Je cite un compte rendu rédigé par Jean-Michel Sallmann du livre de Serge Grunzinski consacré à la colonisation de l'imaginaire indigène dans le Mexique colonial. Je me permets de souligner et de donner des titres aux différentes parties afin de dégager les idées essentielles.
url : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1991_num_208_4_1658
Consulté le 04 janvier 2012
Jean-Michel Sallmann. S. Gruzinski. La guerre des images de Christophe Colomb à "Blade Runner" (1492-2019)., Revue de l'histoire des religions, 1991, vol. 208, n° 4, pp. 453-455.
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Consulté le 04 janvier 2012
Serge Gruzinski, La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner » (1492-2019), Paris, Fayard, 1990, 22 cm, 389 p.
Au moment où l'opinion publique et le monde politique s'interrogent sur l'avenir de la télévision, ce livre de Serge Gruzinski a le mérite de nous rappeler que le débat sur le rôle et le contenu de l'image ne date pas d'aujourd'hui. En prenant l'exemple du Mexique colonial, l'auteur nous entraîne à la découverte de l'entreprise la plus folle peut-être des Temps modernes, dont l'enjeu fut la colonisation de l'imaginaire indigène, la substitution plus ou moins achevée des modes de pensée du colonisé par ceux du colonisateur. Il nous montre le rôle stratégique joué par l'image, qui fut l'un des instruments les plus efficaces de l'occidentalisation, mais aussi les modifications de statut dont elle a été l'objet entre le début du xvie siècle et les lendemains de l'indépendance. Pour cela, il définit les différentes étapes chronologiques qui sanctionnent cette évolution et nous les fait suivre en prenant bien soin de croiser les regards du colonisé et du colonisateur.
1. Rencontres
Dans un premier temps, c'est l'étonnement qui prévaut. Pendant la période des découvertes, de 1492 dans les Antilles à 1520 sur le continent, les Européens font preuve d'une grande curiosité et déploient d'indéniables efforts pour comprendre les cultures exotiques auxquelles ils sont confrontés. Leur principal problème est de savoir si les indigènes possèdent une religion, car, pensent-ils, en vertu de la loi naturelle, il n'existe pas de société organisée sans religion, ni de religion sans image. Or les Indiens n'ont pas d'images, sinon quelques figurines, des paquets représentant les ancêtres, et dont les conquérants se demandent quelle peut bien être leur fonction et surtout s'ils sont l'objet d'un culte. Pour les qualifier, ils se contentent d'ailleurs de transposer le mot indigène — zème, du taïno cemie — , ce qui dénote à la fois la difficulté de les apprécier en fonction des réalités européennes et une certaine ouverture d'esprit aux cultures autres.
Dans un premier temps, c'est l'étonnement qui prévaut. Pendant la période des découvertes, de 1492 dans les Antilles à 1520 sur le continent, les Européens font preuve d'une grande curiosité et déploient d'indéniables efforts pour comprendre les cultures exotiques auxquelles ils sont confrontés. Leur principal problème est de savoir si les indigènes possèdent une religion, car, pensent-ils, en vertu de la loi naturelle, il n'existe pas de société organisée sans religion, ni de religion sans image. Or les Indiens n'ont pas d'images, sinon quelques figurines, des paquets représentant les ancêtres, et dont les conquérants se demandent quelle peut bien être leur fonction et surtout s'ils sont l'objet d'un culte. Pour les qualifier, ils se contentent d'ailleurs de transposer le mot indigène — zème, du taïno cemie — , ce qui dénote à la fois la difficulté de les apprécier en fonction des réalités européennes et une certaine ouverture d'esprit aux cultures autres.
