lundi 30 janvier 2012

Condamner le théâtre, à propos de Tertullien


Traduction en ligne


De la septième Lettre à Lucilius de Sénèque au De Spectaculis de Tertullien, échos et influences,
Par Stéphanie Binder
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009



Tertullien, Les spectacles (De spectaculis), introduction, textique critique, traduction et commentaire de Marie Turcan, Paris, Editions du Cerf, 1986, 19 cm, 368 p. (« Sources chrétiennes », 332), 207 F. —

Tertullien a écrit ce traité pour détourner les chrétiens des nombreux spectacles qui étaient offerts au public de son temps. Il ne s'en prend pas seulement aux représentations théâtrales et aux combats de gladiateurs, qui avaient déjà provoqué la réprobation de plusieurs consciences païennes par leur obscénité ou cruauté, mais il étend son indignation aux concours sportifs du stade et aux courses hippiques de l'amphithéâtre : toutes ces manifestations ont à ses yeux partie liée avec l'idolâtrie et l'immoralité. Tels sont les principaux griefs qu'il leur adresse en donnant beaucoup d'exemples et en nous apportant par là de précieux renseignements sur les usages de son temps.
Dans l'Introduction, Mme Turcan présente la tradition manuscrite et imprimée du texte, dégage la structure de l'ouvrage, puis discute sa date, qu'elle place en 197, juste après VApologeticum. Concernant les sources, elle réagit à bon droit contre la thèse outrancière de C. Azéza, qui voit partout la marque du judaïsme. Beaucoup plus vraisemblable, et effectivement très visible, est l'influence des moralistes païens et de la tradition chrétienne. Mme Turcan évoque en particulier un passage du Discours aux Grecs de Tatien où se trouvaient déjà réunis plusieurs des thèmes développés par Tertullien. Il faut aussi compter avec les ouvrages disparus. Tertullien n'est pas, même en théologie, « une sorte d'aérolithe d'une originalité étonnante », comme l'a écrit Danielou, imprudemment cité p. 53, et qui, toujours pressé, a dans ce cas comme dans beaucoup d'autres parlé avant d'avoir bien regardé, l’Adv. Valentinianos n'est pas le seul traité où Tertullien pille un prédécesseur. Plus on avance dans la fréquentation de son œuvre en étant familier des écrivains grecs du IIe et du IIIe siècle, plus on est frappé des emprunts qu'il leur fait, ou, quand il ne dépend pas directement de ceux dont les ouvrages sont conservés, il est facile de voir par de bons indices qu'ils ont une source commune, qui se laisse même souvent identifier. L'exemple de l’Adv. Hermogenem est connu, et l'on peut affirmer, preuves en main, qu'il en va de même pour le livre III de l’Adv. Marcionem et très probablement pour les autres livres du même ouvrage, pour l’Adv. Iudaeos (même une fois débarrassé de ses interpolations), l’Adv.Praxean, le De carne Christi, le De pudicitia, le De baptismo et au moins une bonne partie du De anima (en dehors de ses emprunts au médecin Soranos décelés par Waszink). Tertullien a pour lui son style et son brio, mais sa théologie et le plus souvent aussi sa documentation sont de seconde main.
Le texte du De spectaciilis est transmis par un seul manuscrit complet, l’Agobardinus de Lyon. Un bon nombre de ses fautes avait été déjà corrigé par les éditeurs précédents, notamment par E. Castorina (1961), qui a bénéficié du témoignage de quelques autres feuillets découverts dans l'intervalle au Vatican et à Leyde. Venant elle-même après la publication du précieux Index de Glaesson et possédant aussi un sens affiné du latin, Mme Turcan fait faire un nouveau progrès par son édition. La traduction est remarquable de précision et d'aisance. Le commentaire détaillé qui l'accompagne justifie le texte adopté, quand c'est utile, et s'emploie surtout à l'éclairer par une connaissance approfondie de la vie quotidienne de cette époque d'après les témoignages littéraires et les realia archéologiques. Par sa richesse et son intérêt, il prend place parmi les meilleurs commentaires qui aient été écrits sur un ouvrage de Tertullien.
Pierre Nautin.

Condamner le théâtre, Tertullien, Des Spectacles

Un autre texte fondateur, celui, très violent de Tertullien



Tertullien : Des Spectacles (155-220)

I.                   Origine diabolique du théâtre
Passons au théâtre dont l’origine et les titres sont les mêmes que ceux du cirque, comme nous l’avons déjà montré, en parlant des jeux en général. Ainsi l’appareil du théâtre ne diffère presque point de celui du cirque. On se rend à l’un et à l’autre de cex deux spectables au sortir du temple ; où l’on a prodigué l’encens en abondance, et arrosé l’autel du sang de plusieurs victimes. On marche parmi le bruit des fifres et des trompettes ; pendant que deux infâmes personnages, directeurs des funérailles, et des sacrifices, je veux dire le désignateur et l’aurispice, conduisent tout le cortège. Mais voici ce que le théâtre a de particulier et ce qui le distingue du cirque : voyons d’abord combien le lieu en est infâme.
Le théâtre est proprement le temple de Vénus. C’est ainsi que sous prétexte d’honorer la déesse ce lieu exécrable a été canonisé dans le monde. Autrefois s’il s’élevoit quelque nouveau théâtre, qui ne fût point consacré par une dédicace solennelle, les censeurs le faisoient souvent abatre pour prévenir la corruption des mœurs, qu’ils prévoyaient devoir suivre infailliblement des actions lascives qu’on y représentoit. Remarquez ici en passant, combien les païens se condamnent eux-mêmes par leurs propres arrêts, et combien ils décident en notre faveur par leur attention à conserver la police. [...]
Le théâtre n’est pas seulement consacré à la déesse de l’amour, il l’est encore au dieu du vin. Car ces deux démons du libertinage et de l’ivrognerie sont si étroitement unis, qu’ils semblent avoir conjuré ensemble contre la vertu : ainsi le palais de Vénus est aussi l’hôtel de Bacchus. En effet il y avoit autrefois certains jeux du théâtre, qu’on apelloit libériaux : non-seulement à cause qu’ils étoient consacrés à Bacchus, comme sont les Dyonisiens chez les Grecs ; mais encore parce que Bacchus en étoit l’instituteur.
Du reste ces deux divinités exécrables ne président pas moins aux actions du théâtre, qu’au théâtre ; soit qu’on ait égard à la turpitude du geste, ou aux autres mouvements dissolus du corps. C’est ce qu’on remarque en particulier dans les acteurs de la comédie. Dans ce misérable métier, ils font gloire d’immoler en quelque façon leur mollesse à Vénus et à Bacchus ; les uns par des disssolutions horribles, les autres par des représentations lascives et brutales. Pour ce qui regarde les vers, la musique, les flutes, les violons, tout cela ressent les Apollons, les Muses, les Minerves, les Mercures. Disciples de Jésus-Christ ne détesterez-vous pas des objets, dont les auteurs doivent vous paroître si détestables. Ajoutons un mot sur ce qui regarde les actions théâtrales, et la qualité de leurs instituteurs, dont le seul nom nous doit être en abomination. Nous savons que les noms de ces hommes morts ne sont rien, non plus que leurs simulacres. Mais nous n’ignorons pas que ceux qui ont tâché de contrefaire la divinité sous des noms empruntés, et sous des simulacres nouveaux, ne sont autre chose que de malins esprits, c’est-à-dire des démons. D’où il paroît manifestement, que les actions théâtrales dont nous parlons, sont consacrées à l’honneur de ceux qui se sont couverts, pour ainsi dire, du nom de leurs inventeurs : et par conséquent que ces exercices sont idolâtres : puisque ceux qui en sont les auteurs, passent pour de Dieux. Je me trompe ; je devrois avoir dit d’abord que ces exercices ont une origine bien plus ancienne. Ce sont les démons, qui prévoyant dès le commencement, que le plaisir des spectacles seroit un des moyens les plus éficaces pour introduire l’idolâtrie, inspirèrent eux-mêmes aux hommes l’art des représentations théâtrales. En effet, ce qui devoit tourner à leur gloire, ne pouvoit venir que de leur inspiration : et pour enseigner cette funeste science au monde, ils ne devoient point employer d’autres hommes, que ceux, dans l’apothéose desquels ils trouvoient un honneur et un avantage singulier.

