mardi 10 janvier 2012

Jean Giraudoux, Choix des élues, chapitre II, Edmée et les grands hommes

Je me risque à publier ici un extrait du deuxième chapitre du Choix des élues (1939) de Jean Giraudoux. Au début du roman, l'héroïne, Edmée, bourgeoise française installée confortablement en Californie avec son mari et ses deux enfants, commence à ressentir une inquiétude dont elle ne perce pas la nature et qui l'amènera finalement à quitter son mari et à "fuguer" avec sa fille.
Dans cet extrait, le narrateur oppose deux visions de l'histoire humaine, deux façons d'appréhender le monde humain dans son épaisseur historique : celle d'Edmée et celle de Pierre, son mari.
Pour Pierre dans son attitude face aux oeuvres - mais il n'est pas seulement question d'oeuvres artistiques - la jouissance esthétique ne saurait se suffire à elle-même et elle doit être nécessairement complétée par un commentaire, une parole sur l'oeuvre - attitude universitaire en quelque sorte, et cuistre au surcroît. Ici Giraudoux retrouve en quelque sorte la question de la littérature pure - question de l'autonomie de la sphère littéraire - et retrouve à sa façon la fameuse position proustienne développée dans le Contre Sainte-Beuve.
Il y aurait sans doute aussi profit à éclairer les positions - un peu bruyantes, un peu tapageuses et s'accordant finalement à peu de frais les charmes du paradoxe - de Pierre Bayard avec celles de Giraudoux. Je reproduirai bientôt un extrait de Suzanne et le Pacifique qui me semble éclairant à ce titre.


Giraudoux – Choix des élues – Chapitre II, p.497 et sqq.

Lui, aspirait à cette conversation sur l’oreiller, sur le clavier, au sujet des fils de Bach, de la lettre de Goethe à Schubert, ou des désespoirs de Berlioz. Elle la déclinait sans un mot, souriante. « Mais voyons, espèce de petite ânesse », avait-il envie de lui dire, « il n’y a pas que la musique de Bach, de Schubert ! Il y a Bach, il y a Schubert ! Il y a trente hommes qui ont vécu des vies de délices ou d’enfer pour te donner ce cadeau magnifique ! Tu ne vas quand même pas faire d’Armide un opéra anonyme ! Lorsque Gluck, le 3 septembre 1780... » Mais elle n’était déjà plus là... On eût dit que le nom de Gluck la faisait disparaître... Pour Pierre, qui pensait à Eiffel quand on parlait de la tour Eiffel, à Pasteur quand on passait boulevard Pasteur, cette inaptitude à appeler l’humanité par ses grands noms était un déni de justice. Lui, qui sentait en lui mille reconnaissances particulières à ceux qui avaient inventé le motet, la sérénade, le quatuor, la vocalise, le ton porté, qui eût d’enthousiasme invité à déjeuner le premier transcripteur du dièze, il n’acceptait pas qu’elle considérât la musique comme une moisson anonyme, comme le foin et le colza. « Pourquoi ne veux-tu pas parler de Mozart ? » lui avait-il dit un jour, alors qu’elle n’avait jamais joué aussi bien le concerto... « Tu lui en veux ? – De quoi lui en voudrais-je ? – D’être l’auteur reconnu de La Flûte enchantée, du Requiem. Cela te gêne pour parler de lui. Mais il y a des témoins. Ils sont de Mozart. – Bon. Parlons de lui. – Tu crois qu’on parle comme ça de Mozart, sur commande ? – Bon. N’en parlons pas. – Tu as un secret avec lui. Tu as un secret avec chacun de tes musicien ! Tu me trompes avec eux. Tu ne veux pas les partager avec moi. Voilà la vraie raison. – Si je t’embrassais, Pierre chéri, cela te passerait ? – Je n’en ai pas l’impression. Tu m’embrasses pour ne pas parler. Cela me déplaît horriblement. – J’essaye. On verra bien !... » Et le baiser venait. Et il durait. Et, quand il touchait à sa fin, Pierre aurait voulu parler du baiser. Mais le baiser dont il était plein n’existait déjà plus pour elle. Elle voyait qu’il allait parler. Elle l’embrassait à nouveau, sérieusement et hâtivement cette fois, pour qu’il ne fût plus question du baiser.
C’est ainsi que peu à peu, dans il ne savait quel instinct de défense, il avait été amené à prendre le parti des grands hommes contre cette femme, qui, dans un mutisme inexplicable, s’obstinait à décliner leur présence. Les murs de son bureau étaient illustrés de portraits authentiques des grands musiciens, des grands écrivains, et l’on pouvait même voir parmi eux, moins authentiques évidemment, les auteurs de grandes œuvres qu’Edmée eût triomphé de savoir anonymes : l’Odyssée, la Bible et La Chanson de Roland. Il y avait même ajouté le portrait de Charlotte Corday, pour prouver qu’il était aussi de grandes femmes. C’était la seule trahison qu’il se fût jamais permise ; il trompait sa femme avec Charlotte Corday, avec Louise Labé, avec sa collègue Mme Du Châtelet, la mathématicienne. Edmée admettait cette galerie, c’était les portraits de sa belle-famille ; l’intelligence, la hardiesse, l’invention de l’humanité, c’était les ancêtres de Pierre, c’était ses belles-mères, alors que dans sa propre galerie elle n’avait que le Gille de Watteau, non pas parce qu’il était de Watteau, prétendait Pierre, mais parce qu’il était Gille. Au repas, alors que le mari et le fils ne parlaient que de Gandhi, de Racine, de Stevenson, Edmée et sa fille entretenaient, sur l’emplacement des salières ou la propreté des huiliers, un dialogue qui devenait sournois ou malfaisant par son indigence même. Car Claudie était complice. Elle détestait les têtes des portraits. Au scandale de son père, elle ne les appelait que par leurs prénoms comme des domestiques, y compris Charlotte. Si parfois Pierre posait abruptement à Edmée une question urgente sur Voltaire ou sur Beethoven, Claudie trouvait le moyen de renverser son verre, de demander comment elle était le jour de sa rougeole, et détournait toute conversation. Elle laissait seule sa mère avec les hommes, jamais avec les grands hommes. Mais peut-être Pierre était-il plus irrité encore du peu d’intérêt que mère et fille avaient pour les grands vivants. Lui, ressentait encore l’honneur d’avoir été filleul de Foch, d’avoir eu aux Tuileries l’oreille pincée par Georges Clémenceau. Il racontait la scène à Jacques, qui l’écoutait d’oreilles palpitantes et dont le plus grand bonheur eût été d’être pincées par Jeanne d’Arc. « Il t’a fait mal, papa ? demandait alors Claudie, avec une voix nette sur laquelle Pierre entendait se jouer ce qu’il haïssait le plus au monde, l’ironie enfantine vis-à-vis des hommes. Jacques ne pouvait se retenir, il se levait, il allait tirer l’oreille, les oreilles, à cette petite hérétique. Claudie injuriait son frère par son nom célèbre. Sale Georges ! Sale Clémenceau ! Edmée mettait fin à la bataille. Mais, en quittant la salle à manger, Pierre entendait distinctement la voix de la petite fille, et parfois une voix plus grave, plus douce, tendre, celle de sa femme, crier derrière lui : « Sale Voltaire ! Sale Descartes ! Sale Lavoisier !... » Lavoisier était son savant préféré, car il était chimiste... Crier sale Lavoisier ! Quelle iniquité sans nom ! Il était heureux que Claudie ne sût pas le prénom de Lavoisier. D’autant plus que c’était Antoine.

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