2. Erasmisme franciscain : la pédagogie de l'image
Cette attitude tolérante s'efface quand, dans les années 1520, les Espagnols prennent contact avec les grandes civilisations des hauts plateaux, bien plus complexes que les cultures frustes des Antilles. Leur opinion est désormais faite : les Mexicains sont des idolâtres, ils ont bien une religion avec des lieux de culte (appelés curieusement « mosquées »), des prêtres, des sacrifices, mais ils adorent de faux dieux. Une vaste entreprise de destruction des idoles et d'évangélisation est lancée. Ses acteurs en sont les moines franciscains convaincus que les Indiens sont les derniers païens à convertir avant la fin des Temps. Imprégnés des modèles de l'Antiquité classique — un effet de la Renaissance — , ils sont aussi érasmisants. Il n'est pas question d'abuser les Indiens par de nouvelles superstitions, de nouvelles idoles ou des miracles douteux, fussent-ils christianisés. L'image chrétienne qu'ils proposent est didactique, chargée d'enseigner les dogmes fondamentaux du catholicisme. Ils en couvrent les murs de leurs églises, ils l'utilisent dans les autos sacramentales et le théâtre d'évangélisation, ils la diffusent au moyen de la gravure. A cet effet, ils forment aux canons de l'art occidental des artistes indigènes qui se révèlent des élèves fort habiles. Mais ce projet pédagogique novateur heurte les conceptions indigènes pour lesquelles il n'y a pas de distinction entre la représentation (l'image) et la chose représentée. L'image de la divinité est la divinité, qu'elle se manifeste sous la forme de l'idole, du « paquet sacré », du prêtre sacrificateur ou même de la victime sacrifiée. C'est Vixiptla des Nahuas, qu'on pourrait traduire par « présence réelle » si l'expression ne devait être réservée au vocabulaire catholique. A la différence de la pensée européenne, la pensée indigène ne fait pas la distinction entre le signifiant et le signifié.
Cette attitude tolérante s'efface quand, dans les années 1520, les Espagnols prennent contact avec les grandes civilisations des hauts plateaux, bien plus complexes que les cultures frustes des Antilles. Leur opinion est désormais faite : les Mexicains sont des idolâtres, ils ont bien une religion avec des lieux de culte (appelés curieusement « mosquées »), des prêtres, des sacrifices, mais ils adorent de faux dieux. Une vaste entreprise de destruction des idoles et d'évangélisation est lancée. Ses acteurs en sont les moines franciscains convaincus que les Indiens sont les derniers païens à convertir avant la fin des Temps. Imprégnés des modèles de l'Antiquité classique — un effet de la Renaissance — , ils sont aussi érasmisants. Il n'est pas question d'abuser les Indiens par de nouvelles superstitions, de nouvelles idoles ou des miracles douteux, fussent-ils christianisés. L'image chrétienne qu'ils proposent est didactique, chargée d'enseigner les dogmes fondamentaux du catholicisme. Ils en couvrent les murs de leurs églises, ils l'utilisent dans les autos sacramentales et le théâtre d'évangélisation, ils la diffusent au moyen de la gravure. A cet effet, ils forment aux canons de l'art occidental des artistes indigènes qui se révèlent des élèves fort habiles. Mais ce projet pédagogique novateur heurte les conceptions indigènes pour lesquelles il n'y a pas de distinction entre la représentation (l'image) et la chose représentée. L'image de la divinité est la divinité, qu'elle se manifeste sous la forme de l'idole, du « paquet sacré », du prêtre sacrificateur ou même de la victime sacrifiée. C'est Vixiptla des Nahuas, qu'on pourrait traduire par « présence réelle » si l'expression ne devait être réservée au vocabulaire catholique. A la différence de la pensée européenne, la pensée indigène ne fait pas la distinction entre le signifiant et le signifié.
