samedi 7 janvier 2012

Un entretien de Serge Gruzinski pour la revue Tracés (2007)

Je renvoie à un entretien de 2007 accordé par Serge Gruzinski à la revue Tracés qui aborde essentiellement la question du relativisme culturel - la nécessité pour l'historien ou le penseur occidental de se déprendre des catégories implicites qui structurent sa pensée pour appréhender la réalité des cultures autres. On y trouve aussi une réflexion sur le métissage (Serge Gruzinski fut le commissaire de l'exposition Planète Métisse au Musée du quai Branly) ainsi qu'une réflexion intéressante sur la question des moyens de rendre le public (?) sensible à ce relativisme : limites inhérentes à la langue qui dans la traduction nécessairement fait disparaître les différences, privilégier l'image comme moyen de rendre sensible ce choc de la différence, le cinéma comme voie possible d'accès - avec l'exemple de Clint Eastwood et le contre-exemple de Mel Gibson (on pourrait penser aussi à ce film de science-fiction soviétique des années 80 Kindzadza que j'avais vu il y a une dizaine d'années et où le problème de la langue était enfin posé).


Référence électronique


Serge Gruzinski est archiviste-paléographe et directeur d’études à l’EHESS. À l’École française de Rome et à la Casa de Velázquez, mais surtout au Mexique, de 1976 à 1984, il a travaillé sur des sources lui permettant d’aborder la réaction des Indiens face à la conquête espagnole (La colonisation de l’imaginaire ; La guerre des images1), le mélange des formes et des styles entre les éléments de culture précolombienne et ceux de l’Europe de la Renaissance (L’Amérique de la conquête peinte par les Indiens ;L’Aigle et la Sybille) et les procédés de métissage (La pensée métisse), sans oublier des ouvrages étendant ses réflexions et celles de l’anthropologue Carmen Bernand à l’ensemble du continent américain (De l’idolâtrie, Histoire du Nouveau Monde). Consacré aux sociétés coloniales hispano-américaines des xvie et xviie siècles, depuis longtemps ouvert au monde lusophone, son séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales s’oblige à confronter le regard américain à celui du monde musulman pour mieux comprendre l’époque moderne – et l’époque contemporaine – en réfléchissant aussi à partir des productions cinématographiques actuelles. Serge Gruzinski est d’ailleurs en train de transformer son dernier ouvrage, Les quatre parties du monde (La Martinière, 2004), en une série de films pour Arte, alors que s’ouvrira l’année prochaine au Musée du Quai Branly une longue exposition temporaire dont il est le commissaire, Planète Métisse.

Tracés : Qu’est-ce qu’est, pour vous, le « relativisme » ?

S.  Gruzinski : Quand on me dit relativisme, je pose tout de suite la question de l’européocentrisme. C’est-à-dire le fait de prendre conscience – tout en les remettant en cause – d’un certain nombre d’idées toutes faites qui viennent de notre héritage culturel et qui nous amènent systématiquement à hiérarchiser les sociétés et les cultures. Je ne suis pas sûr que la question du relativisme en soi m’intéresse vraiment ; ce qui m’intéresse beaucoup plus, c’est l’origine de l’européocentrisme, étant donné que je suis Européen et que la question de l’ethnocentrisme se pose en fait pour toutes les civilisations et toutes les sociétés. Donc ce qui m’intéresse, c’est d’aller en amont du relativisme : depuis quand a-t-on un certain nombre d’idées, de préjugés qui sont européocentriques ?

Tracés : Qu’est-ce qui vous a amené à cette réflexion sur l’européocentrisme et les ethnocentrismes ?

