lundi 30 janvier 2012

Condamner le théâtre : Augustin, les Confessions, III, 2


Un des textes fondateurs de la querelle de la moralité du théâtre


Saint Augustin (354-430), Les Confessions, III, 2

J’avois aussi en mesme temps une passion violente pour les spectacles du Theatre, qui estoient pleins des images de mes miseres et des flammes amoureuses qui entretenoient le feu qui me devoroit. Mais quel est ce motif qui fait que les hommes y courent avec tant d’ardeur, et qu’ils veulent ressentir de la tristesse en regardant des choses funestes et tragiques qu’ils ne voudroient pas neanmoins souffrir ? Car les spectateurs veulent en ressentir de la douleur ; et cette douleur est leur joye. Quel est ce motif sinon une folie miserable, puisqu’on est dautant plus touché de ces advantures poëtiques que lon est moins guery de ces passions, quoy que d’ailleurs on appelle misere le mal que l’on souffre en sa personne, et misericorde la compassion qu’on a des mal-heurs des autres. Mais quelle compassion peut-on avoir en des choses feintes et représentées sur un Theatre, puisque l’on n’y excite pas l’auditeur à secourir les foibles et les opprimez, mais que l’on le convie seulement à s’affliger de leur infortune ; qu’il est d’autant plus satisfait des acteurs qu’ils l’ont plus touché de regret et d’afflication ; et que si ces sujets tragiques et ces mal-heurs veritables ou supposez sont representez avec si peu de grace et d’industrie qu’il ne s’en afflige pas, il sort tout dégousté et tout irrité contre les Comédiens. Que si au contraire il est touché de douleur il demeure attentif et pleure, estant en mesme temps dans la joye et dans les larmes. Mais puisque tous les hommes naturellement desirent de se resjoüir, comment peuvent-ils aimer ces larmes et ces douleurs ? N’est-ce point qu’encore que l’homme ne prenne pas plaisir à estre dans la misere, il prend plaisir neanmoins à estre touché de misericorde : et qu’à cause qu’il ne peut estre touché de ce mouvement sans en ressentir de la douleur, il arrive par une suite necessaire qu’il cherit et qu’il aime ces douleurs ?
Ces larmes procedent donc de la source de l’amour naturel que nous nous portons les uns aux autres. Mais où vont les eaux de cette source, et où coulent-elles ? Elle vont fondre dans un torrent de poix boüillante d’où sortent les violentes ardeurs de ces noires et de ces sales voluptez : Et c’est en ces actions vitieuses que cet amour se convertit et se change par son propre mouvement lors qu’il s’écarte et s’esloigne de la pureté celeste du vray amour. [...] Garde-toy mon ame de l’impureté d’une compassion folle. Car il y en a une sage et raisonnable dont je ne laisse pas d’estre touché maintenant. Mais alors je prenois part à la joye de ces amans de Theatre lors que par leurs artifices ils faisoient reüssir leurs impudiques desirs, quoy qu’il n’y eust rien que de feint dans ces representations et ces spectacles. Et lors que ces amans estoient contraints de se séparer je m’affligeois avec eux comme si j’eusse esté touché de compassion ; et toutefois je ne trouvois pas moinds de plaisir dans l’un que dans l’autre.
[...] Et moy au contraire j’estois alors si misérable que j’aimois à estre touché de quelque douleur et en cherchois des sujets, n’y ayant aucunes actions des Comediens qui me pleussent tant, et qui me charmassent davantage que lors qu’ils me tiroient des larmes des yeux, par la representation de quelques mal-heurs estrangers et fabuleux qu’ils representoient sur le Theatre. Et faut-il s’en estonner, puis qu’estant alors une brebis malheureuse qui m’estois égarée en quittant vostre troupeau, parce que je ne pouvois souffrir votre conduitte, je me trouvois comme tout couvert de gale ?
Voilà d’où procedoit cet amour que j’avois pour les douleurs, lequel toutefois n’estoit pas tel que j’eusse desiré qu’elles eussent passé plus avant dans mon cœur et dans mon ame. Car je n’eusse pas aimé à souffrir les choses que j’aimois à regarder : mais j’estois bien aise que le recit et la representation qui s’en faisoit devant moy m’égratignast un peu la peau, pour le dire ainsi, quoy qu’en suite, comme il arrive à ceux qui se grattent avec les ongles, cette satisfaction passagere me causast une enfleure pleine d’inflammation d’où sortait du sang corrompu et de la boüe. Telle estoit alors ma vie : mais peut-on l’appeler une vie ? mon Dieu.
Traduction d’Arnauld d’Andilly, 1649

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