Référence électronique
Serge Gruzinski est archiviste-paléographe et directeur
d’études à l’EHESS. À l’École française de Rome et à la Casa de Velázquez, mais
surtout au Mexique, de 1976 à 1984, il a travaillé sur des sources lui
permettant d’aborder la réaction des Indiens face à la conquête espagnole (La
colonisation de l’imaginaire ; La guerre des images1), le mélange des formes et
des styles entre les éléments de culture précolombienne et ceux de l’Europe de
la Renaissance (L’Amérique de la conquête peinte par les Indiens ;L’Aigle et la
Sybille) et les procédés de métissage (La pensée métisse), sans oublier des
ouvrages étendant ses réflexions et celles de l’anthropologue Carmen Bernand à
l’ensemble du continent américain (De l’idolâtrie, Histoire du Nouveau Monde).
Consacré aux sociétés coloniales hispano-américaines des xvie et xviie siècles,
depuis longtemps ouvert au monde lusophone, son séminaire à l’École des hautes
études en sciences sociales s’oblige à confronter le regard américain à celui
du monde musulman pour mieux comprendre l’époque moderne – et l’époque
contemporaine – en réfléchissant aussi à partir des productions
cinématographiques actuelles. Serge Gruzinski est d’ailleurs en train de
transformer son dernier ouvrage, Les quatre parties du monde (La Martinière,
2004), en une série de films pour Arte, alors que s’ouvrira l’année prochaine
au Musée du Quai Branly une longue exposition temporaire dont il est le
commissaire, Planète Métisse.
Tracés : Qu’est-ce qu’est, pour vous, le « relativisme »
?
S. Gruzinski :
Quand on me dit relativisme, je pose tout de suite la question de
l’européocentrisme. C’est-à-dire le fait de prendre conscience – tout en les
remettant en cause – d’un certain nombre d’idées toutes faites qui viennent de
notre héritage culturel et qui nous amènent systématiquement à hiérarchiser les
sociétés et les cultures. Je ne suis pas sûr que la question du relativisme en
soi m’intéresse vraiment ; ce qui m’intéresse beaucoup plus, c’est l’origine de
l’européocentrisme, étant donné que je suis Européen et que la question de
l’ethnocentrisme se pose en fait pour toutes les civilisations et toutes les
sociétés. Donc ce qui m’intéresse, c’est d’aller en amont du relativisme :
depuis quand a-t-on un certain nombre d’idées, de préjugés qui sont
européocentriques ?
Tracés : Qu’est-ce qui vous a amené à cette réflexion sur
l’européocentrisme et les ethnocentrismes ?
S. Gruzinski : C’est le fait d’avoir travaillé sur les
Indiens du Mexique et sur les matériaux écrits qui proviennent de ces Indiens.
Ces textes remettent en question toutes nos catégories. Pas simplement des
catégories intellectuelles ou philosophiques, mais aussi des catégories comme
celle de « ville » ! Dès qu’on prend un texte en nahuatl, on s’aperçoit par
exemple qu’on ne peut pas traduire altepetl par « ville » ni par « cité ». Il y
a derrière ce mot toute une construction historique, sociale, culturelle,
totalement indépendante des constructions européennes. C’est vrai pour des
notions de cosmologie, de cosmogonie, de pouvoir, mais aussi pour tout ce qui
relève de l’affectif, de l’expression des sentiments : on ne peut les traduire
par des termes occidentaux ou européens. Quand j’ai travaillé sur le mot «
colère », par exemple, je me suis demandé ce qu’était la colère d’un Indien. Ce
n’est certainement pas la colère d’un Espagnol du xvie siècle. D’évidence, il y
a quelque chose de différent, qui oblige à [...] se rendre compte qu’aucune de
nos catégories ne sont universelles. Dans le face à face avec les archives
[...], je fais l’expérience de l’incommensurabilité du monde mésoaméricain et
du monde européen. Ils n’ont presque aucun point commun. C’est ça le
relativisme, pour moi : relativiser le discours européen par rapport à un
discours indigène, que l’on peut essayer de comprendre mais qu’on ne comprend
jamais totalement. Mon expérience du relativisme vient des archives, et non
d’une sympathie convenue pour l’Autre.