II.                L’entraînement au péché
Si nous nous faisons donc un scrupule de souiller notre bouche de ces viandes profanes, à combien plus forte raison ne devons-nous pas éloigner de tout spectacle consacré ou aux dieux, ou aux morts, les autres organes de nos sens, qui nous doivent être sans doute plus précieux ; je veux dire, les yeux, et les oreilles ? Car ce qui entre par ces deux organes ne se dissout pas dans l’estomac, mais se digère dans l’ame même. Or il est hors de doute que la pureté de notre ame est beaucoup plus agréable à Dieu, que la netteté de notre corps.
Quoique j’aie montré jusqu’ici que l’idolâtrie règne dans toute sorte de jeux (ce que devroit suffire pour nous les faire haïr) tâchons néammoins d’appuyer encore par de nouvelles raisons, le sujet qui est en question ; ne fût-ce que pour répondre à quelques-uns, qui se prévalent de ce qu’il ne paroît point de loi positive, qui nous défende d’assister aux spectacles : comme si ces spectacles n’étoient pas interdits dès qu’on nous interdit toute convoitise du siècle. En effet de même qu’il y a une convoitise des richesses, des honneurs, de la bonne chère, des voluptés charnelles, il y en a une des plaisirs. Or entre les autres espèces de plaisir, on peut compter les spectacles. Les convoitises, dont nous venons de parler, prises en général, renferment en soi les plaisirs, de même les plaisirs entendus dans une signification générale, s’étendent aux spectacles. Du reste nous avons déjà dit en parlant des lieux, où se donnent les spectacles, que ces lieux ne nous souillent pas par eux-mêmes ; mais par les choses qui s’y passent : parce que ces actions étant infâmes de leur nature, font rejaillir leur infamie sur les spectateurs. Jugez donc encore, mes Frères, s’il est permis de prendre part à un divertissement, où les marques de l’idolâtrie sont tracées par tout.
Mais comme certains esprits ne se rendroient qu’avec peine à ces vérités, tâchons de les convaincre par d’autres raisons. Dieu nous commande de révérer, et de conserver le S. Esprit en nous par notre tranquilité, notre douceur, notre modération, notre patience ; parce qu’il est de sa nature un esprit tendre, et doux : il nous défend au contraire de l’inquiéter par nos fureurs, par nos emportemens, par nos colères, par nos chagrins. Or comment acordrer tout cela avec les spectacles, qui troublent, qui agitent si furieusement l’esprit ? Car par tout où il y a du plaisir, il y a de la passion, sans quoi le plaisir serait insipide : par tout où il y a de la passion, il y a de l’émulation, sans quoi la passion seroit désagréable. Or l’émulation amène la fureur, l’emportement, la colère, le chagrin, et cent autres passions semblables, qui sont incompatibles avec les devoirs de notre religion. Je veux même qu’une persone assiste aux spectacles avec la gravité et la modestie qu’inspire ordinairement une dignité honorable, ou un âge avancé, ou un heureux naturel ; il est néanmoins bien difficile, que l’âme ne ressente alors quelque agitation, quelque passion secrète. On n’assiste point à ces divertissemens sans quelque affection ; et on n’éprouve point cette affection, sans en ressentir les effets, qui excitent de nouveau la passion. D’un autre côté, s’il n’y a point d’affection, il n’y a point de plaisir ; et alors on devient coupable d’une triste inutilité, se trouvant là où il n’y a rien à profiter. Or une action vaine et inutile ne convient point, ce me semble, aux Chrétiens. Bien plus, un homme se condamne lui-même, en se rangeant parmi ceux ausquels il ne veut point être semblable ; et dont par conséquent il se déclare ennemi. Pour nous, il ne suffit pas que nous ne fassions point le mal, il faut encore que nous n’aïons aucun commerce avec ceux qui le font.

III.             Singer le Créateur
Puisque la justice humaine condamne donc ces malheureux, malgré le plaisir qu’ils donnent à leurs juges ; puisqu’elle les exclut de toute dignité, et les confine souvent en des lieux horribles et deserts : combien plus rigoureuse sera contre eux la justice divine ? Pensez-vous que Dieu puisse approuver ce cocher de cirque, qui trouble tant d’ames, qui excite tant de mouvements furieux, qui tourmente tant de spectateurs ? Le croyez-vous fort agréable au ciel, lorsque couronné de fleurs comme un prêtre des gentils, ou couvert d’un vêtement aussi bigarré que celui d’un maître d’impudicité, il paroît élevé sur un char ? Ne diroit-on pas que le diable veut avoir des Elies enlevés vers le ciel, comme Dieu en a ? Croyez-vous de même que Dieu chérisse le comédien, qui se fait raser si soigneusement la barbe ; défigurant par cette infidélité le visage qui lui a été donné ? Non content même de rendre ainsi sa face semblable à celle de Saturne, de Bacchus, et d’Isis, il reçoit sur la joue tant de soufflets, qu’il semble vouloir insulter au précepte de notre Seigneur. Comment ? c’est que le diable l’instruit à présenter la joue gauche, lorsqu’on l’a frappé sur l’autre. De même parce que nul ne peut ajouter une coudée à sa taille, ce rival de Dieu aprend aux acteurs de la tragédie à s’élever sur leurs cothurnes : veut-il démentir Jesus-Christ ? Pensez-vous encore, que l’usage des masques soit aprouvé de Dieu ? Je vous le demande. S’il défend tout sorte de simulacres, combien plus défendra-t-il qu’on défigure son image ? Non, non : l’auteur de la vérité ne sauroit aprouver rien de faux. Il regarde comme une espèce d’adultère tout ce qu’on réforme dans son ouvrage. S’il condamne tout sorte d’hipocrisie, fera-t-il grace à un comédien, qui contrefait sa voix, son âge, son sexe ; qui fait semblant d’être amoureux, ou d’être en colere ; qui répand de fausses larmes, et pousse de faux soupirs. Enfin si ce divin maître s’explique ainsi dans la loi : maudit celui qui s’habillera en femme ; quel jugement croyez-vous qu’il porte contre un pantomime, qui prend non seulement les habits, mais encore la voix, le geste et la molesse des femmes ?