S. Gruzinski : C’est le fait d’avoir travaillé sur les Indiens du Mexique et sur les matériaux écrits qui proviennent de ces Indiens. Ces textes remettent en question toutes nos catégories. Pas simplement des catégories intellectuelles ou philosophiques, mais aussi des catégories comme celle de « ville » ! Dès qu’on prend un texte en nahuatl, on s’aperçoit par exemple qu’on ne peut pas traduire altepetl par « ville » ni par « cité ». Il y a derrière ce mot toute une construction historique, sociale, culturelle, totalement indépendante des constructions européennes. C’est vrai pour des notions de cosmologie, de cosmogonie, de pouvoir, mais aussi pour tout ce qui relève de l’affectif, de l’expression des sentiments : on ne peut les traduire par des termes occidentaux ou européens. Quand j’ai travaillé sur le mot « colère », par exemple, je me suis demandé ce qu’était la colère d’un Indien. Ce n’est certainement pas la colère d’un Espagnol du xvie siècle. D’évidence, il y a quelque chose de différent, qui oblige à [...] se rendre compte qu’aucune de nos catégories ne sont universelles. Dans le face à face avec les archives [...], je fais l’expérience de l’incommensurabilité du monde mésoaméricain et du monde européen. Ils n’ont presque aucun point commun. C’est ça le relativisme, pour moi : relativiser le discours européen par rapport à un discours indigène, que l’on peut essayer de comprendre mais qu’on ne comprend jamais totalement. Mon expérience du relativisme vient des archives, et non d’une sympathie convenue pour l’Autre.

Tracés : Le relativisme, c’est donc un réflexe naturel d’historien…

2 Ce film, réalisé en 2006 par le réalisateur australien après sa Passion (tourné en araméen), racont (...)
S. Gruzinski : Beaucoup ne l’ont pas. Je lierais donc plutôt le relativisme à l’expérience de l’impossible traduction. Quand on essaie de traduire, dans notre langage, la réalité d’en face, et qu’ensuite on essaie de l’expliquer à un Européen, il y a [une sorte d’impossibilité]. Si on aborde les sociétés méso-américaines avec nos propres catégories – et c’est ce que fait le film de Mel  Gibson, Apocalypto2 –, on crée une espèce de [société monstrueuse], on n’admet pas qu’il y ait des gens qui affrontent la vie différemment de nous. Ce n’est pas qu’une question intellectuelle, c’est aussi une question de rapport au corps, à la douleur, à la souffrance. Tout est différent, la façon d’exprimer l’amour, les sentiments, etc.

L’expérience relativiste d’un historien est qu’on ne peut « réduire » sans trahir. Prenez le mot « aztèque », par exemple. Voilà un nom qu’on a donné au xixe siècle à une société mésoaméricaine et que l’on continue de lui donner parce que si l’on ne dit pas « Aztèques », les gens ne savent pas de qui on parle. Or les Aztèques sont les ancêtres des Mexicas, qui étaient les habitants de Mexico à l’époque de la conquête de Cortès. C’est comme si l’on disait systématiquement « les Troyens » quand on parle des Romains !

Tracés : Alors comment faire pour reconstruire un langage qui soit plus proche de la réalité qu’il décrit ?

S. Gruzinski : Je pense de moins en moins qu’on puisse, avec nos mots, approcher cette réalité. Je pense maintenant que les images, elles, permettent de faire sentir cette différence. Devant un codex mexicain, on voit qu’il ne s’agit pas d’écriture. [...] C’est un objet qui résiste. On peut s’en approcher, on peut expliquer pourquoi il résiste, mais on ne peut jamais rentrer dedans. En revanche, on peut faire partager à l’auditoire, au lecteur, cette irréductibilité. En utilisant ces objets, ces images, on peut donner à voir et à sentir l’irréductibilité ; mais il n’y a pas de moyens de traduire. Certes, nous avons des témoignages d’Indiens christianisés, hispanisés, occidentalisés. Mais ce sont des gens qui parlent notre langage ! Ils ne permettent pas de voir ce qu’il y a de l’autre côté. [...]

Tracés : Vous parlez des images. De fait, vous travaillez sur des sources qui ne sont pas très « classiques » en histoire, et qui vous rapprochent de l’anthropologie. Comment travaillez-vous avec les anthropologues ? La différence avec eux est-elle, selon vous, complètement dépassée ?