Tracés : Le relativisme, c’est donc un réflexe naturel
d’historien…
2 Ce film, réalisé en 2006 par le réalisateur australien
après sa Passion (tourné en araméen), racont (...)
S. Gruzinski : Beaucoup ne l’ont pas. Je lierais donc
plutôt le relativisme à l’expérience de l’impossible traduction. Quand on
essaie de traduire, dans notre langage, la réalité d’en face, et qu’ensuite on
essaie de l’expliquer à un Européen, il y a [une sorte d’impossibilité]. Si on
aborde les sociétés méso-américaines avec nos propres catégories – et c’est ce
que fait le film de Mel Gibson, Apocalypto2
–, on crée une espèce de [société monstrueuse], on n’admet pas qu’il y ait des
gens qui affrontent la vie différemment de nous. Ce n’est pas qu’une question
intellectuelle, c’est aussi une question de rapport au corps, à la douleur, à
la souffrance. Tout est différent, la façon d’exprimer l’amour, les sentiments,
etc.
L’expérience relativiste d’un historien est qu’on ne peut
« réduire » sans trahir. Prenez le mot « aztèque », par exemple. Voilà un nom
qu’on a donné au xixe siècle à une société mésoaméricaine et que l’on continue
de lui donner parce que si l’on ne dit pas « Aztèques », les gens ne savent pas
de qui on parle. Or les Aztèques sont les ancêtres des Mexicas, qui étaient les
habitants de Mexico à l’époque de la conquête de Cortès. C’est comme si l’on
disait systématiquement « les Troyens » quand on parle des Romains !
Tracés : Alors comment faire pour reconstruire un langage
qui soit plus proche de la réalité qu’il décrit ?
S. Gruzinski : Je pense de moins en moins qu’on puisse,
avec nos mots, approcher cette réalité. Je pense maintenant que les images,
elles, permettent de faire sentir cette différence. Devant un codex mexicain,
on voit qu’il ne s’agit pas d’écriture. [...] C’est un objet qui résiste. On
peut s’en approcher, on peut expliquer pourquoi il résiste, mais on ne peut
jamais rentrer dedans. En revanche, on peut faire partager à l’auditoire, au
lecteur, cette irréductibilité. En utilisant ces objets, ces images, on peut
donner à voir et à sentir l’irréductibilité ; mais il n’y a pas de moyens de
traduire. Certes, nous avons des témoignages d’Indiens christianisés,
hispanisés, occidentalisés. Mais ce sont des gens qui parlent notre langage !
Ils ne permettent pas de voir ce qu’il y a de l’autre côté. [...]
Tracés : Vous parlez des images. De fait, vous travaillez
sur des sources qui ne sont pas très « classiques » en histoire, et qui vous
rapprochent de l’anthropologie. Comment travaillez-vous avec les anthropologues
? La différence avec eux est-elle, selon vous, complètement dépassée ?
S. Gruzinski : Classiquement, les anthropologues ne
travaillent pas sur des textes – monopole, théoriquement, de l’historien –,
mais ce n’est pas parce qu’on travaille sur les images qu’on fait de
l’anthropologie. Pour moi, toutes ces sources se valent. Dans les années
soixante, il y a eu un grand effort pour faire de l’ethnohistoire, pour
rapprocher l’histoire de l’anthropologie. Aujourd’hui, ces différences n’ont
plus aucun sens [...], ma génération a assimilé les deux héritages en les
rendant tout à fait complémentaires. On a des documents et on essaie de les
faire parler, que ce soit avec des problématiques classiques d’historien ou des
problématiques d’anthropo-logue. Cela dit, je ne suis pas anthropologue et je
précise que pour faire parler une image ou un document textuel, il faut des
techniques d’historien. Un anthropologue n’est en principe pas formé pour
expliquer une image ou un texte du xvie siècle. Sa pratique est, en priorité,
celle du terrain.
3 Anthropologue, Française d’origine espagnole ayant
grandi en Argentine, élève de Claude Lévi-Straus (...)
