Je reprends ici l'adresse qui ouvre la tragédie
chrétienne de Corneille, Théodore vierge et martyre (1646) où Corneille aborde
la question de la condamnation du théâtre par Saint Augustin. On retrouve la
distinction faite par d'Aubignac : la condamnation des pères de l'Eglise ne
vaut que pour le théâtre de leur temps et ne saurait s'appliquer au théâtre du
XVIIe. Il y a donc une impossibilité à condamner de façon globale le théâtre.
On
retiendra la définition du théâtre comme "le plus agréable et le plus
utile divertissement dont l'esprit humain soit capable."
Adresse
À
monsieur L.P.C.B.
Monsieur,
Je
n’abuserai point de votre absence de la cour pour vous imposer touchant cette
tragédie : sa représentation n’a pas eu grand éclat, et quoique beaucoup en
attribuent la cause à diverses conjonctures qui pourraient me justifier
aucunement, pour moi, je ne m’en veux prendre qu’à ses défauts, et la tiens mal
faite, puisqu’elle a été mal suivie. J’aurais tort de m’opposer au jugement du
public : il m’a été trop avantageux en mes autres ouvrages pour le désavouer en
celui-ci et, si je l’accusais d’erreur ou d’injustice pour Théodore, mon
exemple donnerait lieu à tout le monde de soupçonner des mêmes choses tous les
arrêts qu’il a prononcés en ma faveur. Ce n’est pas toutefois sans quelque
sorte de satisfaction que je vois que la meilleure partie de mes juges impute
ce mauvais succès à l’idée de la prostitution que l’on a pu souffrir, quoiqu’on
sût bien qu’elle n’aurait pas d’effet et que, pour en exténuer l’horreur, j’aie
employé tout ce que l’art et l’expérience m’ont pu fournir de lumières ; et,
certes, il y a de quoi congratuler à la pureté de notre théâtre, de voir qu’une
histoire qui fait le plus bel ornement du second livre des Vierges de saint
Ambroise se trouve trop licencieuse pour y être supportée. Qu’eût-on dit, si,
comme ce grand docteur de l’Église, j’eusse fait voir Théodore dans le lieu
infâme, si j’eusse décrit les diverses agitations de son âme durant qu’elle y
fut, si j’eusse figuré les troubles qu’elle y ressentit au premier moment
qu’elle y vit entrer Didyme ? C’est là-dessus que ce grand saint fait triompher
son éloquence, et c’est pour ce spectacle qu’il invite particulièrement les
vierges à ouvrir les yeux. Je l’ai dérobé à la vue, et, autant que j’ai pu, à
l’imagination de mes auditeurs ; et après y avoir consumé toute mon adresse, la
modestie de notre scène a désavoué comme indigne d’elle ce peu que la nécessité
de mon sujet m’a forcé d’en faire connaître. Après cela, j’oserai bien dire que
ce n’est pas contre des comédies pareilles aux nôtres que déclame saint
Augustin, et que ceux que le scrupule ou le caprice ou le zèle, en rend
opiniâtres ennemis, n’ont pas grande raison de s’appuyer de son autorité. C’est
avec justice qu’il condamne celles de son temps, qui ne méritaient que trop le nom
qu’il leur donne de spectacles de turpitude, mais c’est avec injustice qu’on
veut étendre cette condamnation jusqu’à celles du nôtre, qui ne contiennent,
pour l’ordinaire, que des exemples d’innocence, de vertu et de piété. J’aurais
mauvaise grâce de vous en entretenir plus au long : vous êtes déjà trop
persuadé de ces vérités, et ce n’est pas mon dessein d’entreprendre ici de
désabuser ceux qui ne veulent pas l’être ; il est juste qu’on les abandonne à
leur aveuglement volontaire, et que, pour peine de la trop facile croyance
qu’ils donnent à des invectives mal fondées, ils demeurent privés du plus
agréable et du plus utile des divertissements dont l’esprit humain soit
capable. Contentons-nous d’en jouir sans leur en faire part et souffrez que,
sans faire aucun effort pour les guérir de leur faiblesse, je finisse en vous
assurant que je suis et serai toute ma vie,
Monsieur,
Votre
très humble et très obligé serviteur,
Corneille.
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