Dans cet extrait, le narrateur oppose deux visions de l'histoire humaine, deux façons d'appréhender le monde humain dans son épaisseur historique : celle d'Edmée et celle de Pierre, son mari.
Pour Pierre dans son attitude face aux oeuvres - mais il n'est pas seulement question d'oeuvres artistiques - la jouissance esthétique ne saurait se suffire à elle-même et elle doit être nécessairement complétée par un commentaire, une parole sur l'oeuvre - attitude universitaire en quelque sorte, et cuistre au surcroît. Ici Giraudoux retrouve en quelque sorte la question de la littérature pure - question de l'autonomie de la sphère littéraire - et retrouve à sa façon la fameuse position proustienne développée dans le Contre Sainte-Beuve.
Il y aurait sans doute aussi profit à éclairer les positions - un peu bruyantes, un peu tapageuses et s'accordant finalement à peu de frais les charmes du paradoxe - de Pierre Bayard avec celles de Giraudoux. Je reproduirai bientôt un extrait de Suzanne et le Pacifique qui me semble éclairant à ce titre.
Giraudoux – Choix des élues – Chapitre II, p.497 et sqq.
Lui, aspirait à cette conversation sur l’oreiller, sur le
clavier, au sujet des fils de Bach, de la lettre de Goethe à Schubert, ou des
désespoirs de Berlioz. Elle la déclinait sans un mot, souriante. « Mais
voyons, espèce de petite ânesse », avait-il envie de lui dire, « il
n’y a pas que la musique de Bach, de Schubert ! Il y a Bach, il y a
Schubert ! Il y a trente hommes qui ont vécu des vies de délices ou
d’enfer pour te donner ce cadeau magnifique ! Tu ne vas quand même pas
faire d’Armide un opéra
anonyme ! Lorsque Gluck, le 3 septembre 1780... » Mais elle n’était
déjà plus là... On eût dit que le nom de Gluck la faisait disparaître... Pour
Pierre, qui pensait à Eiffel quand on parlait de la tour Eiffel, à Pasteur
quand on passait boulevard Pasteur, cette inaptitude à appeler l’humanité par
ses grands noms était un déni de justice. Lui, qui sentait en lui mille
reconnaissances particulières à ceux qui avaient inventé le motet, la sérénade,
le quatuor, la vocalise, le ton porté, qui eût d’enthousiasme invité à déjeuner
le premier transcripteur du dièze, il n’acceptait pas qu’elle considérât la
musique comme une moisson anonyme, comme le foin et le colza. « Pourquoi
ne veux-tu pas parler de Mozart ? » lui avait-il dit un jour, alors
qu’elle n’avait jamais joué aussi bien le concerto... « Tu lui en
veux ? – De quoi lui en voudrais-je ? – D’être l’auteur reconnu de La Flûte enchantée, du Requiem. Cela te gêne pour parler de
lui. Mais il y a des témoins. Ils sont de Mozart. – Bon. Parlons de lui. – Tu
crois qu’on parle comme ça de Mozart, sur commande ? – Bon. N’en parlons
pas. – Tu as un secret avec lui. Tu as un secret avec chacun de tes
musicien ! Tu me trompes avec eux. Tu ne veux pas les partager avec moi.
Voilà la vraie raison. – Si je t’embrassais, Pierre chéri, cela te
passerait ? – Je n’en ai pas l’impression. Tu m’embrasses pour ne pas
parler. Cela me déplaît horriblement. – J’essaye. On verra
bien !... » Et le baiser venait. Et il durait. Et, quand il touchait
à sa fin, Pierre aurait voulu parler du baiser. Mais le baiser dont il était
plein n’existait déjà plus pour elle. Elle voyait qu’il allait parler. Elle
l’embrassait à nouveau, sérieusement et hâtivement cette fois, pour qu’il ne fût
plus question du baiser.
C’est ainsi que peu à peu, dans il ne savait quel instinct de défense, il
avait été amené à prendre le parti des grands hommes contre cette femme, qui,
dans un mutisme inexplicable, s’obstinait à décliner leur présence. Les murs de
son bureau étaient illustrés de portraits authentiques des grands musiciens,
des grands écrivains, et l’on pouvait même voir parmi eux, moins authentiques
évidemment, les auteurs de grandes œuvres qu’Edmée eût triomphé de savoir
anonymes : l’Odyssée, la Bible
et La Chanson de Roland. Il y avait
même ajouté le portrait de Charlotte Corday, pour prouver qu’il était aussi de
grandes femmes. C’était la seule trahison qu’il se fût jamais permise ; il
trompait sa femme avec Charlotte Corday, avec Louise Labé, avec sa collègue Mme
Du Châtelet, la mathématicienne. Edmée admettait cette galerie, c’était les
portraits de sa belle-famille ; l’intelligence, la hardiesse, l’invention
de l’humanité, c’était les ancêtres de Pierre, c’était ses belles-mères, alors
que dans sa propre galerie elle n’avait que le Gille de Watteau, non pas parce
qu’il était de Watteau, prétendait Pierre, mais parce qu’il était Gille. Au
repas, alors que le mari et le fils ne parlaient que de Gandhi, de Racine, de
Stevenson, Edmée et sa fille entretenaient, sur l’emplacement des salières ou
la propreté des huiliers, un dialogue qui devenait sournois ou malfaisant par
son indigence même. Car Claudie était complice. Elle détestait les têtes des
portraits. Au scandale de son père, elle ne les appelait que par leurs prénoms
comme des domestiques, y compris Charlotte. Si parfois Pierre posait
abruptement à Edmée une question urgente sur Voltaire ou sur Beethoven, Claudie
trouvait le moyen de renverser son verre, de demander comment elle était le jour
de sa rougeole, et détournait toute conversation. Elle laissait seule sa mère
avec les hommes, jamais avec les grands hommes. Mais peut-être Pierre était-il
plus irrité encore du peu d’intérêt que mère et fille avaient pour les grands
vivants. Lui, ressentait encore l’honneur d’avoir été filleul de Foch, d’avoir
eu aux Tuileries l’oreille pincée par Georges Clémenceau. Il racontait la scène
à Jacques, qui l’écoutait d’oreilles palpitantes et dont le plus grand bonheur
eût été d’être pincées par Jeanne d’Arc. « Il t’a fait mal, papa ?
demandait alors Claudie, avec une voix nette sur laquelle Pierre entendait se
jouer ce qu’il haïssait le plus au monde, l’ironie enfantine vis-à-vis des
hommes. Jacques ne pouvait se retenir, il se levait, il allait tirer l’oreille,
les oreilles, à cette petite hérétique. Claudie injuriait son frère par son nom
célèbre. Sale Georges ! Sale Clémenceau ! Edmée mettait fin à la
bataille. Mais, en quittant la salle à manger, Pierre entendait distinctement
la voix de la petite fille, et parfois une voix plus grave, plus douce, tendre,
celle de sa femme, crier derrière lui : « Sale Voltaire ! Sale
Descartes ! Sale Lavoisier !... » Lavoisier était son savant
préféré, car il était chimiste... Crier sale Lavoisier ! Quelle iniquité
sans nom ! Il était heureux que Claudie ne sût pas le prénom de Lavoisier.
D’autant plus que c’était Antoine.
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