Tracés : Comment s’est passée la collaboration avec
l’anthropologue Carmen Bernand3, par exemple ?
4 De l’idolâtrie… est le premier ouvrage issu de la
collaboration entre l’historien et l’anthropologu (...)
5 En deux volumes de vulgarisation de haut niveau, les
deux auteurs brassent d’abord l’époque de la c (...)
S. Gruzinski : Nous avons travaillé tous deux sur des
documents historiques. En fait, c’est plutôt elle qui a fait l’effort de se déplacer
vers l’histoire. Que ce soit pour De l’idolâtrie4 ou Histoire du Nouveau
Monde5, Carmen est arrivée avec des questions d’anthropologue, mais a toujours
eu une sorte de flair pour dénicher des documents historiques. Elle a beaucoup
travaillé en Équateur, dans les Andes, mais a toujours eu une forte culture
historique. Même en faisant du terrain, elle avait le souci de la longue durée
et de l’épaisseur historique. C’est une anthropologue historienne, ce qui est
exceptionnel. Moi, par contre, je ne suis pas du tout anthropologue. Je n’ai
pas fait de terrain, j’ai juste profité de ses regards tout en l’aidant à lire
les documents, à les remettre en situation.
Tracés : Vous n’avez pas l’impression de faire un peu
d’anthropologie par le biais de vos voyages au Brésil ou de déplacements qui
pourraient s’apparenter à du terrain ?
S. Gruzinski : Le monde dans lequel je vis est beaucoup
plus intéressant que les archives, donc je voyage. [...] Ce qui m’intéresse,
c’est de comprendre le monde dans lequel nous évoluons. Mais je n’assimile pas
mes voyages à de la sociologie ou de l’anthropologie. J’ai juste besoin de
comprendre ce que c’est que de vivre entre deux mondes (j’ai des liens très
forts et personnels avec le Brésil et le Mexique). Comment construire sa vie en
étant des deux côtés de l’Océan, comment donner un sens commun à deux mondes
totalement hétérogènes, voilà ce qui me motive : l’entrechoc des cultures. Pour
autant, je n’ai jamais considéré que je faisais de l’anthropologie ! Je suis
juste archiviste-paléographe, c’est-à-dire quelqu’un qui sait lire des
documents et qui a appris des techniques vieillottes pour le faire [...].
L’anthropologie, c’est être face à des gens vivants, pas face à des cadavres
auxquels on peut faire dire parfois ce qu’on veut… Se retrouver au milieu de
gens hostiles, savoir comment leur parler, comment communiquer, comment se
comporter physiquement : ce sont là des problèmes qu’un historien ne rencontre
jamais. Les morts sont sages et commodes. [...]
Tracés : Mais votre cadre de travail, l’École des hautes
études, permet ces ponts entre disciplines. Ce n’est pas le cas dans toutes les
universités ou ailleurs. Vous êtes l’un des rares à pratiquer ces grands
écarts. Ailleurs, prononcer le mot « anthropologie » devant un historien peut
faire bondir, non ?
S. Gruzinski : Je ne pense pas que ce clivage
disciplinaire pose encore autant de problèmes. Je pense qu’aujourd’hui, c’est
l’état des sciences sociales qui pose problème. L’anthropologie s’est diluée.
Les africanistes, par exemple, ont fait du terrain en Afrique, puis à Paris. Ce
n’est pas vraiment le même terrain… Et toute la critique postmoderne fait qu’on
ne sait plus si cette discipline a des raisons d’exister. Quant à l’histoire,
elle ne se porte pas très bien, elle a beaucoup de peine à émerger de
traditions locales, provinciales ou nationales. Face à face se trouvent donc
deux dames qui ne savent plus très bien qui elles sont. L’une très âgée,
l’histoire, et l’autre qui a vieilli très vite, l’anthropologie. Quand j’étais étudiant,
les historiens regardaient certes l’anthropologie avec distance, mais
l’anthropologie était tout de même incarnée par Lévi-Strauss ou Godelier, des
poids lourds comparables à Braudel ou Chaunu ! Aujourd’hui, quand on dit «
histoire », on parle de qui ? Quand on dit « anthropologie », on parle de qui ?