Condamner le théâtre : Augustin, les Confessions, III, 2


Un des textes fondateurs de la querelle de la moralité du théâtre


Saint Augustin (354-430), Les Confessions, III, 2

J’avois aussi en mesme temps une passion violente pour les spectacles du Theatre, qui estoient pleins des images de mes miseres et des flammes amoureuses qui entretenoient le feu qui me devoroit. Mais quel est ce motif qui fait que les hommes y courent avec tant d’ardeur, et qu’ils veulent ressentir de la tristesse en regardant des choses funestes et tragiques qu’ils ne voudroient pas neanmoins souffrir ? Car les spectateurs veulent en ressentir de la douleur ; et cette douleur est leur joye. Quel est ce motif sinon une folie miserable, puisqu’on est dautant plus touché de ces advantures poëtiques que lon est moins guery de ces passions, quoy que d’ailleurs on appelle misere le mal que l’on souffre en sa personne, et misericorde la compassion qu’on a des mal-heurs des autres. Mais quelle compassion peut-on avoir en des choses feintes et représentées sur un Theatre, puisque l’on n’y excite pas l’auditeur à secourir les foibles et les opprimez, mais que l’on le convie seulement à s’affliger de leur infortune ; qu’il est d’autant plus satisfait des acteurs qu’ils l’ont plus touché de regret et d’afflication ; et que si ces sujets tragiques et ces mal-heurs veritables ou supposez sont representez avec si peu de grace et d’industrie qu’il ne s’en afflige pas, il sort tout dégousté et tout irrité contre les Comédiens. Que si au contraire il est touché de douleur il demeure attentif et pleure, estant en mesme temps dans la joye et dans les larmes. Mais puisque tous les hommes naturellement desirent de se resjoüir, comment peuvent-ils aimer ces larmes et ces douleurs ? N’est-ce point qu’encore que l’homme ne prenne pas plaisir à estre dans la misere, il prend plaisir neanmoins à estre touché de misericorde : et qu’à cause qu’il ne peut estre touché de ce mouvement sans en ressentir de la douleur, il arrive par une suite necessaire qu’il cherit et qu’il aime ces douleurs ?
Ces larmes procedent donc de la source de l’amour naturel que nous nous portons les uns aux autres. Mais où vont les eaux de cette source, et où coulent-elles ? Elle vont fondre dans un torrent de poix boüillante d’où sortent les violentes ardeurs de ces noires et de ces sales voluptez : Et c’est en ces actions vitieuses que cet amour se convertit et se change par son propre mouvement lors qu’il s’écarte et s’esloigne de la pureté celeste du vray amour. [...] Garde-toy mon ame de l’impureté d’une compassion folle. Car il y en a une sage et raisonnable dont je ne laisse pas d’estre touché maintenant. Mais alors je prenois part à la joye de ces amans de Theatre lors que par leurs artifices ils faisoient reüssir leurs impudiques desirs, quoy qu’il n’y eust rien que de feint dans ces representations et ces spectacles. Et lors que ces amans estoient contraints de se séparer je m’affligeois avec eux comme si j’eusse esté touché de compassion ; et toutefois je ne trouvois pas moinds de plaisir dans l’un que dans l’autre.
[...] Et moy au contraire j’estois alors si misérable que j’aimois à estre touché de quelque douleur et en cherchois des sujets, n’y ayant aucunes actions des Comediens qui me pleussent tant, et qui me charmassent davantage que lors qu’ils me tiroient des larmes des yeux, par la representation de quelques mal-heurs estrangers et fabuleux qu’ils representoient sur le Theatre. Et faut-il s’en estonner, puis qu’estant alors une brebis malheureuse qui m’estois égarée en quittant vostre troupeau, parce que je ne pouvois souffrir votre conduitte, je me trouvois comme tout couvert de gale ?
Voilà d’où procedoit cet amour que j’avois pour les douleurs, lequel toutefois n’estoit pas tel que j’eusse desiré qu’elles eussent passé plus avant dans mon cœur et dans mon ame. Car je n’eusse pas aimé à souffrir les choses que j’aimois à regarder : mais j’estois bien aise que le recit et la representation qui s’en faisoit devant moy m’égratignast un peu la peau, pour le dire ainsi, quoy qu’en suite, comme il arrive à ceux qui se grattent avec les ongles, cette satisfaction passagere me causast une enfleure pleine d’inflammation d’où sortait du sang corrompu et de la boüe. Telle estoit alors ma vie : mais peut-on l’appeler une vie ? mon Dieu.
Traduction d’Arnauld d’Andilly, 1649

samedi 28 janvier 2012

Condamner le théâtre : le Kabuki

Si jamais je m'offre un jour le plaisir d'une approche compariste de la question de la condamnation du théâtre, il faudrait que j'aille mettre mon nez dans ce qui s'est passé au Japon à l'époque Edo entre le pouvoir politique et le monde théâtral, plus exactement le Kabuki.

Pour commencer, on pourrait aller voir l'article, semble-t-il fort classique, de Donald H.Shively, "Bakufu versus Kabuki", publié d'abord en 1958 puis repris dans A Kabuki Reader, Samuel L.Leiter, chez M.E.Sharpe en 2001.

Un autre article en anglais qui pourrait être intéressant :
"Flowers of Edo : Kabuki and its patrons" de C.Andrew Gerstle dans 18th Century Japan chez Curzon.

Pour baliser le terrain un minimum, je cite un court extrait de l'article consacré au théâtre japonais dans l'Encyclodépie Universalis et qui traite de la naissance du Kabuki ; ce qui m'intéresse ici c'est que c'est le gouvernement qui fait passer le kabuki naissant d'un simple spectacle dansé à la représentation d'une action dramatique.


Le gouvernement balança de nouveau ( c'est-à-dire après avoir d'abord interdit la scène aux femmes en 1629 "dans un souci d'épuration morale") une vingtaine d'années avant de réagir (1652), interdisant cette fois la scène aux adolescents et exigeant que les spectacles fussent désormais pourvus d'une action dramatique, cela afin de supprimer les arguments dansés qui avaient surtout servi à mettre en valeur le charme physique des comédiens. Destinées en principe à lutter contre la dépravation des milieux du spectacle, ces mesures eurent, en fait, la conséquence inattendue de fonder la technique de l' acteur et, plus généralement, de transformer en un art dramatique véritable ce qui n'avait constitué jusque-là qu'une revue d'assez mauvais aloi.

Encyclopédie Universalis

Condamner la littérature : Préface au Recueil des Poésies chrétiennes et diverses (1671)


Dans l'anthologie Ecrire au XVIIe siècle parue aux Presses-Pocket et éditée par Emmanuelle Mortgat et Eric Méchoulan en 1992, on trouve un texte attribué sans certitude à Pierre Nicole servant de préface Recueil de poésieschrétiennes et diverses (1671) qui commence par une justification de la poésie s'opposant à la position platonicienne.

