureux naturel ; il est néanmoins bien difficile, que l’âme ne ressente alors quelque agitation, quelque passion secrète. On n’assiste point à ces divertissemens sans quelque affection ; et on n’éprouve point cette affection, sans en ressentir les effets, qui excitent de nouveau la passion. D’un autre côté, s’il n’y a point d’affection, il n’y a point de plaisir ; et alors on devient coupable d’une triste inutilité, se trouvant là où il n’y a rien à profiter. Or une action vaine et inutile ne convient point, ce me semble, aux Chrétiens. Bien plus, un homme se condamne lui-même, en se rangeant parmi ceux ausquels il ne veut point être semblable ; et dont par conséquent il se déclare ennemi. Pour nous, il ne suffit pas que nous ne fassions point le mal, il faut encore que nous n’aïons aucun commerce avec ceux qui le font.

III.             Singer le Créateur
Puisque la justice humaine condamne donc ces malheureux, malgré le plaisir qu’ils donnent à leurs juges ; puisqu’elle les exclut de toute dignité, et les confine souvent en des lieux horribles et deserts : combien plus rigoureuse sera contre eux la justice divine ? Pensez-vous que Dieu puisse approuver ce cocher de cirque, qui trouble tant d’ames, qui excite tant de mouvements furieux, qui tourmente tant de spectateurs ? Le croyez-vous fort agréable au ciel, lorsque couronné de fleurs comme un prêtre des gentils, ou couvert d’un vêtement aussi bigarré que celui d’un maître d’impudicité, il paroît élevé sur un char ? Ne diroit-on pas que le diable veut avoir des Elies enlevés vers le ciel, comme Dieu en a ? Croyez-vous de même que Dieu chérisse le comédien, qui se fait raser si soigneusement la barbe ; défigurant par cette infidélité le visage qui lui a été donné ? Non content même de rendre ainsi sa face semblable à celle de Saturne, de Bacchus, et d’Isis, il reçoit sur la joue tant de soufflets, qu’il semble vouloir insulter au précepte de notre Seigneur. Comment ? c’est que le diable l’instruit à présenter la joue gauche, lorsqu’on l’a frappé sur l’autre. De même parce que nul ne peut ajouter une coudée à sa taille, ce rival de Dieu aprend aux acteurs de la tragédie à s’élever sur leurs cothurnes : veut-il démentir Jesus-Christ ? Pensez-vous encore, que l’usage des masques soit aprouvé de Dieu ? Je vous le demande. S’il défend tout sorte de simulacres, combien plus défendra-t-il qu’on défigure son image ? Non, non : l’auteur de la vérité ne sauroit aprouver rien de faux. Il regarde comme une espèce d’adultère tout ce qu’on réforme dans son ouvrage. S’il condamne tout sorte d’hipocrisie, fera-t-il grace à un comédien, qui contrefait sa voix, son âge, son sexe ; qui fait semblant d’être amoureux, ou d’être en colere ; qui répand de fausses larmes, et pousse de faux soupirs. Enfin si ce divin maître s’explique ainsi dans la loi : maudit celui qui s’habillera en femme ; quel jugement croyez-vous qu’il porte contre un pantomime, qui prend non seulement les habits, mais encore la voix, le geste et la molesse des femmes ?

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