Ce sont deux systèmes de références qui se sont nettement affaiblis.
Tracés : Est-ce que le problème du relativisme justement
a perdu de son actualité, et s’est dilué avec les disciplines qui le
soutenaient ?
S. Gruzinski : Le mot « relativisme » a moins cours. On
parle aujourd’hui davantage de « diversité » (c’est le langage du ministère des
Affaires étrangères, ça veut dire relativisme), comme on a beaucoup parlé de «
l’Autre » (c’est aussi une expression du relativisme) ou de « multiculturalisme
», de « communautarisme », lesquels impliquent en fait un relativisme absolu et
posent un problème fondamental : la déconstruction rhétorique des valeurs
fondamentales européennes et l’absence de tout critère sérieux pour évaluer les
différentes cultures.
Tracés : On tombe là sur une acception beaucoup moins
positive du « relativisme », qui est celle du communautarisme…
S. Gruzinski : Je ne dis pas que c’est positif ou
négatif. Je dis juste qu’il y a un problème de critères d’évaluation. La
déconstruction mène à un vide, il est manifeste que la culture occidentale
n’est pas supérieure aux autres. Mais pour autant, toutes les sociétés se
valent-elles ? Où sont passés les critères d’évaluation ? Il faut faire
l’histoire de ces critères, parce qu’on en a besoin pour se situer par rapport
aux autres sociétés ou cultures. En ce sens, je suis contre le relativisme
absolu. L’historien doit, certes, faire des efforts pour comprendre les
expressions des autres sociétés [...] ; il doit critiquer l’européocentrisme,
sans pour autant se débarrasser en bloc des outils occidentaux qui sont les siens.
On a besoin d’une identité pour fonctionner. Dire que l’européocentrisme est
une abomination n’est pas une solution, mais un effet de rhétorique ; il faut
d’abord en faire la critique et l’histoire. Ce travail a d’ailleurs été très
peu fait : à quel moment apparaît l’Europe ? À quel moment les Européens
ont-ils eu l’impression d’être supérieurs aux autres civilisations ? Quand
l’Europe a-t-elle détruit ou transformé ces dernières ? Jamais nos valeurs
n’ont été universelles, y compris les droits de l’homme (ce sont des
productions historiques datées). Une fois qu’on le sait, il faut essayer de
voir dans quelles conditions ces valeurs sont apparues et ce qu’il est utile
d’en garder aujourd’hui.
Tracés : Prenons un cas concret : vous savez qu’il y a un
musée du Louvre bis qui est en train de se monter à Abou Dhabi. Qu’est-ce qui
va être montrable dans ce musée ? Qu’est-ce qui ne va pas l’être pour des
raisons culturelles locales ? Et comment s’en sortir sans tomber dans le
relativisme absolu ?
6 Aux États-Unis, le projet a d’ailleurs pris le nom bien
plus pragmatique d’oil for art…
S. Gruzinski : Vous oubliez un troisième élément :
l’argent6. C’est l’élément décisif. Le débat sur les valeurs sera masqué
jusqu’au bout par l’argument financier. De manière générale, je pense que nous
n’avons pas à négocier, à nous plier à d’autres sociétés pour la simple raison
que nous essayons de comprendre ce qu’elles sont. Si nous faisons cet effort,
il faut qu’en retour on comprenne et respecte nos identités, qui passent par un
certain type de peintures, un certain rapport au corps, etc. Or le rapport au
corps qui est le nôtre, celui occidental, ne saurait abdiquer devant le rapport
au corps d’une autre culture. Je ne serais donc pas partisan de négocier des
aménagements. Je me suis intéressé aux Indiens pour comprendre ce que c’est
qu’être Européen et non pas idolâtrer l’Autre ; ce qui m’intéresse, c’est ce
qu’eux m’ont appris sur ce que je suis moi-même, sur les valeurs auxquelles je
tiens. On ne peut pas rester en admiration muette devant des pratiques
exotiques qu’on ne comprend pas toujours, comme le voudrait un certain
relativisme absolu.