Je cite un extrait du texte d'introduction de l'extrait :
« Le Recueil de poésies chrétiennes et diverses est une oeuvre collective. A la fois pour trouver quelques ressources supplémentaires et pour faire circuler un message chrétien jusque dans la poésie, les Messieurs de Port-Royal décident d'éditer une compilation de poèmes qu'ils jugent recevables au nom de l'art autant qu'à celui de la religion. »

Je cite les premières lignes de ce recueil justifiant l'usage de la poésie :

Bien que l'autorité de Platon soit grande, peu de personnes déféreraient aujourd'hui à son sentiment sur ce qui regarde les poètes. Il les a tous bannis de sa république ; nous ne le voulons bannir de la nôtre que les mauvais, et ceux qui emploient la poésie à des ouvrages non seulement profanes mais criminels. Ce parti est sans doute le meilleur : car ce serait trop entreprendre que de vouloir persuader aux hommes d’abandonner absolument un art pour lequel ils ont une inclination si puissante. Je n’examine pas si elle est fondée dans la raison ; et je sais bien que, philosophiquement parlant, il est assez difficile de justifier ce soin et cette gêne que l’on se donne à exprimer ses pensées avec une certaine cadence, et à les renfermer dans un certain nombre de syllabes ; puisque la parole n’étant uniquement destinée qu’à faire passer nos pensées de notre esprit dans celui des autres, il semble contre la raison de se rendre l’usage de ce moyen plus difficile et plus incommode.
Mais que cette inclination paraisse déraisonnable tant que l’on voudra, il est certain qu’elle est : et l’on peut dire même qu’il n’y en a guère qui soient plus universelles. Car il est remarquable qu’il n’y a point de peuple qui n’ait pris plaisir à ces arrangements de mots et à ces expressions mesurées. Ces nations mêmes en qui une vie toute brutale a presque effacé tous les traits de la nature et qui ignorent les arts les plus faciles, les plus commodes, et les plus nécessaires, n’ont pas laissé de retenir cette inclination pour la cadence et la mesure des mots. On a trouvé que les Caribes et les Cannibales avaient leurs chansons et leurs poésies, et qu’ils y prenaient à peu près le même plaisir que nous y prenons.
Si la poésie est donc une chose dont on ne se peut défaire, il faut seulement tâcher de la rendre la moins désagréable et la moins nuisible qu’il se pourra. Or, comme elle est désagréable par les vers communs qui n’ont ni force ni grâce, et qu’elle nuit par les dangereux sujets qu’elle traite, le moyen de remédier à ces deux inconvénients serait de dégoûter le monde des mauvais vers, et de lui faire voir qu’il n’est pas impossible d’en faire de bons sur des sujets utiles ou innoncents.

Port-Royal et la peinture : un court article sur le site des amis de Port-Royal

Dans le cadre des travaux d'approche entrepris autour du thème de la condamnation du théâtre, je reprends un article fort bref précisant la position de Port-Royal face à la peinture, publié sur le site de la société des amis de Port-Royal et qui s'appuie sur un article plus long de Sandrine Lely sur le même thème.
La question est intéressante en ce qu'elle permet de mettre en contexte l'attitude de Port-Royal face au théâtre : quelle est la cohérence de l'attitude de Port-Royal face aux arts mimétiques ?



Port-Royal et la peinture

  Sommaire  
 Une méfiance pour les arts plastiques
Les port-royalistes se sont beaucoup méfiés de l’art, soupçonné d’avoir pour fin la seule séduction des sens : « plus on donne aux sens, plus on ôte à l’esprit », disait Mère Angélique, et la peinture donne beaucoup aux sens, risquant ainsi d’arrêter sur la créature un regard qui ne doit porter que sur le Créateur. De plus, l’art menace de tromper, puisqu’il offre des simulacres sans consistance d’objets eux-mêmes de peu d’importance. L’art risque ainsi de détourner du dépouillement intérieur auquel oblige, aux yeux des augustiniens, la religion chrétienne.

 L’art comme acte de foi
Les augustiniens de Port-Royal ne seront pourtant pas des iconoclastes : à condition de ne pas être objets de jouissance, mais signe d’une réalité surnaturelle, à condition de ne pas arrêter les sens aux créatures mais de les guider vers le Créateur, les objets d’art peuvent être utiles au chrétien, au profit toutefois d’une certaine rigueur : le peintre doit bannir toute fantaisie et suivre à la lettre les Ecritures. Il doit également éviter toute tentation de faire preuve de sa virtuosité, ce qui reviendrait à montrer l’étendue de sa vanité et de son désir d’être admiré pour lui-même, alors qu’il ne travaille que pour Dieu.

 Une place restreinte
De tels principes que la place de l’art, à Port-Royal, soit restreinte. Les Constitutions du monastère de Port-Royal, rédigées par la mère Agnès en 1647, portent la marque d’un retour à l’idéal de saint Bernard : tout au long du texte, une grande attention est portée au respect du voeu de pauvreté et à l’élimination de tout luxe, selon l’esprit de la réforme voulue par Mère Angélique. C’est d’ailleurs dans le chapitre « De la pauvreté » qu’il est question des oeuvres d’art ; le texte fixe non seulement l’emplacement des tableaux, mais leur nombre : par exemple, 6 dans le choeur, 6 dans le réfectoire, 4 dans le noviciat, 2 dans le chapitre, en tout une trentaine de tableaux. [1]

[1] Source : Sandrine Lely, « Architecture et peinture à Port-Royal des Champs », in Chroniques de Port-Royal, 54, 2004.

vendredi 27 janvier 2012

Les cours de Jean-François Billeter sur le site de l'Université de Genève

Les cours du sinologue Jean-François Billeter sur le site de l'Université de Genève :


  • sur la pensée chinoise
  • sur la civilisation chinoise
Histoire de la pensée chinois (1985-86)




Condamner le théâtre : Introduction de L'Eglise et le théâtre d'Urbain et Levesque (1930) (4)


u  Récapitulation de la querelle avec reprise des arguments
Ambroise Lalouette, Histoire et abrégé des ouvrages latins, italiens et français pour et contre la comédie et l’opéra, Paris, 1697, in-12.

Desprez de Boissy, Lettre sur les spectacles, 1756, critiquée par Fréron dans l’Année littéraire (t.VIII, 1757, p.184 et suiv.), rééditée six fois et augmentée.
Version finale : 1774, Lettres sur les spectacles, avec une histoire des ouvrages pour et contre le théâtre. Jugement très négatif d’Urbain et Levesque : absence d’unité et d’esprit critique.

