Tertullien : Des Spectacles (155-220)
I.
Origine diabolique du
théâtre
Passons au théâtre dont l’origine et les
titres sont les mêmes que ceux du cirque, comme nous l’avons déjà montré, en
parlant des jeux en général. Ainsi l’appareil du théâtre ne diffère presque
point de celui du cirque. On se rend à l’un et à l’autre de cex deux spectables
au sortir du temple ; où l’on a prodigué l’encens en abondance, et arrosé
l’autel du sang de plusieurs victimes. On marche parmi le bruit des fifres et
des trompettes ; pendant que deux infâmes personnages, directeurs des
funérailles, et des sacrifices, je veux dire le désignateur et l’aurispice,
conduisent tout le cortège. Mais voici ce que le théâtre a de particulier et ce
qui le distingue du cirque : voyons d’abord combien le lieu en est infâme.
Le théâtre est proprement le temple de
Vénus. C’est ainsi que sous prétexte d’honorer la déesse ce lieu exécrable a
été canonisé dans le monde. Autrefois s’il s’élevoit quelque nouveau théâtre,
qui ne fût point consacré par une dédicace solennelle, les censeurs le
faisoient souvent abatre pour prévenir la corruption des mœurs, qu’ils
prévoyaient devoir suivre infailliblement des actions lascives qu’on y
représentoit. Remarquez ici en passant, combien les païens se condamnent eux-mêmes
par leurs propres arrêts, et combien ils décident en notre faveur par leur
attention à conserver la police. [...]
Le théâtre n’est pas seulement consacré
à la déesse de l’amour, il l’est encore au dieu du vin. Car ces deux démons du
libertinage et de l’ivrognerie sont si étroitement unis, qu’ils semblent avoir
conjuré ensemble contre la vertu : ainsi le palais de Vénus est aussi
l’hôtel de Bacchus. En effet il y avoit autrefois certains jeux du théâtre,
qu’on apelloit libériaux : non-seulement à cause qu’ils étoient consacrés
à Bacchus, comme sont les Dyonisiens chez les Grecs ; mais encore parce
que Bacchus en étoit l’instituteur.
Du reste ces deux divinités exécrables
ne président pas moins aux actions du théâtre, qu’au théâtre ; soit qu’on
ait égard à la turpitude du geste, ou aux autres mouvements dissolus du corps.
C’est ce qu’on remarque en particulier dans les acteurs de la comédie. Dans ce
misérable métier, ils font gloire d’immoler en quelque façon leur mollesse à
Vénus et à Bacchus ; les uns par des disssolutions horribles, les autres
par des représentations lascives et brutales. Pour ce qui regarde les vers, la
musique, les flutes, les violons, tout cela ressent les Apollons, les Muses,
les Minerves, les Mercures. Disciples de Jésus-Christ ne détesterez-vous pas
des objets, dont les auteurs doivent vous paroître si détestables. Ajoutons un
mot sur ce qui regarde les actions théâtrales, et la qualité de leurs
instituteurs, dont le seul nom nous doit être en abomination. Nous savons que
les noms de ces hommes morts ne sont rien, non plus que leurs simulacres. Mais
nous n’ignorons pas que ceux qui ont tâché de contrefaire la divinité sous des
noms empruntés, et sous des simulacres nouveaux, ne sont autre chose que de
malins esprits, c’est-à-dire des démons. D’où il paroît manifestement, que les
actions théâtrales dont nous parlons, sont consacrées à l’honneur de ceux qui
se sont couverts, pour ainsi dire, du nom de leurs inventeurs : et par
conséquent que ces exercices sont idolâtres : puisque ceux qui en sont les
auteurs, passent pour de Dieux. Je me trompe ; je devrois avoir dit
d’abord que ces exercices ont une origine bien plus ancienne. Ce sont les
démons, qui prévoyant dès le commencement, que le plaisir des spectacles seroit
un des moyens les plus éficaces pour introduire l’idolâtrie, inspirèrent
eux-mêmes aux hommes l’art des représentations théâtrales. En effet, ce qui
devoit tourner à leur gloire, ne pouvoit venir que de leur inspiration :
et pour enseigner cette funeste science au monde, ils ne devoient point
employer d’autres hommes, que ceux, dans l’apothéose desquels ils trouvoient un
honneur et un avantage singulier.
II.
L’entraînement au péché
Si nous nous faisons donc un scrupule de
souiller notre bouche de ces viandes profanes, à combien plus forte raison ne
devons-nous pas éloigner de tout spectacle consacré ou aux dieux, ou aux morts,
les autres organes de nos sens, qui nous doivent être sans doute plus
précieux ; je veux dire, les yeux, et les oreilles ? Car ce qui entre
par ces deux organes ne se dissout pas dans l’estomac, mais se digère dans
l’ame même. Or il est hors de doute que la pureté de notre ame est beaucoup
plus agréable à Dieu, que la netteté de notre corps.