7 Gruzinski, 1988. Cet ouvrage s’attaque à
l’occidentalisation sous les angles de la transformation d (...)
8 Gruzinski, 1990. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à
comprendre les affrontements d’images de la s (...)
9 Gruzinski, 1999. Cet ouvrage cherche à montrer comment
fonctionnent réellement les processus de mét (...)
10 Gruzinski, 2004. L’auteur explique concrètement la
formation et surtout le fonctionnement du premie (...)
11 Les procédés d’occidentalisation et d’acculturation
permettent des rapprochements entre cultures eu (...)
Tracés : À ce propos, il y a une sorte d’inflexion dans
votre parcours. Avec La colonisation de l’imaginaire7, La guerre des images8 et
surtout La pensée métisse9, vous décrivez des pratiques d’adaptation ou
d’acculturation, où le relativisme fonctionne plutôt bien. Et puis dans Les
quatre parties du monde10, le relativisme perd pied, avec votre concept de «
sphère de cristal »11. C’est-à-dire qu’il y a des choses qui ne sont pas
négociables. Comment replacer ce concept dans l’évolution de votre réflexion ?
S. Gruzinski : Je travaille depuis longtemps sur les
mélanges, les métissages. Un mot revenait toujours, celui d’« occidentalisation
». J’ai commencé à travailler en 1973 sur ce qu’est l’occidentalisation. J’ai
toujours essayé de comprendre ça. Autrement dit, les métissages sont
incontournables, mais ils tendent à aller toujours dans le même sens… On peut
le déplorer, mais enfin il faut bien en prendre conscience : il y a des
rapports de force et les mélanges finissent à peu près toujours par s’y
conformer. [...] Il y a certes des « négociations » : les « acculturés »
peuvent gagner du temps. Mais ils finissent souvent par perdre. Perdre, c’est
arriver à l’américanisation, à l’occidentalisation. Dans Les quatre parties du
monde, j’ai essayé de comprendre pourquoi ces processus de domination sont
imparables ou presque. Il n’y a pas d’Europe indianisée, pourquoi ? Pourquoi
les métissages sont-ils toujours confinés, contrôlés, enfermés, délimités ?
C’est cela que je voulais comprendre. Dans notre civilisation, il y a un noyau
dur, qui certes change, se transforme, mais seulement par rapport à des
évolutions qui lui sont internes. Prenons le cas des philosophes : Hegel contre
Kant, Marx contre Hegel, Heidegger contre Marx, etc. Ces controverses donnent
l’impression du mouvement, mais en fait on reste dans la même sphère, on reste
« entre nous ». C’est encore valable aujourd’hui. Prenez ce qui se passe en
Chine : on assiste là, à l’échelle de milliards d’individus, à une
extraordinaire vague d’occidentalisation.
Tracés : Votre concept de « sphère de cristal » est-il
applicable à d’autres types de blocages, contemporains par exemple – je pense à
l’islam ? Peut-on redouter un entrechoquement entre « sphères de cristal » ou
est-ce complètement fantasmatique et alarmiste, dans la mesure où il y a des
solutions de continuité au sein du religieux ?
S. Gruzinski : […] Je ne peux pas répondre en historien,
mais j’ai le sentiment qu’il y a là une sphère de cristal, parce que l’islam
est un monothéisme radical, qui absorbe peu, alors que l’Occident catholique a
été davantage une éponge, parce que c’est une sorte de monothéisme « impur ».
Quand je parle de sphère de cristal, c’est pour désigner une Europe catholique
qui mondialisait à grande vitesse. Aujourd’hui, il faut la chercher sous le
tapis… Le catholicisme-éponge n’existe plus qu’en Amérique latine,
actuellement. De nos jours, en Europe occidentale, le religieux s’est
relativement dilué. Donc je ne sais pas ce que peut donner un affrontement
entre une sphère dure arc-boutée sur l’islam et cet Occident très mou où la
référence religieuse est absente (j’excepte le puritanisme protestant
américain). Le religieux ne me semble plus, en Europe, la base d’un discours
pour comprendre le monde.