S. Gruzinski : Classiquement, les anthropologues ne travaillent pas sur des textes – monopole, théoriquement, de l’historien –, mais ce n’est pas parce qu’on travaille sur les images qu’on fait de l’anthropologie. Pour moi, toutes ces sources se valent. Dans les années soixante, il y a eu un grand effort pour faire de l’ethnohistoire, pour rapprocher l’histoire de l’anthropologie. Aujourd’hui, ces différences n’ont plus aucun sens [...], ma génération a assimilé les deux héritages en les rendant tout à fait complémentaires. On a des documents et on essaie de les faire parler, que ce soit avec des problématiques classiques d’historien ou des problématiques d’anthropo-logue. Cela dit, je ne suis pas anthropologue et je précise que pour faire parler une image ou un document textuel, il faut des techniques d’historien. Un anthropologue n’est en principe pas formé pour expliquer une image ou un texte du xvie siècle. Sa pratique est, en priorité, celle du terrain.

3 Anthropologue, Française d’origine espagnole ayant grandi en Argentine, élève de Claude Lévi-Straus (...)
Tracés : Comment s’est passée la collaboration avec l’anthropologue Carmen Bernand3, par exemple ?

4 De l’idolâtrie… est le premier ouvrage issu de la collaboration entre l’historien et l’anthropologu (...)
5 En deux volumes de vulgarisation de haut niveau, les deux auteurs brassent d’abord l’époque de la c (...)
S. Gruzinski : Nous avons travaillé tous deux sur des documents historiques. En fait, c’est plutôt elle qui a fait l’effort de se déplacer vers l’histoire. Que ce soit pour De l’idolâtrie4 ou Histoire du Nouveau Monde5, Carmen est arrivée avec des questions d’anthropologue, mais a toujours eu une sorte de flair pour dénicher des documents historiques. Elle a beaucoup travaillé en Équateur, dans les Andes, mais a toujours eu une forte culture historique. Même en faisant du terrain, elle avait le souci de la longue durée et de l’épaisseur historique. C’est une anthropologue historienne, ce qui est exceptionnel. Moi, par contre, je ne suis pas du tout anthropologue. Je n’ai pas fait de terrain, j’ai juste profité de ses regards tout en l’aidant à lire les documents, à les remettre en situation.

Tracés : Vous n’avez pas l’impression de faire un peu d’anthropologie par le biais de vos voyages au Brésil ou de déplacements qui pourraient s’apparenter à du terrain ?

S. Gruzinski : Le monde dans lequel je vis est beaucoup plus intéressant que les archives, donc je voyage. [...] Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre le monde dans lequel nous évoluons. Mais je n’assimile pas mes voyages à de la sociologie ou de l’anthropologie. J’ai juste besoin de comprendre ce que c’est que de vivre entre deux mondes (j’ai des liens très forts et personnels avec le Brésil et le Mexique). Comment construire sa vie en étant des deux côtés de l’Océan, comment donner un sens commun à deux mondes totalement hétérogènes, voilà ce qui me motive : l’entrechoc des cultures. Pour autant, je n’ai jamais considéré que je faisais de l’anthropologie ! Je suis juste archiviste-paléographe, c’est-à-dire quelqu’un qui sait lire des documents et qui a appris des techniques vieillottes pour le faire [...]. L’anthropologie, c’est être face à des gens vivants, pas face à des cadavres auxquels on peut faire dire parfois ce qu’on veut… Se retrouver au milieu de gens hostiles, savoir comment leur parler, comment communiquer, comment se comporter physiquement : ce sont là des problèmes qu’un historien ne rencontre jamais. Les morts sont sages et commodes. [...]

Tracés : Mais votre cadre de travail, l’École des hautes études, permet ces ponts entre disciplines. Ce n’est pas le cas dans toutes les universités ou ailleurs. Vous êtes l’un des rares à pratiquer ces grands écarts. Ailleurs, prononcer le mot « anthropologie » devant un historien peut faire bondir, non ?