Quoique j’aie montré jusqu’ici que
l’idolâtrie règne dans toute sorte de jeux (ce que devroit suffire pour nous
les faire haïr) tâchons néammoins d’appuyer encore par de nouvelles raisons, le
sujet qui est en question ; ne fût-ce que pour répondre à quelques-uns,
qui se prévalent de ce qu’il ne paroît point de loi positive, qui nous défende
d’assister aux spectacles : comme si ces spectacles n’étoient pas
interdits dès qu’on nous interdit toute convoitise du siècle. En effet de même
qu’il y a une convoitise des richesses, des honneurs, de la bonne chère, des
voluptés charnelles, il y en a une des plaisirs. Or entre les autres espèces de
plaisir, on peut compter les spectacles. Les convoitises, dont nous venons de
parler, prises en général, renferment en soi les plaisirs, de même les plaisirs
entendus dans une signification générale, s’étendent aux spectacles. Du reste
nous avons déjà dit en parlant des lieux, où se donnent les spectacles, que ces
lieux ne nous souillent pas par eux-mêmes ; mais par les choses qui s’y
passent : parce que ces actions étant infâmes de leur nature, font
rejaillir leur infamie sur les spectateurs. Jugez donc encore, mes Frères, s’il
est permis de prendre part à un divertissement, où les marques de l’idolâtrie
sont tracées par tout.
Mais comme certains esprits ne se
rendroient qu’avec peine à ces vérités, tâchons de les convaincre par d’autres
raisons. Dieu nous commande de révérer, et de conserver le S. Esprit en nous
par notre tranquilité, notre douceur, notre modération, notre patience ;
parce qu’il est de sa nature un esprit tendre, et doux : il nous défend au
contraire de l’inquiéter par nos fureurs, par nos emportemens, par nos colères,
par nos chagrins. Or comment acordrer tout cela avec les spectacles, qui
troublent, qui agitent si furieusement l’esprit ? Car par tout où il y a
du plaisir, il y a de la passion, sans quoi le plaisir serait insipide :
par tout où il y a de la passion, il y a de l’émulation, sans quoi la passion
seroit désagréable. Or l’émulation amène la fureur, l’emportement, la colère,
le chagrin, et cent autres passions semblables, qui sont incompatibles avec les
devoirs de notre religion. Je veux même qu’une persone assiste aux spectacles
avec la gravité et la modestie qu’inspire ordinairement une dignité honorable,
ou un âge avancé, ou un heureux naturel ; il est néanmoins bien difficile,
que l’âme ne ressente alors quelque agitation, quelque passion secrète. On
n’assiste point à ces divertissemens sans quelque affection ; et on
n’éprouve point cette affection, sans en ressentir les effets, qui excitent de
nouveau la passion. D’un autre côté, s’il n’y a point d’affection, il n’y a
point de plaisir ; et alors on devient coupable d’une triste inutilité, se
trouvant là où il n’y a rien à profiter. Or une action vaine et inutile ne
convient point, ce me semble, aux Chrétiens. Bien plus, un homme se condamne
lui-même, en se rangeant parmi ceux ausquels il ne veut point être
semblable ; et dont par conséquent il se déclare ennemi. Pour nous, il ne
suffit pas que nous ne fassions point le mal, il faut encore que nous n’aïons aucun
commerce avec ceux qui le font.
III.
Singer le Créateur
Puisque la justice humaine condamne donc
ces malheureux, malgré le plaisir qu’ils donnent à leurs juges ;
puisqu’elle les exclut de toute dignité, et les confine souvent en des lieux
horribles et deserts : combien plus rigoureuse sera contre eux la justice
divine ? Pensez-vous que Dieu puisse approuver ce cocher de cirque, qui
trouble tant d’ames, qui excite tant de mouvements furieux, qui tourmente tant
de spectateurs ? Le croyez-vous fort agréable au ciel, lorsque couronné de
fleurs comme un prêtre des gentils, ou couvert d’un vêtement aussi bigarré que
celui d’un maître d’impudicité, il paroît élevé sur un char ? Ne diroit-on
pas que le diable veut avoir des Elies enlevés vers le ciel, comme Dieu en
a ? Croyez-vous de même que Dieu chérisse le comédien, qui se fait raser
si soigneusement la barbe ; défigurant par cette infidélité le visage qui
lui a été donné ? Non content même de rendre ainsi sa face semblable à
celle de Saturne, de Bacchus, et d’Isis, il reçoit sur la joue tant de
soufflets, qu’il semble vouloir insulter au précepte de notre Seigneur.
Comment ? c’est que le diable l’instruit à présenter la joue gauche,
lorsqu’on l’a frappé sur l’autre. De même parce que nul ne peut ajouter une
coudée à sa taille, ce rival de Dieu aprend aux acteurs de la tragédie à
s’élever sur leurs cothurnes : veut-il démentir Jesus-Christ ?
Pensez-vous encore, que l’usage des masques soit aprouvé de Dieu ? Je vous
le demande. S’il défend tout sorte de simulacres, combien plus défendra-t-il
qu’on défigure son image ? Non, non : l’auteur de la vérité ne
sauroit aprouver rien de faux. Il regarde comme une espèce d’adultère tout ce
qu’on réforme dans son ouvrage. S’il condamne tout sorte d’hipocrisie,
fera-t-il grace à un comédien, qui contrefait sa voix, son âge, son sexe ;
qui fait semblant d’être amoureux, ou d’être en colere ; qui répand de
fausses larmes, et pousse de faux soupirs. Enfin si ce divin maître s’explique
ainsi dans la loi : maudit celui qui s’habillera en femme ; quel
jugement croyez-vous qu’il porte contre un pantomime, qui prend non seulement
les habits, mais encore la voix, le geste et la molesse des femmes ?
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