Bertrand de La Tour, Réflexions morales, politiques et littéraires, tomes IV et V des Œuvres complètes, Migne, Paris, 1855, 7 vol. in-4.

u  Cependant, le clergé se montre de plus en plus indulgent avec le théâtre, ne demandant plus sa suppression mais sa réforme.
Abbé Claude Boyer, préface à Judith (1695) :
« Qu’il serait à souhaiter que de pareils sujets fussent quelquefois représentés sur la scène française pour édifier et divertir en même temps. La Comédie se doit faire honneur à elle-même en faisant honneur à la religion. Les comédiens ont-ils un moyen plus sûr et plus glorieux pour confondre ceux qui s’obstinent sans cesse à décrier leur profession ? Quel attrait plus puissant pour réconcilier avec le théâtre ceux qui en sont ennemis déclarés ? [...] Quand je parle si avantageusement des matières saintes, je ne prétends pas exclure les sujets profanes, quand ils sont traités sagement et purgés de tout ce qui peut offenser la pudeur et révolter le spectateur raisonnable [...] »

Bossuet : félicite Longepierre du succès de son Electre, « pièce sans intrigue d’amour, où tout se soutient par la terreur. » (Ledieu, Journal, 12 février 1702)

L’abbé de Saint-Pierre, Mémoire pour rendre les spectacles plus utiles à l’Etat dans le Mercure, avril 1726.
« Si, dès à présent, on établit dans un grand Etat une académie pour diriger les spectacles vers les mœurs désirables de la société, si, par les prix qu’elle distribuera aux poètes qui plairont le plus et qui dirigeront le mieux leurs ouvrages vers la bonne morale, il arrivera avant trente ans que les pères et les mères les plus sages mèneront leurs enfants à la comédie comme au meilleur sermon, pour leur inspirer des sentiments raisonnables et vertueux ; il arrivera que, dans toutes les villes de vingt ou trente mille habitants, il y aura, aux dépens du public, des théâtres et des comédiens, afin qu’avec peu de dépense les habitants médiocrement riches puissent assister au spectacle, et l’on verra ainsi le plaisir devenir très avantageux au bon gouvernement, ce qui est le sublime de la politique. »

Le P. Porée, maître de Voltaire au Collège Louis-le-Grand, prononce un discours de défense du théâtre (1733) :
Theatrum sitne velle esse possit schola informandis moribus idonea, Paris, 1733, in-4, traduit la même année par le P. Brumoy, Discours sur les spectacles, in-4.
Après une critique sévère du théâtre de son époque (depuis Corneille, Racine, Molière), appel à une réforme radicale : si le théâtre est corrompu et corrupteur, c’est à cause des instincts dépravés des spectateurs.
Mais en même temps, comme le montre son usage dans les collèges, il peut servir utilement la morale.
« C’est donc à vous, Messieurs, (je parle aux spectateurs, censeurs nés de la plume des poètes et du jeu des acteurs), c’est à vous particulièrement et plus qu’à eux, d’employer vos soins à la réforme du théâtre. Votre indulgence a fait le mal ; c’est à votre juste sévérité de le réparer. Qu’une école que vous avez livrée au vice devienne, par vos efforts, une école de vertu. Contraignez les auteurs d’épargner les oreilles pures. Défendez aux acteurs de faire rougir un front vertueux ; tirez la scène, innocente par elle-même, de la nécessité d’être coupable des crimes d’autrui et de la perte des cœurs. Vous le devez à la religion, à la patrie, et, s’il est dit qu’il faut tolérer les spectacles dans les Républiques chrétiennes, rendez-les dignes, autant qu’il est possible, du citoyen, de l’honnête homme, du chrétien ! »

Languet, réception de La Chaussée à l’Académie :
Alliance de la comédie et de la chaire pour châtier les libertins.
« Le sacré et le profane, le sérieux et le comique, la chaire et le théâtre doivent se liguer pour rendre [les] libertins aussi ridicules qu’ils sont et aussi odieux qu’ils méritent de l’être. »
Eloge qui suscite, dans les Nouvelles ecclésiastiques, la fureur des rigoristes (1736, p.121).

1768, l’abbé de Besplas, Des causes du bonheur public, in-8, p.369-376. Nécessité de réformer le théâtre.

u  Sévérité de la magistrature à l’égard du théâtre et des comédiens :
Arrêt du Parlement du 29 janvier 1759, interdisant toute représentation dans les collèges de l’Université.
1761 : traitement de Huerne de La Mothe pour avoir pris la défense des comédiens : Mémoire à consulter sur la question de l’excommunication que l’on prétend encourue par le seul fait, d’acteurs de la Comédie française
Cf. Voltaire, Conversation de M.l’Intendant des Menus avec M. l’abbé Grizel.

u  Rupture de la Révolution : les Parlements n’existent plus, les comédiens n’ont plus rien à démêler avec les magistrats.
Clergé : rupture avec la tradition gallicane, tolérance.
Attitude générale : Cardinal Gousset, archevêque de Reims :
« Le spectacle, par lui-même, n’est point mauvais ; on ne peut donc le condamner d’une manière absolue ; mais il est plus ou moins dangereux suivant les circonstances et l’objet des pièces qu’on y joue ; on ne peut donc approuver ceux qui ont l’habitude de le fréquenter ; on doit même l’interdire à toutes les personnes pour lesquelles il devient une occasion prochaine de péché mortel. Le spectacle n’étant point mauvais de sa nature, la profession des acteurs et des actrices, quoique généralement dangereuse pour le salut, ne doit pas être regardée comme une profession absolument mauvaise. »
Théologie morale à l’usage des curés et des confesseurs, Paris, 1844, t.I, p.293 et suiv.
L’intrisangeance de l’ancien clergé est rapportée à la tradition gallicane (conflit entre l’attitude romaine, plus tolérante, et l’attitude gallicane ; cf. 1696

u  Le reste de l’introduction est essentiellement consacré à un examen de la réception critique du texte de Bossuet au XIXe et XXe siècles.

mercredi 25 janvier 2012

Condamner le théâtre : Voltaire, Dictionnaire philosophique, Police des spectacles