Tracés : Je voulais surtout vous demander ce que les
sciences sociales peuvent faire aujourd’hui dans le décryptage du monde.
S. Gruzinski : Il n’y a pas de raison que les sciences
sociales n’aient pas leur rôle. Simplement, on ne peut plus faire comme si le
monde occidental était le monde, comme le croyaient Bourdieu ou Foucault quand
ils écrivaient. Aujourd’hui, les sciences sociales doivent constamment circuler
entre les mondes islamiques, africains, asiatiques, occidentaux, car le
discours européen ne peut plus faire semblant d’être le discours universel. Ça
veut dire pouvoir recevoir des informations dans des langues multiples, pour
circuler entre les différentes cultures. Les sciences sociales supposent
désormais des chercheurs globalisés, qui s’expriment dans de multiples langues
et s’abreuvent à des sources d’informations multiples. C’est une question
pratique, tout simplement.
Tracés : Il y a les langues, il y a aussi les « supports
» pour transmettre le travail des sciences sociales. Je vous ai toujours
entendu dire que votre métier consistait à écrire des livres. Mais aujourd’hui,
vous préparez une exposition, vous transformez un livre en film. C’est un
prolongement naturel ?
S. Gruzinski : Non, mais ce n’est pas non plus un hasard
historique : la direction d’Arte s’est intéressée aux Quatre parties du monde ;
le président du quai Branly m’a demandé d’être commissaire d’exposition. Dans
aucun de ces cas, ce n’est moi qui ai fait une démarche. Ce sont deux décisions
qui m’intéressent mais qui ne font pas partie d’un plan de carrière, qui sont
indépendantes de ma volonté.
12 Coproduction HBO/BBC, cette série télévisée américaine
créée notamment par John Milius prend place (...)
Tracés : Il y a un horizon pour la recherche dans ces
débouchés ? La culture visuelle s’intéresse beaucoup à l’histoire aujourd’hui.
Je pense par exemple à la BBC coproductrice de la série Rome12.
13 Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, 2006,
racontent le célèbre événement de la guerre du P (...)
S. Gruzinski : On pourrait aussi évoquer les films de
Clint Eastwood13, à contenu historique, qui donnent une version de l’histoire
et qui ne se veulent pas des fictions. Il y a quelque chose qui est en train de
se passer, oui, mais qui nous pose, à nous historiens, des problèmes. Le
premier – je le ressens fortement –, c’est l’incompétence : nous ne sommes pas
du tout formés à écrire des films. Le deuxième : mener des recherches
susceptibles d’intéresser ces institutions audiovisuelles. [...] Écrire un film
constitue une contrainte totalement différente de celle d’écrire un livre, sur
le plan technique et sur le plan de la réception. Le public audiovisuel n’est
pas du tout celui des livres. Il faut aussi trouver un cinéaste, il faut qu’on
puisse « vendre » les thèmes, etc. [...] Alors qu’on peut faire du 70 minutes
sur Arte, il faut faire 52 minutes pour le marché américain. Un historien n’est
pas habitué à ces contraintes techniques et culturelles. Mais je pense tout de
même qu’il s’agit d’un débouché de plus en plus important. Il faut cependant
que les historiens s’intéressent à des choses qui recoupent certaines des
préoccupations des sociétés du globe.
Tracés : La société dont vous parlez, c’est le « public »
en fait ? C’est nouveau en effet pour les historiens : tout travail est relatif
à un public. Avant de travailler, faut-il savoir à qui il sera montré ?
S. Gruzinski : Il faut en effet négocier avec le public,
avec les contraintes de production, pour que le film finisse par exister. On
est face au marché. Mais n’exagérons pas l’autocensure. Chez Arte, il y a une
exigence d’authenticité qui consiste à dire : « Il faut que tout soit vrai ».