S. Gruzinski : Je ne pense pas que ce clivage disciplinaire pose encore autant de problèmes. Je pense qu’aujourd’hui, c’est l’état des sciences sociales qui pose problème. L’anthropologie s’est diluée. Les africanistes, par exemple, ont fait du terrain en Afrique, puis à Paris. Ce n’est pas vraiment le même terrain… Et toute la critique postmoderne fait qu’on ne sait plus si cette discipline a des raisons d’exister. Quant à l’histoire, elle ne se porte pas très bien, elle a beaucoup de peine à émerger de traditions locales, provinciales ou nationales. Face à face se trouvent donc deux dames qui ne savent plus très bien qui elles sont. L’une très âgée, l’histoire, et l’autre qui a vieilli très vite, l’anthropologie. Quand j’étais étudiant, les historiens regardaient certes l’anthropologie avec distance, mais l’anthropologie était tout de même incarnée par Lévi-Strauss ou Godelier, des poids lourds comparables à Braudel ou Chaunu ! Aujourd’hui, quand on dit « histoire », on parle de qui ? Quand on dit « anthropologie », on parle de qui ? Ce sont deux systèmes de références qui se sont nettement affaiblis.

Tracés : Est-ce que le problème du relativisme justement a perdu de son actualité, et s’est dilué avec les disciplines qui le soutenaient ?

S. Gruzinski : Le mot « relativisme » a moins cours. On parle aujourd’hui davantage de « diversité » (c’est le langage du ministère des Affaires étrangères, ça veut dire relativisme), comme on a beaucoup parlé de « l’Autre » (c’est aussi une expression du relativisme) ou de « multiculturalisme », de « communautarisme », lesquels impliquent en fait un relativisme absolu et posent un problème fondamental : la déconstruction rhétorique des valeurs fondamentales européennes et l’absence de tout critère sérieux pour évaluer les différentes cultures.

Tracés : On tombe là sur une acception beaucoup moins positive du « relativisme », qui est celle du communautarisme…

S. Gruzinski : Je ne dis pas que c’est positif ou négatif. Je dis juste qu’il y a un problème de critères d’évaluation. La déconstruction mène à un vide, il est manifeste que la culture occidentale n’est pas supérieure aux autres. Mais pour autant, toutes les sociétés se valent-elles ? Où sont passés les critères d’évaluation ? Il faut faire l’histoire de ces critères, parce qu’on en a besoin pour se situer par rapport aux autres sociétés ou cultures. En ce sens, je suis contre le relativisme absolu. L’historien doit, certes, faire des efforts pour comprendre les expressions des autres sociétés [...] ; il doit critiquer l’européocentrisme, sans pour autant se débarrasser en bloc des outils occidentaux qui sont les siens. On a besoin d’une identité pour fonctionner. Dire que l’européocentrisme est une abomination n’est pas une solution, mais un effet de rhétorique ; il faut d’abord en faire la critique et l’histoire. Ce travail a d’ailleurs été très peu fait : à quel moment apparaît l’Europe ? À quel moment les Européens ont-ils eu l’impression d’être supérieurs aux autres civilisations ? Quand l’Europe a-t-elle détruit ou transformé ces dernières ? Jamais nos valeurs n’ont été universelles, y compris les droits de l’homme (ce sont des productions historiques datées). Une fois qu’on le sait, il faut essayer de voir dans quelles conditions ces valeurs sont apparues et ce qu’il est utile d’en garder aujourd’hui.

Tracés : Prenons un cas concret : vous savez qu’il y a un musée du Louvre bis qui est en train de se monter à Abou Dhabi. Qu’est-ce qui va être montrable dans ce musée ? Qu’est-ce qui ne va pas l’être pour des raisons culturelles locales ? Et comment s’en sortir sans tomber dans le relativisme absolu ?

6 Aux États-Unis, le projet a d’ailleurs pris le nom bien plus pragmatique d’oil for art…
S. Gruzinski : Vous oubliez un troisième élément : l’argent6. C’est l’élément décisif. Le débat sur les valeurs sera masqué jusqu’au bout par l’argument financier. De manière générale, je pense que nous n’avons pas à négocier, à nous plier à d’autres sociétés pour la simple raison que nous essayons de comprendre ce qu’elles sont. Si nous faisons cet effort, il faut qu’en retour on comprenne et respecte nos identités, qui passent par un certain type de peintures, un certain rapport au corps, etc. Or le rapport au corps qui est le nôtre, celui occidental, ne saurait abdiquer devant le rapport au corps d’une autre culture. Je ne serais donc pas partisan de négocier des aménagements. Je me suis intéressé aux Indiens pour comprendre ce que c’est qu’être Européen et non pas idolâtrer l’Autre ; ce qui m’intéresse, c’est ce qu’eux m’ont appris sur ce que je suis moi-même, sur les valeurs auxquelles je tiens. On ne peut pas rester en admiration muette devant des pratiques exotiques qu’on ne comprend pas toujours, comme le voudrait un certain relativisme absolu.