3. La Contre-Réforme et le triomphe de l'image miraculeuse
Cette deuxième période dure tant que dure le rêve millénariste des Franciscains au Nouveau Monde. Vers 1550-1570, le climat politique et religieux change dans la colonie. Le pouvoir central affirme sa volonté d'assimiler les populations indiennes et de limiter les autonomies locales. Les Ordres Mendiants sont remplacés par les prêtres séculiers et les Jésuites. Et les effets du Concile de Trente se font désormais sentir. Devant l'explosion du culte des images, des saints et des reliques soutenue par les autorités romaines, l'Eglise mexicaine renonce à ses réticences érasmiennes. Elle rencontre ainsi l'adhésion fervente des masses indiennes, ou ce qu'il en reste. L'image miraculeuse devient le lieu de toutes les rencontres, de tous les métissages et la croyance apparitionniste catholique rejoint la conception indigène de Vixiptla. L'auteur s'appuie sur l'exemple de la Vierge de la Guadalupe, l'image miraculeuse la plus prestigieuse du Mexique colonial : vers 1550, une première tentative pour lancer le culte sur le site d'un ancien sanctuaire indigène échoue devant le tollé suscité par une telle forgerie, mais dans le premier tiers du xvne siècle le mythe de l'apparition de la Vierge à un Indien s'instaure et le culte connaît dès lors un succès considérable, qui ne s'est plus démenti.
Cette deuxième période dure tant que dure le rêve millénariste des Franciscains au Nouveau Monde. Vers 1550-1570, le climat politique et religieux change dans la colonie. Le pouvoir central affirme sa volonté d'assimiler les populations indiennes et de limiter les autonomies locales. Les Ordres Mendiants sont remplacés par les prêtres séculiers et les Jésuites. Et les effets du Concile de Trente se font désormais sentir. Devant l'explosion du culte des images, des saints et des reliques soutenue par les autorités romaines, l'Eglise mexicaine renonce à ses réticences érasmiennes. Elle rencontre ainsi l'adhésion fervente des masses indiennes, ou ce qu'il en reste. L'image miraculeuse devient le lieu de toutes les rencontres, de tous les métissages et la croyance apparitionniste catholique rejoint la conception indigène de Vixiptla. L'auteur s'appuie sur l'exemple de la Vierge de la Guadalupe, l'image miraculeuse la plus prestigieuse du Mexique colonial : vers 1550, une première tentative pour lancer le culte sur le site d'un ancien sanctuaire indigène échoue devant le tollé suscité par une telle forgerie, mais dans le premier tiers du xvne siècle le mythe de l'apparition de la Vierge à un Indien s'instaure et le culte connaît dès lors un succès considérable, qui ne s'est plus démenti.
4. La lutte contre l'obscurantisme
A partir du milieu du xviiie siècle s'ouvre une quatrième période, qui commence avec la modernisation bourbonienne et se poursuit au long du xixe siècle par l'action des élites nourries d'athéisme, de positivisme et de franc-maçonnerie. C'est la lutte des Lumières contre l'obscurantisme. Le but de l'opération est de détacher les masses indiennes et métisses de leurs croyances jugées archaïques et rétrogrades. L'idolâtrie et la superstition changent de sens et de camp : elles désignent cette fois les cultes et les dévotions héritées du catholicisme baroque. Mais l'emprise des Lumières reste superficielle, réservée aux classes dirigeantes. Le peuple demeure attaché à ses images miraculeuses, à ses saints, à ses sanctuaires comme s'ils faisaient désormais partie de son patrimoine culturel. L'anticléricalisme de Г Etat suscite bien souvent l'hostilité (cf. le mouvement des Cristeros).
A partir du milieu du xviiie siècle s'ouvre une quatrième période, qui commence avec la modernisation bourbonienne et se poursuit au long du xixe siècle par l'action des élites nourries d'athéisme, de positivisme et de franc-maçonnerie. C'est la lutte des Lumières contre l'obscurantisme. Le but de l'opération est de détacher les masses indiennes et métisses de leurs croyances jugées archaïques et rétrogrades. L'idolâtrie et la superstition changent de sens et de camp : elles désignent cette fois les cultes et les dévotions héritées du catholicisme baroque. Mais l'emprise des Lumières reste superficielle, réservée aux classes dirigeantes. Le peuple demeure attaché à ses images miraculeuses, à ses saints, à ses sanctuaires comme s'ils faisaient désormais partie de son patrimoine culturel. L'anticléricalisme de Г Etat suscite bien souvent l'hostilité (cf. le mouvement des Cristeros).