POLICE DES SPECTACLES

On excommuniait autrefois les rois de France, et, depuis Philippe Ier jusqu’à Louis VIII, tous l’ont été solennellement, de même que tous les empereurs depuis Henri IV jusqu’à Louis de Bavière inclusivement. Les rois d’Angleterre ont eu aussi une part très honnête à ces présents de la cour de Rome. C’était la folie du temps, et cette folie coûta la vie à cinq ou six cent mille hommes. Actuellement on se contente d’excommunier les représentants des monarques : ce n’est pas les ambassadeurs que je veux dire, mais les comédiens, qui sont rois et empereurs trois ou quatre fois par semaine, et qui gouvernent l’univers pour gagner leur vie.
Je ne connais guère que leur profession et celle des sorciers à qui on fasse aujourd’hui cet honneur. Mais comme il n’y a plus de sorciers depuis environ soixante à quatre-vingts ans que la bonne philosophie a été connue des hommes, il ne reste plus pour victimes qu’Alexandre, César, Athalie, Polyeucte, Andromaque, Brutus, Zaïre, et Arlequin.
La grande raison qu’on en apporte, c’est que ces messieurs et ces dames représentent des passions. Mais si la peinture du coeur humain mérite une si horrible flétrissure, on devrait donc user d’une plus grande rigueur avec les peintres et les statuaires. Il y a beaucoup de tableaux licencieux qu’on vend publiquement, au lieu qu’on ne représente pas un seul poème dramatique qui ne soit dans la plus exacte bienséance. La Vénus du Titien et celle du Corrége sont toutes nues, et sont dangereuses en tout temps pour notre jeunesse modeste ; mais les comédiens ne récitent les vers admirables de Cinna que pendant environ deux heures, et avec l’approbation du magistrat, sous l’autorité royale. Pourquoi donc ces personnages vivants sur le théâtre sont-ils plus condamnés que ces comédiens muets sur la toile ? Ut pictura poesis erit(36). Qu’auraient dit les Sophocle et les Euripide, s’ils avaient pu prévoir qu’un peuple qui n’a cessé d’être barbare qu’en les imitant imprimerait un jour cette tache au théâtre, qui reçut de leur temps une si haute gloire ?
Ésopus et Roscius n’étaient pas des sénateurs romains, il est vrai ; mais le flamen ne les déclarait point infâmes, et on ne se doutait pas que l’art de Térence fût un art semblable à celui de Locuste. Le grand pape, le grand prince Léon X, à qui on doit la renaissance de la bonne tragédie et de la bonne comédie en Europe, et qui fit représenter tant de pièces de théâtre dans son palais avec tant de magnificence, ne devinait pas qu’un jour, dans une partie de la Gaule, des descendants des Celtes et des Goths se croiraient en droit de flétrir ce qu’il honorait. Si le cardinal de Richelieu eût vécu, lui qui a fait bâtir la salle du Palais-Royal, lui à qui la France doit le théâtre, il n’eût pas souffert plus longtemps que l’on osât couvrir d’ignominie ceux qu’il employait à réciter ses propres ouvrages.
Ce sont les hérétiques, il le faut avouer, qui ont commencé à se déchaîner contre le plus beau de tous les arts. Léon X ressuscitait la scène tragique ; il n’en fallait pas davantage aux prétendus réformateurs pour crier à l’oeuvre de Satan. Aussi la ville de Genève et plusieurs illustres bourgades de Suisse ont été cent cinquante ans sans souffrir chez elles un violon. Les jansénistes, qui dansent aujourd’hui sur le tombeau de saint Pâris, à la grande édification du prochain, défendirent, le siècle passé, à une princesse de Conti qu’ils gouvernaient, de faire apprendre à danser à son fils, attendu que la danse est trop profane. Cependant il fallait avoir bonne grâce, et savoir le menuet ; on ne voulait point de violon, et le directeur eut beaucoup de peine à souffrir, par accommodement, qu’on montrât à danser au prince de Conti avec des castagnettes. Quelques catholiques un peu visigoths de deçà les monts craignirent donc les reproches des réformateurs, et crièrent aussi haut qu’eux ; ainsi peu à peu s’établit dans notre France la mode de diffamer César et Pompée, et de refuser certaines cérémonies à certaines personnes gagées par le roi, et travaillant sous les yeux du magistrat. On ne s’avisa point de réclamer contre cet abus ; car qui aurait voulu se brouiller avec des hommes puissants, et des hommes du temps présent, pour Phèdre et pour les héros des siècles passés ?
On se contenta donc de trouver cette rigueur absurde, et d’admirer toujours à bon compte les chefs-d’oeuvre de notre scène.
Rome, de qui nous avons appris notre catéchisme, n’en use point comme nous ; elle a su toujours tempérer les lois selon les temps et selon les besoins ; elle a su distinguer les bateleurs effrontés, qu’on censurait autrefois avec raison, d’avec les pièces de théâtre du Trissin et de plusieurs évêques et cardinaux qui ont aidé à ressusciter la tragédie. Aujourd’hui même on représente à Rome publiquement des comédies dans des maisons religieuses. Les dames y vont sans scandale ; on ne croit point que des dialogues récités sur des planches soient une infamie diabolique. On a vu jusqu’à la pièce de George Dandin exécutée à Rome par des religieuses, en présence d’une foule d’ecclésiastiques et de dames. Les sages Romains se gardent bien surtout d’excommunier ces messieurs qui chantent le dessus dans les opéras italiens ; car en vérité c’est bien assez d’être châtré dans ce monde, sans être encore damné dans l’autre.
Dans le bon temps de Louis XIV il y avait toujours aux spectacles qu’il donnait un banc qu’on nommait le banc des évêques. J’ai été témoin que dans la minorité de Louis XV le cardinal de Fleury, alors évêque de Fréjus, fut très pressé de faire revivre cette coutume. D’autres temps, d’autres moeurs ; nous sommes apparemment bien plus sages que dans les temps où l’Europe entière venait admirer nos fêtes, où Richelieu fit revivre la scène en France où Léon X fit renaître en Italie le siècle d’Auguste. Mais un temps viendra où nos neveux, en voyant l’impertinent ouvrage du P. Le Brun contre l’art des Sophocles, et les oeuvres de nos grands hommes, imprimés dans le même temps, s’écrieront : « Est-il possible que les Français aient pu ainsi se contredire et que la plus absurde barbarie ait levé si orgueilleusement la tête contre les plus belles productions de l’esprit humain ? »
Saint Thomas d’Aquin, dont les moeurs valaient bien celles de Calvin et du P. Quesnel ; saint Thomas, qui n’avait jamais vu de bonne comédie, et qui ne connaissait que de malheureux histrions, devine pourtant que le théâtre peut être utile. Il eut assez de bon sens et assez de justice pour sentir le mérite de cet art, tout informe qu’il était; il le permit, il l’approuva. Saint Charles Borromée examinait lui-même les pièces qu’on jouait à Milan ; il les munissait de son approbation et de son seing.
Qui seront après cela les visigoths qui voudront traiter d’empoisonneurs Rodrigue et Chimène ? Plût au ciel que ces barbares, ennemis du plus beau des arts, eussent la piété de Polyeucte, la clémence d’Auguste, la vertu de Burrhus, et qu’ils finissent comme le mari d’Alzire.

Condamner le théâtre : Introduction de L'Eglise et le théâtre d'Urbain et Levesque (1930) (3)


u  Bossuet et Caffaro
Janvier 1694 : Boursault, considéré par certains comme l’héritier de Molière, publie un recueil de comédies, précédée d’une Lettre d’un théologien illustre par sa qualité et par son mérite, consulté par l’auteur pour savoir si la comédie peut être permise ou doit être absolument défendue.
Compte rendu dans le Journal des savants.
Démontrer que la comédie, épurée comme elle l’était, était un divertissement légitime.
5 septembre 1693 : mort de Jean-Baptiste Raisin, acteur ayant contribué au succès de la comédié Esope à la ville de Boursault ; les derniers sacrements et la sépulture chrétienne ne lui sont accordés qu’après signature devant notaires de la promesse de renoncer au théâtre.
La Lettre provoque un scandale important. On soupçonne François Caffaro, théatin et confesseur du maréchal duc d’Humières, d’en être l’auteur.