7 Gruzinski, 1988. Cet ouvrage s’attaque à l’occidentalisation sous les angles de la transformation d (...)
8 Gruzinski, 1990. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à comprendre les affrontements d’images de la s (...)
9 Gruzinski, 1999. Cet ouvrage cherche à montrer comment fonctionnent réellement les processus de mét (...)
10 Gruzinski, 2004. L’auteur explique concrètement la formation et surtout le fonctionnement du premie (...)
11 Les procédés d’occidentalisation et d’acculturation permettent des rapprochements entre cultures eu (...)
Tracés : À ce propos, il y a une sorte d’inflexion dans votre parcours. Avec La colonisation de l’imaginaire7, La guerre des images8 et surtout La pensée métisse9, vous décrivez des pratiques d’adaptation ou d’acculturation, où le relativisme fonctionne plutôt bien. Et puis dans Les quatre parties du monde10, le relativisme perd pied, avec votre concept de « sphère de cristal »11. C’est-à-dire qu’il y a des choses qui ne sont pas négociables. Comment replacer ce concept dans l’évolution de votre réflexion ?

S. Gruzinski : Je travaille depuis longtemps sur les mélanges, les métissages. Un mot revenait toujours, celui d’« occidentalisation ». J’ai commencé à travailler en 1973 sur ce qu’est l’occidentalisation. J’ai toujours essayé de comprendre ça. Autrement dit, les métissages sont incontournables, mais ils tendent à aller toujours dans le même sens… On peut le déplorer, mais enfin il faut bien en prendre conscience : il y a des rapports de force et les mélanges finissent à peu près toujours par s’y conformer. [...] Il y a certes des « négociations » : les « acculturés » peuvent gagner du temps. Mais ils finissent souvent par perdre. Perdre, c’est arriver à l’américanisation, à l’occidentalisation. Dans Les quatre parties du monde, j’ai essayé de comprendre pourquoi ces processus de domination sont imparables ou presque. Il n’y a pas d’Europe indianisée, pourquoi ? Pourquoi les métissages sont-ils toujours confinés, contrôlés, enfermés, délimités ? C’est cela que je voulais comprendre. Dans notre civilisation, il y a un noyau dur, qui certes change, se transforme, mais seulement par rapport à des évolutions qui lui sont internes. Prenons le cas des philosophes : Hegel contre Kant, Marx contre Hegel, Heidegger contre Marx, etc. Ces controverses donnent l’impression du mouvement, mais en fait on reste dans la même sphère, on reste « entre nous ». C’est encore valable aujourd’hui. Prenez ce qui se passe en Chine : on assiste là, à l’échelle de milliards d’individus, à une extraordinaire vague d’occidentalisation.

Tracés : Votre concept de « sphère de cristal » est-il applicable à d’autres types de blocages, contemporains par exemple – je pense à l’islam ? Peut-on redouter un entrechoquement entre « sphères de cristal » ou est-ce complètement fantasmatique et alarmiste, dans la mesure où il y a des solutions de continuité au sein du religieux ?

S. Gruzinski : […] Je ne peux pas répondre en historien, mais j’ai le sentiment qu’il y a là une sphère de cristal, parce que l’islam est un monothéisme radical, qui absorbe peu, alors que l’Occident catholique a été davantage une éponge, parce que c’est une sorte de monothéisme « impur ». Quand je parle de sphère de cristal, c’est pour désigner une Europe catholique qui mondialisait à grande vitesse. Aujourd’hui, il faut la chercher sous le tapis… Le catholicisme-éponge n’existe plus qu’en Amérique latine, actuellement. De nos jours, en Europe occidentale, le religieux s’est relativement dilué. Donc je ne sais pas ce que peut donner un affrontement entre une sphère dure arc-boutée sur l’islam et cet Occident très mou où la référence religieuse est absente (j’excepte le puritanisme protestant américain). Le religieux ne me semble plus, en Europe, la base d’un discours pour comprendre le monde.