5. Résurgences
S. G. poursuit sa réflexion jusqu'à la période contemporaine. Il perçoit dans l'histoire récente les termes du débat qui a animé le xvie siècle mexicain. Il voit, dans le mouvement muraliste issu de la Révolution, un écho lointain des thèmes franciscains du Premier xvie siècle, puisqu'il se voulait lui aussi iconoclaste, désacralisant, didactique et pour tout dire « érasmisant », tandis que le flux continuel des images télévisées d'aujourd'hui, métissées, décontextées et postmodernes rappelle par bien des aspects les profusions d'images baroques.
On l'а compris, ce livre dépasse largement le cadre mexicain dans lequel il s'inscrit, parce que l'auteur pratique systématiquement le comparatisme par d'incessants allers-retours entre l'Europe et l'Amérique, ce qui est encore trop rarement fait par les historiens et les anthropologues américanistes. Il tente aussi de nous donner des clés pour l'avenir. D'où cette référence à Blade Runner. Mexico au xvie siècle, cette grande métropole dans laquelle se mélangeaient les races et les cultures les plus diverses, est une anticipation de cette ville de Los Angeles au xxie siècle qui est décrite dans le film, grouillante et métissée. De l'apparition miraculeuse à l'image virtuelle et aux « répliquants », véritables clones ou copies plus parfaites que l'original, c'est la même obsession de l'image et de son usage qui hante l'Occident de 1519 à 2019. Pour toutes ces raisons, ce livre écrit de manière très alerte doit être lu par tous ceux qui, américanistes ou non, s'intéressent aux processus de l'occidentalisation. Le contact avec les réalités coloniales contribue certainement à rendre plus lisibles les traits fondamentaux de notre propre culture.
S. G. poursuit sa réflexion jusqu'à la période contemporaine. Il perçoit dans l'histoire récente les termes du débat qui a animé le xvie siècle mexicain. Il voit, dans le mouvement muraliste issu de la Révolution, un écho lointain des thèmes franciscains du Premier xvie siècle, puisqu'il se voulait lui aussi iconoclaste, désacralisant, didactique et pour tout dire « érasmisant », tandis que le flux continuel des images télévisées d'aujourd'hui, métissées, décontextées et postmodernes rappelle par bien des aspects les profusions d'images baroques.
On l'а compris, ce livre dépasse largement le cadre mexicain dans lequel il s'inscrit, parce que l'auteur pratique systématiquement le comparatisme par d'incessants allers-retours entre l'Europe et l'Amérique, ce qui est encore trop rarement fait par les historiens et les anthropologues américanistes. Il tente aussi de nous donner des clés pour l'avenir. D'où cette référence à Blade Runner. Mexico au xvie siècle, cette grande métropole dans laquelle se mélangeaient les races et les cultures les plus diverses, est une anticipation de cette ville de Los Angeles au xxie siècle qui est décrite dans le film, grouillante et métissée. De l'apparition miraculeuse à l'image virtuelle et aux « répliquants », véritables clones ou copies plus parfaites que l'original, c'est la même obsession de l'image et de son usage qui hante l'Occident de 1519 à 2019. Pour toutes ces raisons, ce livre écrit de manière très alerte doit être lu par tous ceux qui, américanistes ou non, s'intéressent aux processus de l'occidentalisation. Le contact avec les réalités coloniales contribue certainement à rendre plus lisibles les traits fondamentaux de notre propre culture.
Jean-Michel Sallmann.
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