Multiplication des condamnations :
Fléchier : « J’ai lu la lettre du P.Caffaro. Je ne regarde point le langage, qui est assez bon et meilleur qu’il n’appartient à un étranger. Mais son opinion est bien expliquée et bien soutenue ; il n’oublie rien de ce qui peut servir à sa cause, et, à quelques endroits près, cette dissertation est fort raisonnable ; mais je ne sais s’il était expédient de la faire imprimer. Ces sortes de doctrines, quoique appuyées sur les principes des théologiens, peuvent ôter à des âmes timorées la retenue et les scrupules qu’elles ont, et favoriser le relâchement, le libertinage, ou du moins l’oisiveté des gens du monde. Il faut laisser à décider ces sortes d’affaires dans le confessionnal, et ne pas les abandonner au jugement d’une infinité de personnes qui se prévalent de tout et qui ne sont pas assez sages pour s’arrêter à ce qu’il y a de juste et de permis dans une opinion indulgente, et pour observer toute la modération que l’auteur demande. » (Œuvres de Fléchier, édit. Ducreux, Nîmes, 1782, in-8, t.X, p.62 et 63)

Les adversaires du P. Caffaro s’adressent à la faculté de théologie et obtiennent une décision motivée, qui est un véritable traité (20 mai 1694).
La dissertation est déférée à l’officialité.
Les réfutations – toutes anonymes – de la dissertation se succèdent : six dans la seule année 1694 + celle de Bossuet.
-          Réponse à la lettre du théologien défenseur de la comédie (Henri Lelevel)
-          Réfutation d’un écrit favorisant la comédie ( le P. Charles de La Grange)
-          Lettre d’un docteur de Sorbonne à une personne de qualité sur le sujet de la comédie (Jean Gerbais)
-          Décision faite en Sorbonne touchant la comédie, du 20 mai 1694, avec la Réfutation des sentiments relâchés d’un nouveau théologien (Laurent Pérugier)
-          Discours sur la comédie, où l’on voit la réponse au théologien qui la défend, avec l’histoire du théâtre ( le P. Pierre Le Brun)
-          Sentiments de l’Eglise et des saints Pères pour servir de décision sur la comédie et les comédiens, opposés à ceux de la lettre qui a paru à ce sujet depuis quelques mois (Pierre Coustel)

9 mai 1694 : lettre confidentielle de Bossuet à Caffaro, le sommant de se rétracter. Le 11 mai, réponse de Caffaro, désavouant sa dissertation - le compte rendu dans le Journal des savants ; lettre en français et en latin à l’archevêque de Paris.
Caffaro est interdit du confessional et de chaire et est remplacé comme professeur dans son couvent.

Bossuet : laisse circuler les copies de la lettre adressée à Caffaro
Août 1694 : Maximes et réflexions sur la Comédie.

Bossuet et le théâtre :
-          jusqu’à son sous-diaconat fréquente le théâtre.
-          1698 : assiste chez le duc et la duchesse du Maine à une représentation de Tartuffe
-          Au Carnaval de 1702 : se fait lire lors d’un grand dîner Pénélope de l’abbé Genest :
« Un prélat qui est une des plus grandes lumières de l’Eglise, et qui avait lui-même écrit contre le théâtre, m’a dit, après avoir entendu plusieurs fois lire Pénélope, qu’il ne craindrait pas de lui donner son approbation, la regardant comme un ouvrage utile aux mœurs. »
-          1703 : présent à deux représentations chez la duchesse du Maine, dont Tartuffe.
La publication ne fait pas sensation : le Journal des savants se contente de l’annoncer sans publier d’analyse.

François Gacon, prieur de Baillon (Oise) adresse une épître à Bossuet : déplacer l’objet du scandale : nécessité de réformer les mœurs des prélats avant de condamner les comédiens et la fréquentation des théâtres.

Vous qui prêchez sans cesse un enfer aux chrétiens,
Et goûtez cependant les douceurs de la vie,
Etant si bons comédiens
Laissez en paix la comédie.

Leibniz : « Il me semble que la comédie fournit un excellent moyen d’instruire les hommes. C’est pourquoi je crois qu’il faut plutôt songer à la rectifier qu’à la rejeter. » (Correspondanceavec l’électrice Sophie de Brunswick Lunebourg, édit. Onno Klopp, Hanovre, s.d. (1874), t.I, p.307, septembre 1694)

Dans la foulée de Bossuet, Noailles, archevêque de Paris, Guy de Sève, évêque d’Arras, prononcent des mandements contre le théâtre.

u  Cependant, peu d’effets de cette campagne anti-théâtrale,
Succès public.
Durant le XVIIIe, s’étend l’usage de donner des représentations dans les collèges, à l’exemple des Jésuites, dans les séminaires et dans les couvents.
Cf. Les Nouvelles ecclésiastiques, au mot Comédie, la liste des pièces données.

Défense du théâtre : Caractères tirés de l’Ecriture sainte et appliqués aux mœurs de ce siècle, Paris, 1698, in-12, p.148 et 149.
Les comédiens considérés comme de précieux auxiliaires des prédicateurs pour combattre le vice.
« Jeux et luxe, bassette et lansquenet, mouches et fard, coiffures fantasques et nudités de gorge, bal, comédie et opéra, sujet ordinaire de la morale de nos prédicateurs, je vous abandonne à leur zèle, trop muet, hélas ! sur tant d’horreurs qui me font dire que notre siècle serait en quelque sorte heureux, si l’honnêteté des mœurs en était quitte pour ces autres déréglements. Mais, si les ministres de l’Evangile se taisent et se plaignent, peut-être qu’ils n’ont pas la liberté prophétique de tout dire, la Providence a permis que la liberté comédienne et satirique y ait suppléé, et que le siècle ne passât point sans se voir reprocher publiquement sa corruption toute entière. »

Boileau : contreverse avec le P.Massillon et l’avocat de Losme de Monchesnay

« Croyez-moi, Monsieur, attaquez nos tragédies et nos comédies, puisqu’elles sont ordinairement fort vicieuses, mais n’attaquez point la tragédie et la comédie en général, puisqu’elles sont d’elles-mêmes indifférentes, comme le sonnet et les odes, et qu’elles ont quelquefois rectifié l’homme plus que les meilleures prédications [...] Il n’est pas concevable de combien de mauvaises choses la comédie a guéri les hommes capables d’être guéris, car j’avoue qu’il y en a que tout rend malades. Enfin, Monsieur, je vous soutiens, quoi qu’en dise le P. Massillon, que le poème dramatique est une poésie indifférente de soi-même et qui n’est mauvaise que par le mauvais usage qu’on en fait. Je soutiens que l’amour, exprimé chastement dans cette poésie, non seulement n’excite point l’amour, mais peut beaucoup contribuer à guérir de l’amour les esprits bien faits, pourvu qu’on n’y répande point d’images, ni de sentiments voluptueux. Que s’il y a quelqu’un qui ne laisse pas, malgré cette précaution, de s’y corrompre, la faute vient de lui, et non pas de la comédie [...]. » (Lettres à Monchesnay, sept. 1707, d’après le P. Desmolets, Mémoires, t.VII, 2e partie, p.271)

Voltaire : Dictionnaire philosophique, article Politique des spectacles.