Tracés : Je voulais surtout vous demander ce que les sciences sociales peuvent faire aujourd’hui dans le décryptage du monde.

S. Gruzinski : Il n’y a pas de raison que les sciences sociales n’aient pas leur rôle. Simplement, on ne peut plus faire comme si le monde occidental était le monde, comme le croyaient Bourdieu ou Foucault quand ils écrivaient. Aujourd’hui, les sciences sociales doivent constamment circuler entre les mondes islamiques, africains, asiatiques, occidentaux, car le discours européen ne peut plus faire semblant d’être le discours universel. Ça veut dire pouvoir recevoir des informations dans des langues multiples, pour circuler entre les différentes cultures. Les sciences sociales supposent désormais des chercheurs globalisés, qui s’expriment dans de multiples langues et s’abreuvent à des sources d’informations multiples. C’est une question pratique, tout simplement.

Tracés : Il y a les langues, il y a aussi les « supports » pour transmettre le travail des sciences sociales. Je vous ai toujours entendu dire que votre métier consistait à écrire des livres. Mais aujourd’hui, vous préparez une exposition, vous transformez un livre en film. C’est un prolongement naturel ?

S. Gruzinski : Non, mais ce n’est pas non plus un hasard historique : la direction d’Arte s’est intéressée aux Quatre parties du monde ; le président du quai Branly m’a demandé d’être commissaire d’exposition. Dans aucun de ces cas, ce n’est moi qui ai fait une démarche. Ce sont deux décisions qui m’intéressent mais qui ne font pas partie d’un plan de carrière, qui sont indépendantes de ma volonté.

12 Coproduction HBO/BBC, cette série télévisée américaine créée notamment par John Milius prend place (...)
Tracés : Il y a un horizon pour la recherche dans ces débouchés ? La culture visuelle s’intéresse beaucoup à l’histoire aujourd’hui. Je pense par exemple à la BBC coproductrice de la série Rome12.

13 Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, 2006, racontent le célèbre événement de la guerre du P (...)
S. Gruzinski : On pourrait aussi évoquer les films de Clint Eastwood13, à contenu historique, qui donnent une version de l’histoire et qui ne se veulent pas des fictions. Il y a quelque chose qui est en train de se passer, oui, mais qui nous pose, à nous historiens, des problèmes. Le premier – je le ressens fortement –, c’est l’incompétence : nous ne sommes pas du tout formés à écrire des films. Le deuxième : mener des recherches susceptibles d’intéresser ces institutions audiovisuelles. [...] Écrire un film constitue une contrainte totalement différente de celle d’écrire un livre, sur le plan technique et sur le plan de la réception. Le public audiovisuel n’est pas du tout celui des livres. Il faut aussi trouver un cinéaste, il faut qu’on puisse « vendre » les thèmes, etc. [...] Alors qu’on peut faire du 70 minutes sur Arte, il faut faire 52 minutes pour le marché américain. Un historien n’est pas habitué à ces contraintes techniques et culturelles. Mais je pense tout de même qu’il s’agit d’un débouché de plus en plus important. Il faut cependant que les historiens s’intéressent à des choses qui recoupent certaines des préoccupations des sociétés du globe.

Tracés : La société dont vous parlez, c’est le « public » en fait ? C’est nouveau en effet pour les historiens : tout travail est relatif à un public. Avant de travailler, faut-il savoir à qui il sera montré ?