La seule exigence est donc la production d’un discours le plus authentique
possible. Les commanditaires et les gens intéressés par l’histoire imaginent en
effet qu’il y a une vérité historique absolue, et surtout qu’on peut
l’atteindre ! Or quand on met un personnage en scène, il faut imaginer ce qu’il
peut sentir, penser, savoir exactement comment il est habillé. Je suis loin de
le savoir ! En tant qu’historien, je ne suis pas capable de « révéler » cette
vérité que l’on me demande : elle est là, la nouvelle contrainte. Le plus
excitant est certainement le pouvoir de fiction et de résurrection dont je me
retrouve investi. Le personnage que l’on veut ressusciter va vraiment vivre,
parler, avoir des relations avec d’autres personnages, etc. Produire de la
fiction, inventer, combler les trous là où l’on n’est pas sûr du passé, est ce
que l’on peut ne pas faire dans un livre. Dans un livre, on raconte simplement
ce que l’on sait et, ce que l’on ne sait pas, on s’arrange souvent pour
l’escamoter. Dans un film, le travail est de retranscrire les émotions, les
pensées, dont on ne sait rien et qu’il faut inventer.
Tracés : En même temps, il y a quelque chose du métier
d’historien là-dedans : s’imprégner d’une époque, pouvoir se dire spécialiste
de tel moment de l’histoire, en connaître tous les recoins.
S. Gruzinski : On s’imprègne des idées, mais pas du
quotidien ! Dans le deuxième épisode du film que je prépare, il y a une scène
de sexe entre une mulâtre et un trafiquant d’esclaves d’origine juive. Je n’ai
aucune idée de la façon dont se déroulaient des rapports physiques en Angola en
1605 ! Le film va pourtant les montrer. Savoir comment les gens s’expriment
avec leur corps est très difficile et très délicat. Or quand on travaille sur
le métissage, c’est pourtant fondamental, tant le métissage biologique passe
par les corps.
Tracés : Dans le travail de Clint Eastwood, Lettres d’Iwo
Jima et Mémoires de nos pères, les points de vue étaient montrés en diptyque.
Vous, vous avez l’ambition de réunir les points de vue dans le même film et
dans les mêmes scènes. Un film relativiste ?
S. Gruzinski : Le film [adapté des Quatre parties du
monde] critique l’européocentrisme, pour montrer que l’Histoire se passe aussi
ailleurs. On va montrer l’Européen à travers l’œil du Japonais. Comment arriver
à sortir du regard occidental sur l’Autre ? En montrant le regard des Indiens
du Mexique sur les Espagnols, ou celui des Noirs d’Afrique sur les Portugais.
Je crois beaucoup plus au pouvoir des images, en matière de relativisme, qu’aux
discours, aux textes écrits. Par exemple, il y a une scène : Rodrigo de Vivero,
gouverneur des Philippines, quitte les Philippines, fait naufrage au nord de
Tokyo, est recueilli par les paysans du coin, conduit chez un seigneur. Les
textes laissés par l’Espagnol sont très précis : il raconte par exemple comment
lui et ses compagnons ont été placés pour manger, etc. On sait que lui et le
seigneur japonais ont parlé d’art militaire. Ils sont même restés en contact
ensuite et ont continué de s’écrire. Or ils ne parlaient pas la langue l’un de
l’autre ! Ce qu’on veut montrer, c’est ce qui se passe dans la tête du samouraï
quand il a ce convive « exotique » en face de lui. Comme ils partagent une
éthique guerrière, c’est par là qu’ils vont communiquer. Or il existe un texte
d’art militaire japonais, écrit par un samouraï, qui fournit des pistes pour
reconstituer le dialogue entre les deux hommes. [...] Avec cette scène, on est
au cœur du relativisme : savoir adopter le point de vue japonais, ne pas jouer
que sur le point de vue européen. Or le marché nord-américain exige que tous
les personnages parlent anglais. Une telle contrainte linguistique entrerait en
contradiction avec la forme de relativisme que l’on veut maintenir au sein de
ce film. Arte va donc négocier pour que les Espagnols et les Portugais parlent
anglais, pour la version américaine, mais que les non-Européens parlent leur
langue, afin de préserver les situations d’incompréhension lors des rencontres
entre personnages. [...]
Tracés : Est-ce que l’effort relativiste ne progresse pas
bien plus vite avec le cinéma qu’ailleurs ?