mardi 24 janvier 2012

Condamner le théâtre : Introduction de L'Eglise et le théâtre d'Urbain et Levesque (1930) (3)


Apologie du théâtre. Chappuzeau : protestant converti.
« La morale chrétienne ne prétend pas de dépouiller l’homme de ses passions, elle entreprend seulement de les régler. »
Rôle du spectateur dans l’usage : s’il est sage et intelligent, il en fera son profit ; s’il est ignorant et vicieux, il en sortira tout aussi bête qu’auparavant.
Il est spectacles plus vicieux que la comédie :
« S’il faut aujourd’hui détourner les yeux de toutes les choses vaines, il ne faut pas aller ni à la Cour, ni aux Cours, deux superbes spectacles, et des plus dangereux au compte de nos sévères censeurs. Il ne faut pas sortir de la maison et se montrer dans la rue, ou il faut, comme un Tartuffe tendre à la tentation, prendre un mouchoir à la main et baisser la vue à toute heure devant mille objets qui se présentent. »
Défense de la conduite des gens de théâtre :
« S’il se trouve dans la troupe quelques personnes qui ne vivent pas avec toute la régularité qu’on peut souhaiter, ce défaut ne rejaillit pas sur tout le corps, et c’est un défaut commun à tous les états et à toutes les familles. »
« La comédie est du nombre de ces choses dont l’institution a eu une fin louable, et qui sont bonnes au fond, quoique par accident elles puissent devenir mauvaises. »
Mais depuis Richelieu, la comédie s’est « un peu licenciée ». Raison : place accordée à l’amour.
« On veut de l’amour, et en quantité, et de toutes les manières ; il faut le traiter à fond, et dans la comédie on demande aujourd’hui beaucoup de bagatelles et peu de solide. Pour ce qui est de la tragédie, l’Hérode de M. Heinsius, l’un des poèmes les plus achevés, plairait peu à la cour et à la ville, parce qu’il est sans amour, et la Sophonisbe qui a de la tendresse pour Massinisse jusqu’à la mort (celle de Mairet), a été plus goûtée que celle (de Corneille) qui sacrifie cette tendresse à la gloire de sa patrie, quoique le fameux auteur du dernier de ces deux ouvrages l’ait traité avec toute la science qui lui est particulière, et qui lui a si bien appris à faire parler et les Carthaginois et les Grecs et les Romains comme ils devaient parler et mieux qu’ils ne parlaient en effet. »

u  Pierre de Villiers (Jésuite), Entretien sur les tragédies de ce temps, 1675, in-8.
Tout ce qu’on peut reprocher au théâtre vient de l’amour.
« Ceux qui se plaisent à ces livres (les romans vertueux) entrent insensiblement dans les sentiments des personnes dont ils lisent les aventures, et comme ils n’ont pas assez de force pour imiter leur vertu, tout le cœur se porte vers leur amour ; le moindre mal qui puisse arriver est de se remplir l’esprit de toutes ces vaines idées de tendresse qui nourrissent un esprit dans l’oisiveté et qui ne tardent guère à gâter les mœurs. La vertu même de ces amants fidèles sert à corrompre davantage les esprits. »
« le grand succès de l’Iphigénie a désabusé le public de l’erreur où il était, qu’une tragédie ne pouvait se soutenir sans un violent amour. »
« excepté quelques pièces qui sont toutes d’amour, les plus belles tragédies que nous ayons vues depuis trente années se sont soutenues par d’autres beautés que celle qu’on trouve dans cette passion. »
La Mort de Pompée, Rodogune, Andromaque, Nicomède, Héraclius, Cinna

u  Jean-Baptiste Thiers, curé de Champrond, Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être permis ou qui doivent être défendus aux chrétiens, Paris, 1686, in-12.
Condamnation qui embrasse aussi bien les spectacles sérieux et les bouffonneries des bateleurs.
Condamnation de l’opéra : « Ceux-là mêmes qui croient que la comédie, les farces et autres spectacles vains et profanes leur sont défendus, s’imaginent que celui-ci leur est permis. »
Province (en particulier dans les régions où il y a de nombreux nouveaux catholiques et des protestants) : condamnation repétée de la comédie par le clergé.
3 octobre 1684, 16 juin 1686 : l’évêque de Montpellier, M. de Pradel, interdit à deux reprises aux ecclésiastiques de son diocèse d’aller à la comédie, précisant que l’interdiction s’étend à l’opéra.

u  La Bruyère, la question de la comédie et du statut des comédiens :
« La condition des comédiens était infâme chez les Romains, et honorable chez les Grecs : qu’est-elle chez nous ? On pense d’eux comme les Romains, on vit avec eux comme les Grecs. » (Des jugements, 14)
« Quelle idée plus bizarre que de se représenter une foule de chrétiens de l’un et de l’autre sexe, qui se rassemblent à certains jours dans une salle pour y applaudir une troupe d’excommuniés, qui ne le sont que par le plaisir qu’ils leur donnent et qui est déjà payé d’avance ? Il me semble qu’il faudrait ou fermer les théâtres, ou prononcer moins sévèrement sur l’état des comédiens. » (De quelques usages, 21)

u  1689 : représentations d’Esther à Saint-Cyr.
Les rôles d’homme sont tenus par des jeunes filles, bien que d’ordinaire les travestis fussent jugés particulièrement répréhensibles.
Bossuet assiste à la première et sixième représentation ; présence de nombreux prélats.
François Hébert, lazariste, curé de Versailles puis évêque d’Agen, refuse malgré les demandes de Mme de Maintenon aux représentations :
« Vous n’ignorez pas, puisque vous êtes si exacts à assister à mes prônes, que je déclame souvent contre les spectacles, ce que je fais aussi dans nos assemblées des Dames de la Charité, lorsque l’occasion s’en présente, et il n’y a personne qui ne sache à la Cour que je suis très opposé à ces sortes de divertissements, que j’ai toujours été très fortement persuadé être absolument contraires à la piété et à l’esprit du christianisme. Si j’assiste à cette tragédie de Saint-Cyr, le peuple, qui m’a entendu si souvent prêcher contre les comédiens, n’auraient-ils pas sujet d’être très mal édifié de ma conduite ? Il ne distinguera pas cette pièce de celles qui sont représentées par les autres comédiens ; il se persuadera qu’il faut qu’il n’y ait pas de mal d’assister à ces sortes de spectacles, puisqu’on y aura vu m’y trouver, et on croira pour lors beaucoup plus à mes actions qu’à mes paroles, ou bien on aura sujet de dire que j’approuve par ma conduite ce que je condambe dans mes discours. » (Mémoires du curé de Versailles, François Hébert, Paris, 1927, p.122)
« Je vous dirai franchement que quelques courtisans m’ont avoué que la vue de ces jeunes demoiselles faisait de très vives impressions sur leurs cœurs ; que, sachant qu’elles étaient sages, ils en étaient incomparablement plus touchés que de la vue des comédiennes qui ne laissaient pas que d’être pour eux des occasions de chute, quoiqu’ils ne doutassent point que souvent elles étaient d’une vie très déréglée. »