S. Gruzinski : Il faut en effet négocier avec le public, avec les contraintes de production, pour que le film finisse par exister. On est face au marché. Mais n’exagérons pas l’autocensure. Chez Arte, il y a une exigence d’authenticité qui consiste à dire : « Il faut que tout soit vrai ». La seule exigence est donc la production d’un discours le plus authentique possible. Les commanditaires et les gens intéressés par l’histoire imaginent en effet qu’il y a une vérité historique absolue, et surtout qu’on peut l’atteindre ! Or quand on met un personnage en scène, il faut imaginer ce qu’il peut sentir, penser, savoir exactement comment il est habillé. Je suis loin de le savoir ! En tant qu’historien, je ne suis pas capable de « révéler » cette vérité que l’on me demande : elle est là, la nouvelle contrainte. Le plus excitant est certainement le pouvoir de fiction et de résurrection dont je me retrouve investi. Le personnage que l’on veut ressusciter va vraiment vivre, parler, avoir des relations avec d’autres personnages, etc. Produire de la fiction, inventer, combler les trous là où l’on n’est pas sûr du passé, est ce que l’on peut ne pas faire dans un livre. Dans un livre, on raconte simplement ce que l’on sait et, ce que l’on ne sait pas, on s’arrange souvent pour l’escamoter. Dans un film, le travail est de retranscrire les émotions, les pensées, dont on ne sait rien et qu’il faut inventer.

Tracés : En même temps, il y a quelque chose du métier d’historien là-dedans : s’imprégner d’une époque, pouvoir se dire spécialiste de tel moment de l’histoire, en connaître tous les recoins.

S. Gruzinski : On s’imprègne des idées, mais pas du quotidien ! Dans le deuxième épisode du film que je prépare, il y a une scène de sexe entre une mulâtre et un trafiquant d’esclaves d’origine juive. Je n’ai aucune idée de la façon dont se déroulaient des rapports physiques en Angola en 1605 ! Le film va pourtant les montrer. Savoir comment les gens s’expriment avec leur corps est très difficile et très délicat. Or quand on travaille sur le métissage, c’est pourtant fondamental, tant le métissage biologique passe par les corps.

Tracés : Dans le travail de Clint Eastwood, Lettres d’Iwo Jima et Mémoires de nos pères, les points de vue étaient montrés en diptyque. Vous, vous avez l’ambition de réunir les points de vue dans le même film et dans les mêmes scènes. Un film relativiste ?

S. Gruzinski : Le film [adapté des Quatre parties du monde] critique l’européocentrisme, pour montrer que l’Histoire se passe aussi ailleurs. On va montrer l’Européen à travers l’œil du Japonais. Comment arriver à sortir du regard occidental sur l’Autre ? En montrant le regard des Indiens du Mexique sur les Espagnols, ou celui des Noirs d’Afrique sur les Portugais. Je crois beaucoup plus au pouvoir des images, en matière de relativisme, qu’aux discours, aux textes écrits. Par exemple, il y a une scène : Rodrigo de Vivero, gouverneur des Philippines, quitte les Philippines, fait naufrage au nord de Tokyo, est recueilli par les paysans du coin, conduit chez un seigneur. Les textes laissés par l’Espagnol sont très précis : il raconte par exemple comment lui et ses compagnons ont été placés pour manger, etc. On sait que lui et le seigneur japonais ont parlé d’art militaire. Ils sont même restés en contact ensuite et ont continué de s’écrire. Or ils ne parlaient pas la langue l’un de l’autre ! Ce qu’on veut montrer, c’est ce qui se passe dans la tête du samouraï quand il a ce convive « exotique » en face de lui. Comme ils partagent une éthique guerrière, c’est par là qu’ils vont communiquer. Or il existe un texte d’art militaire japonais, écrit par un samouraï, qui fournit des pistes pour reconstituer le dialogue entre les deux hommes. [...] Avec cette scène, on est au cœur du relativisme : savoir adopter le point de vue japonais, ne pas jouer que sur le point de vue européen. Or le marché nord-américain exige que tous les personnages parlent anglais. Une telle contrainte linguistique entrerait en contradiction avec la forme de relativisme que l’on veut maintenir au sein de ce film. Arte va donc négocier pour que les Espagnols et les Portugais parlent anglais, pour la version américaine, mais que les non-Européens parlent leur langue, afin de préserver les situations d’incompréhension lors des rencontres entre personnages. [...]