S. Gruzinski : Les cinématographies indépendantes qu’on
voit enfin éclore sont en effet des forces de production extérieures à
l’Occident. Elles nous montrent que nous ne sommes plus seuls, puisqu’elles ne
font pas du cinéma hollywoodien ou du cinéma italien. Ce sont des créations que
nous, Occidentaux, ne saurions pas faire et dont le sens nous échappe en
partie. Le cinéma me permet donc de sentir et affronter les différences. Cela
étant, ses meilleures productions ne sont pas toujours mondialisées.
NOTES
1 Voir en fin d’article les références des ouvrages
cités.
2 Ce film, réalisé en 2006 par le réalisateur australien
après sa Passion (tourné en araméen), raconte en yucatèque ancien la lutte d’un
chasseur d’une tribu maya pour échapper à son destin de captif à sacrifier,
mais sans jamais faire l’effort de contextualiser ce rapport des Mayas au
sacrifice humain et à la violence.
3 Anthropologue, Française d’origine espagnole ayant
grandi en Argentine, élève de Claude Lévi-Strauss, Professeur émérite à
l’université de Paris 10 Nanterre, elle a travaillé sur les sociétés andines,
mais aussi sur l’hospice de vieillards de Nanterre, et vient de publier un
ouvrage sur Garcilaso de la Vega, métis Inca « platonicien ». Un volume
d’hommages lui a été récemment consacré : Castelain et al.,
2006.
4 De l’idolâtrie… est le premier ouvrage issu de la
collaboration entre l’historien et l’anthropologue après leur rencontre aux
Archives générales des Indes, à Séville.
5 En deux volumes de vulgarisation de haut niveau, les
deux auteurs brassent d’abord l’époque de la conquête (qui commença bien avant
1492) puis celle des métissages (1550-1640) pour redéfinir une histoire de
l’Amérique accessible à un large public.
6 Aux États-Unis, le projet a d’ailleurs pris le nom bien
plus pragmatique d’oil for art…
7 Gruzinski, 1988. Cet ouvrage s’attaque à
l’occidentalisation sous les angles de la transformation de la mémoire, de la
diffusion du surnaturel européen et surtout, de l’introduction de l’écriture
alphabétique – que les Indiens ont dû composer avec leurs traditions orales et
pictographiques.
8 Gruzinski, 1990. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à
comprendre les affrontements d’images de la société contemporaine à partir des
chocs iconographiques du Mexique colonial et de la manière dont l’art baroque a
investi le Nouveau Monde.
9 Gruzinski, 1999. Cet ouvrage cherche à montrer comment
fonctionnent réellement les processus de métissage pour créer une véritable
nouvelle forme et pas seulement une juxtaposition d’éléments culturels épars –
cette nouvelle forme exprimant une manière de résistance pour les populations
dominées.
10 Gruzinski, 2004. L’auteur explique concrètement la
formation et surtout le fonctionnement du premier empire de dimension
planétaire, première expérience de mondialisation, quand Philippe II d’Espagne
ceint la couronne du Portugal en 1580 et se retrouve à la tête d’un espace
politique présent dans les quatre parties du monde : la monarchie catholique.
11 Les procédés d’occidentalisation et d’acculturation
permettent des rapprochements entre cultures européenne et américaine, mais il
existe aussi un espace où le pouvoir occidental ne négocie pas, se réfugiant
dans une « sphère de cristal » à travers laquelle il voit les cultures locales,
mais refuse de se mélanger, de franchir la paroi transparente. Le dogme
catholique ou l’aristotélisme sont du ressort de cette sphère de cristal.
12 Coproduction HBO/BBC, cette série télévisée américaine
créée notamment par John Milius prend place à la fin de la République romaine
et bénéficie des conseils historiques de Jonathan Stamp. La première saison de
12 épisodes a coûté 100 millions de dollars (surtout imputables à la
construction du décor à Cinecittà) et va de la fin de la guerre des Gaules à
l’assassinat de César.
13 Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, 2006,
racontent le célèbre événement de la guerre du Pacifique selon le point de vue
américain puis japonais à partir de sources inédites.
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