Tracés : Est-ce que l’effort relativiste ne progresse pas bien plus vite avec le cinéma qu’ailleurs ?

S. Gruzinski : Les cinématographies indépendantes qu’on voit enfin éclore sont en effet des forces de production extérieures à l’Occident. Elles nous montrent que nous ne sommes plus seuls, puisqu’elles ne font pas du cinéma hollywoodien ou du cinéma italien. Ce sont des créations que nous, Occidentaux, ne saurions pas faire et dont le sens nous échappe en partie. Le cinéma me permet donc de sentir et affronter les différences. Cela étant, ses meilleures productions ne sont pas toujours mondialisées.

NOTES
1 Voir en fin d’article les références des ouvrages cités.
2 Ce film, réalisé en 2006 par le réalisateur australien après sa Passion (tourné en araméen), raconte en yucatèque ancien la lutte d’un chasseur d’une tribu maya pour échapper à son destin de captif à sacrifier, mais sans jamais faire l’effort de contextualiser ce rapport des Mayas au sacrifice humain et à la violence.
3 Anthropologue, Française d’origine espagnole ayant grandi en Argentine, élève de Claude Lévi-Strauss, Professeur émérite à l’université de Paris 10 Nanterre, elle a travaillé sur les sociétés andines, mais aussi sur l’hospice de vieillards de Nanterre, et vient de publier un ouvrage sur Garcilaso de la Vega, métis Inca « platonicien ». Un volume d’hommages lui a été récemment consacré: Castelain et al., 2006.
4 De l’idolâtrie… est le premier ouvrage issu de la collaboration entre l’historien et l’anthropologue après leur rencontre aux Archives générales des Indes, à Séville.
5 En deux volumes de vulgarisation de haut niveau, les deux auteurs brassent d’abord l’époque de la conquête (qui commença bien avant 1492) puis celle des métissages (1550-1640) pour redéfinir une histoire de l’Amérique accessible à un large public.
6 Aux États-Unis, le projet a d’ailleurs pris le nom bien plus pragmatique d’oil for art…
7 Gruzinski, 1988. Cet ouvrage s’attaque à l’occidentalisation sous les angles de la transformation de la mémoire, de la diffusion du surnaturel européen et surtout, de l’introduction de l’écriture alphabétique – que les Indiens ont dû composer avec leurs traditions orales et pictographiques.
8 Gruzinski, 1990. Dans cet ouvrage, l’auteur cherche à comprendre les affrontements d’images de la société contemporaine à partir des chocs iconographiques du Mexique colonial et de la manière dont l’art baroque a investi le Nouveau Monde.
9 Gruzinski, 1999. Cet ouvrage cherche à montrer comment fonctionnent réellement les processus de métissage pour créer une véritable nouvelle forme et pas seulement une juxtaposition d’éléments culturels épars – cette nouvelle forme exprimant une manière de résistance pour les populations dominées.
10 Gruzinski, 2004. L’auteur explique concrètement la formation et surtout le fonctionnement du premier empire de dimension planétaire, première expérience de mondialisation, quand Philippe II d’Espagne ceint la couronne du Portugal en 1580 et se retrouve à la tête d’un espace politique présent dans les quatre parties du monde : la monarchie catholique.
11 Les procédés d’occidentalisation et d’acculturation permettent des rapprochements entre cultures européenne et américaine, mais il existe aussi un espace où le pouvoir occidental ne négocie pas, se réfugiant dans une « sphère de cristal » à travers laquelle il voit les cultures locales, mais refuse de se mélanger, de franchir la paroi transparente. Le dogme catholique ou l’aristotélisme sont du ressort de cette sphère de cristal.
12 Coproduction HBO/BBC, cette série télévisée américaine créée notamment par John Milius prend place à la fin de la République romaine et bénéficie des conseils historiques de Jonathan Stamp. La première saison de 12 épisodes a coûté 100 millions de dollars (surtout imputables à la construction du décor à Cinecittà) et va de la fin de la guerre des Gaules à l’assassinat de César.
13 Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, 2006, racontent le célèbre événement de la guerre du Pacifique selon le point de vue américain puis japonais à partir de sources inédites.


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